« Suis-je de droite ? »

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Si la route à gauche est barrée, cela veut-il dire qu’il faut tourner à droite ? Et si, en plus, on cherche le gilet jaune pour sortir sans se faire écraser, comment faire pour avancer ? Restent l’introspection ou alors l’exploration du paysage : la France périurbaine, les banlieues, la périphérie, les ronds-points ; reste à scruter cette spatialisation aussi bien dynamique que stérilisante, à la construction de laquelle les prises de position d’un Christophe Guilluy participent, parce qu’elle est symptomatique d’un certain rapport engagé de la conviction à la science, cette conviction qui tient en dépit de tous les orages, de la pluie qui tombe en plus quand on doit changer la roue.

La tuile. La grosse, grosse tuile. Être de droite. Y a-t-il pire qualificatif pour celui et celle qui se vit de gauche ? C’est comme une maladie qu’on attrape : cela peut arriver n’importe quand, à tout âge, d’un coup d’un seul, ou alors par glissement progressif. Mais ce glissement lui-même peut avoir un tempo plus ou moins rapide, un rythme plus ou moins régulier. La forme même du mal n’est pas circonscrite : on peut parler d’une fièvre passagère ou bien d’une affection aux séquelles durables, plus ou moins invalidantes. Ou alors le mal peut être carrément incurable, la tumeur fatale, le corps métastasé juqu’à la mort. Les moyens de prévention de ce mal terrible sont d’autant plus incertains que les facteurs sont infinis : un séjour scolaire à Londres, un sentiment d’échec répété dans son métier, un·e professeur charismatique, une agression en bas de chez soi, une faillite, un succès. Oui, les contingences sont multiples et le hasard fait son œuvre. Il y a surtout l’événement totalement imprévisible, la catastrophe ultime : une rencontre amoureuse. Heureusement, le plus souvent l’entre-soi en prémunit, mais il faut s’y résoudre : on n’est sûr de rien. Grâce aux progrès de la science, on commence à repérer quelques constantes néanmoins. La prévalence est de fait très inégale. Rien de plus efficace pour être protégé que de rester entouré de son camp. Il est très clair qu’on n’a pas fait mieux comme politique de réduction des risques que les groupes de pairs qui assurent un contrôle technique et qualité régulier.

Cela s’avère plus délicat néanmoins quand on est né dans une famille de droite. On est en effet plus fortement exposé à un retour au bercail l’âge avançant — si l’on fait encore un peu confiance à quelques chiffres, cela devrait faire du monde, à l’avenir, étant donné l’état des forces des familles de gauche depuis longtemps ! On se console, bien sûr, en se disant que le chemin inverse n’est pas totalement exclu, tant la droite est une alliée de taille pour la gauche. Les occasions pullulent de passer de droite à gauche — la fraude fiscale des plus aisés, un licenciement dit « économique », les violences policières iniques, un·e médecin de l’hôpital public qui sauve la vie, la surveillance généralisée, un colis livré par un joli postier… Certes donc, les transfusions de droite à gauche existent aussi, rappelant heureusement qu’aucune détermination n’est absolue. Mais c’est loin d’être la règle et les exceptions n’en sont que plus admirables, leur ferveur puissante. Pour celles et ceux qui sont tombé·e·s dedans dès l’enfance, dans la gauche, il en va différemment : leurs défenses immunitaires sont d’autant plus solides que s’y conjuguent connaissance assurée du sens du mot « gauche » et force d’âme — ce qui n’est pas sans susciter force admiration aussi, car ils n’ont peur de rien, et pas même de n’être que quelques-uns.

