Vacarme 86 / Cahier

conversation extrait / 3

par

Du beau milieu des forêts vierges, lit-on dans les journaux, surgissent aux yeux des voyageurs stupéfaits des édifices gigantesques. Ainsi surgissait face au cœur du brigand l’édifice né de l’exaltation de sa vie intérieure.
Robert Walser, Le Brigand.

L’éternel débat entre les avantages de la vie citadine relativement à la campagne et inversement perdait tout son sens dans cette région.

Il n’y avait pas de campagne ici, c’était une notion presque absurde — y avait-il même des jardins ? et la possibilité d’être en ville s’évanouissait parfois comme une brume.

Y avait-il des jardins ? réfléchit Joséphine en rassemblant machinalement des miettes sur la table, comme la lumière la chaleur déclinait, l’air se remplissait de moucherons en nuées verticales, la soirée tiède commençait à envelopper les convives de son velours.

— J’ai vu bien des merveilles, commença Joséphine. Elle s’interrompit. Heureusement personne n’avait pris garde à ses propos. La conversation avait mollement roulé sur les vacances à la mer relativement aux vacances à la montagne, des rires fusaient, le parfum écœurant des lotions anti-moustiques était monté d’un cran en intensité, c’était l’odeur du soir lorsqu’on était en société. Grillades, répulsifs, tabac, les effluves valsaient sur la terrasse en bois, tandis que la variété locale diffusée au-dessus de leurs têtes tentait de couvrir les multiples crépitements de la forêt en face, de l’autre côté du petit bras du fleuve. Le soir, ça crie là-bas, avait dit un jour José en désignant la Selve, c’est du moins ce qu’elle avait compris, elle ne sait pas quel mot il avait utilisé exactement pour évoquer les bruits qui montaient à la nuit tombée, elle s’était figuré ce cri et depuis elle dressait l’oreille au crépuscule mais cela ne lui parvenait qu’en sourdine à cause de la rumeur de la ville.

Elle aurait voulu participer à la conversation et elle fit un effort intense pour que surgissent de sa mémoire les sites remarquables où elle avait accompagné ses différents employeurs au cours de toutes ces années qui s’étaient fatalement accumulées comme une vie derrière elle, mais rien ne venait. De vagues perspectives flottaient dans un brouillard, les mots mer et montagne bataillaient faiblement, sans le moindre nom propre sur lequel prendre de l’élan.

Ne lui revint que le couloir du quatrième étage du bâtiment de l’hôpital San Juan Nepomucène où se trouvait le service de chirurgie orthopédique, avec ses hautes fenêtres à l’ouest où chatoyait la plus belle perspective sur le fleuve ceignant amoureusement la ville de Minos, flamboiement orange sur les eaux, bras alanguis, nuées jaunes, chevelure noire des frondaisons en contre-jour. Seuls les accidentés avaient droit à la jolie vue et sans doute que la plupart n’y prêtaient pas attention, tout à leurs douleurs, et la hauteur des fenêtres du couloir exigeant de hausser la tête, de se hisser, autant de mouvements dont ils n’étaient pas capables pendant leur séjour. Elle-même qui ne faisait que passer dans le service, avait-elle vu quelque chose ? Elle n’était pas grande, elle s’était soulevée un instant sur la pointe des pieds, elle vit briller le fleuve, se pencher le ciel indigo, ce fut tout. Elle ne pouvait que se fier aux propos de Michel l’infirmier qui lui avait dit en souriant qu’il s’agissait du meilleur point de vue de toute la ville, vision imprenable sur un des îlots du grand fleuve, pirogues légères glissant sur la lagune. Au fond, pensa Joséphine, elle n’avait pas de souvenir qui lui fût propre. Et toutes ces fatales années : enfuies.

— Écoutez, mon amie ! dit Javier Calderon en posant la main sur son bras, de la poésie locale traduite dans votre beau français :

M’a apporté le souffle d’air, le vent M’importune fort la tristesse Tristesse M’a apporté ver vermisseau ver l’air, le vent, l’air

Javier Calderon chantonna, les yeux clos, d’une voix bizarrement haute et fêlée, prenant une pose qui le fit ressembler plus que jamais à cet acteur italien, Ma-stro-ia-ni se souvint Joséphine. Fortunée avait commencé à glousser puis s’était tue, déconcertée, la main sur la bouche et fixant le serveur qui posait nonchalamment les desserts devant les convives, quelque chose de glacé qui fondait à toute allure.

Des chiens couchés sous les tables s’étiraient, humant la brise poissonneuse qui montait du fleuve avec le soir.