N’être que quelques-uns n’est pas un problème en soi, car le temps donnera raison. L’histoire est en marche et il y a d’excellentes raisons de ne pas en dévier : avant de devenir la norme majoritaire, il y a la longue traversée minoritaire et les défaites. L’épopée des révoltes passées qui ont fini par triompher sert un peu à cela et, si on ne se bat plus, on sait bien qu’on n’aura jamais rien. Victor Hugo l’écrivait déjà même alors qu’il n’était pas encore un foudre du combat contre la misère : « le roi ne lâche que quand le peuple arrache. » (Notre-Dame de Paris. 1482). Certes, les choses sont un peu différentes quand il s’agit le plus souvent de se mobiliser, non pour obtenir plus comme avant, mais pour ne pas avoir moins. On fait front donc, on s’engage, on converge, on lutte. Il y a aussi des petits miracles. De quelques-uns, on se regonfle d’être de la majorité quand, par exemple, sondages après sondages, on lit que le soutien aux « gilets jaunes » est majoritaire — et on ne s’embarrasse pas, dans ce cas, de la critique fine et acérée des sondages, car tout est bon dans le cochon ! Tout dépend du point de vue et une analyse plate des résultats aux élections présidentielles permettait tout de même d’être assez lucide sur l’assise plus que limitée du pouvoir de Macron : huit Français sur dix n’ont pas voté pour lui au premier tour. Pourtant, on le sait depuis la cour d’école : un adversaire commun, cela ne garantit pas luxe, calme et unité, pour la gauche, dont les partisans hésitent rarement à partir en croisade.

Il reste enfin celles et ceux qui, plutôt que de se demander comment avoir raison, s’inquiètent toujours d’avoir tort.

Cela reste par ailleurs un mystère : pourquoi a-t-on autant de mal à se débarrasser de cette figure du magistère aristocratique qui constitue a priori tout ce que la gauche déteste ? Il est vrai qu’on préfère toujours être du côté du bon, du gentil, du juste. Au demeurant, les preux chevaliers se rassemblent dans deux ordres concurrents ; leurs duels ont pour horizon l’hégémonie culturelle sur ce qu’est ou doit être la gauche, chaque belligérant se considérant en butte à une « pensée unique ». D’un côté, nous avons les chevaliers noirs (Jean-Claude Michéa, Michel Onfray) qui hurlent dans le désert sur toutes les antennes qu’on ne les écoute pas et qui appellent au réveil urgent de la gauche afin d’éviter l’enterrement de première classe, ne renonçant devant aucune compromission en déversant leurs idées jusque dans Valeurs actuelles ; ils ne décolèrent pas contre les chevaliers blancs irresponsables, immaculés et irrésistiblement dans le vent (Raphaël Glucksmann, Edwy Plenel) qui, en retour, sabre au clair, ne cessent de rappeler qu’ils affrontent un adversaire surarmé, aux commandes d’à peu près toutes les institutions et qu’il convient de livrer bataille pied à pied contre ces usurpateurs bileux, rétrogrades et tout de dépit, qui dénaturent la gauche et sont passés à droite.

Il reste enfin les demi-portions, les faibles, celles et ceux qui s’excusent de demander pardon, celles et ceux qui, plutôt que de se demander comment avoir raison, s’inquiètent toujours d’avoir tort. Oui, c’est faible et c’est mal, car être paumé·e, c’est déjà avoir quitté la rive. C’est prendre le risque d’être à l’arrêt, de devenir une proie pour l’adversaire et ce n’est pas bon pour le collectif. Cette espèce fait mal à la gauche, car ce sont des cibles de choix pour la droite qui les guette et se repaît de ses prises. En cela, ils sont une menace sourde, des dangers ambulants, les opérateurs permanents de la fracture. Qui veut discuter avec celles et ceux qui peuvent à tout moment déserter la gauche, basculer à droite ? Faut-il parler de bascule par ailleurs ? Toutes ces personnes sont de droite depuis le début et c’est tout ! Ce n’est donc pas d’une évolution qu’il s’agit, mais d’une révélation — au sens photographique du terme. Ce sont des traîtres, des mous du bulbe incapables d’avoir une pensée consistante, la pire espèce, et il faut les liquider — qu’on soit de droite ou de gauche, on s’accorde sur ce point. La traque ne doit jamais cesser, et peu importe que les têtes tombent.