— All you see around les petites habitations des pauvres quartiers, expliquait Peet, et vous pensez : voilà des terrains vagues, oui ? avec, how do you say, des plantes folles, no no : en vérité voilà des jardins. Vous voyez, n’est-ce pas ? Cela grimpe comme des lianes, les patates douces, les ignames, les monstrueuses feuilles de taros, les géantes cucurbitacées, les haricots, ça monte ça monte, les palmes des bananiers, vous voyez, les avocatiers, voilà les jardins !
Joséphine acquiesça, elle se souvenait surtout des fleurs, comme par exemple ces capucines épaisses comme des galettes entrevues l’autre jour derrière un portail.

***

Et maintenant il restait perché là, à se nourrir de vrais fruits, d'œufs et d'un volatile de temps en temps.

De la ville, à travers les ramifications étaient visibles peut-être quelques toits, des fumées errantes. Le vent, lorsqu’il soufflait depuis le fleuve, en apportait les sons, clairs ou étouffés selon le moment du jour et la pression atmosphérique.

Zim Zim boum boum

Le jour était levé depuis quelques heures, beaucoup d’êtres s’assoupissaient, le ventre plein. La ville sonnait, comme il avait remarqué qu’elle le faisait au même moment de la matinée, après une certaine suite de jours, aujourd’hui pour la troisième fois depuis qu’il évoluait dans les alentours, faisant des circonvolutions à distance fixe des premières habitations, sans quasiment mettre un pied au sol. Était-ce à cause des oiseaux qu’il restait ainsi dans les branches ? Ce goût étrange qu’il avait pris aux oiseaux de cette espèce, qui se laissaient cueillir facilement comme des gros fruits tièdes, qu’il fallait fendre et dont le sang ensuite vous dégoulinait comme du jus jusque sur les pieds, il avait dû surmonter son dégoût pour le premier, jamais il n’avait mangé un animal cru, mais la faim l’avait laissé au bord de l’évanouissement et une force soudain avait agi à sa place pour exécuter tous les gestes qu’il fallait, la vie lui était comme revenue par les dents, dans cet effort énorme de la mâchoire pour déchiqueter, broyer. Il avait dû beaucoup cracher : des os minuscules, des plumes restées collées, des choses élastiques qui résistaient. Mais la vie lui était revenue. Il s’était endormi d’un coup et réveillé surpris de n’être pas tombé de sa branche. Et maintenant il restait perché là, à se nourrir de vrais fruits, d’œufs et d’un volatile de temps en temps. Le feuillage était si dense qu’il le protégeait de certaines pluies.

Zim zim boum boum boum

Une fois la ville à portée de vue il s’était arrêté. Il avait marché des semaines depuis les mines. Lorsqu’il avait senti qu’on ne le poursuivait plus, il avait pris un rythme plus lent, économisant ses forces, car que mangerait-il ? La marche en forêt était difficile, il revenait souvent sur ses pas, faisait de grands détours en raison de maint obstacle. Les bords de la rivière n’étaient pas toujours praticables et parfois il lui fallait plusieurs journées pour retrouver son cours. Et maintenant il restait là dans les branches comme un gros oiseau rouge, à regarder les toits entre les feuilles, comme si la ville lui avait ravi sa raison. Parfois il hurlait de rire, faisant s’envoler bruyamment tout le voisinage. Il regardait ses pieds rouges, ses jambes rouges, ses mains et ses bras rouges — le reste de son corps avait conservé sa belle couleur, bien que la peau fut blanchie par la sécheresse tout de même, avec presque des écailles. Oiseau, poisson, la mine lui avait ravi sa raison. Un fou pouvait-il entrer en ville ? À haute voix il posait toutes ces questions, le dos contre l’écorce, à cheval sur une branche, les pieds ballants. Des cris répondaient parfois, surtout la nuit. Nous les bêtes, demandait-il alors, pouvons-nous entrer comme cela dans la ville ? À quel moment du jour ? Et à quelle allure ? Au crépuscule, indiquaient les animaux, du soir ou du matin. D’un pas désinvolte, l’air de rien, comme un promeneur. D’un pas dont les chiens ne se méfient pas, là était le plus difficile. Il les entendait aboyer de temps en temps. Il entrerait dans la ville un matin de pluie torrentielle, où l’odeur de sa peur serait noyée.

Zim zim zim boum boum

Les gens dansaient-ils là-bas sur des places ? Y avait-il des femmes, dans cette ville, des femmes qu’on pouvait regarder dans les yeux ? Cette idée délirante à chaque fois qu’il s’y attardait transformait son corps, ah te voilà ! disait-il en regardant son sexe, cela ne facilitait pas l’entrée dans la ville, il n’allait pas y entrer comme un taureau tout de même, il se ferait lyncher tout de suite, cette question des femmes le gardait dans les branches encore un peu.