Souvent, cela commence par un rappel à l’ordre. Quelques phrases couchées dans un courriel, un paragraphe dans un texte, des propos dans une réunion militante, syndicale, amicale, une attitude dans une manifestation. La sanction tombe comme un couperet : « Ça y est, tu es de droite ! » Dans un premier temps en général, on se cabre, on conteste. Mais le coup a porté. Pour peu que, quelques mois plus tard, cela se reproduise, l’affaire se corse. Ce n’est plus seulement de l’extérieur mais de l’intérieur même qu’on s’interroge : « suis-je de droite ? ». Une fois assénée, la formule obsède. Nous l’illustrerons à partir d’un cas, symptomatique à bien des égards : ce n’est pas la moindre des mises en abyme que les gauches se fracturent sur ce qui fait division dans la société tant le combat contre les inégalités a été son terreau. Ainsi, le sort réservé aux travaux de Christophe Guilluy peut servir de thermomètre. Auteur d’un Atlas des fractures françaises en 2000, il n’a jamais caché son ancrage dans la vulgate marxiste de la lutte des classes [1]. Il fait l’objet pourtant de critiques cinglantes depuis le début des années 2010 et la publication de son livre Fractures françaises, en particulier de la part de chercheurs et chercheuses marqués à gauche. La question est donc la suivante : est-on de droite si on ne le voue pas aux gémonies ?

Il est évident que Guilluy n’a pas la rigueur avec lui et dit bien souvent n’importe quoi, depuis plusieurs années maintenant. Son constat est le suivant : les banlieues des grandes métropoles concentrent, certes, une grande pauvreté, mais elles offrent aussi de nombreuses opportunités par leur situation géographique. À rebours d’une vision les rabattant sur des ghettos, il fait valoir leurs atouts nombreux — en particulier, la proximité d’un dense bassin d’emplois. Cela lui permet, en miroir, d’insister sur les difficultés, l’éloignement et la combinaison de fragilités spécifiques auxquelles sont exposés les habitants de cette France qu’il nomme « périphérique ». Et que d’autres nomment France des « ploucs-émissaires ». Or, il y a un consensus pour démontrer à quel point cette analyse opposant une France des métropoles, dynamique, attractive, captant les richesses, à une France des oubliés ignorée des politiques publiques, ne tient pas. Les arguments se bousculent et sont régulièrement développés par des géographes, sociologues, économistes dans des tribunes en réaction à la large couverture médiatique dont bénéficient les travaux de Guilluy [2]. Ils mettent en avant notamment le fait même que la notion de « France périphérique » amalgame des configurations incomparables — la Drôme et la Meuse, ce n’est pas pareil ! De même, il suffit de rappeler qu’un département comme le Cher a plus d’enseignants, de médecins, de magistrats, de députés et sénateurs rapportés à sa population que la Seine-Saint-Denis. On pourrait multiplier les critiques sur l’inconsistance de l’argumentation de Guilluy. Une dernière toutefois est de taille : aujourd’hui, les inégalités sont partout, sont de plus en plus complexes, notamment parce que personne n’échappe aux mobilités et circule d’un territoire à l’autre — les liens priment sur les lieux. Par son tableau caricatural, Guilluy noircit le tableau des territoires dont il se fait le héraut et enjolive la situation de ceux qu’il veut remettre à leur place. Au fond, il s’agit d’une lecture réactionnaire qui réactive de vieilles dichotomies qui n’ont plus cours. À peu de chose près, ce n’est que la reprise, mise à jour, d’une vision de la France où Paris domine le « désert français » soumis à l’horrible « centralisation jacobine » — comme toujours les Jacobins ont bon dos. Quoi qu’il en soit, à l’horizon, la pertinence des politiques publiques à mettre en œuvre se retrouve invalidée par le simple fait qu’elles sont fondées sur un diagnostic erroné rêvant des clientèles imaginaires — les ruraux, les périurbains… Les chercheurs et chercheuses le répètent donc à cor et à cri : il n’y a pas de controverse sur ces sujets ! Il faut sortir de cette grille de lecture qui fait plus de mal qu’elle n’apporte de réponses aux injustices. Si l’on ajoute que Guilluy en vient à mettre en concurrence des malheurs — c’est là tout le sens de l’utilisation de la notion d’« insécurité culturelle » —, il paraît clair que tout est à jeter aux orties et qu’une personne sincèrement de gauche doit le condamner sans réserve tant ces approximations sont dangereuses. Pour cause : celle-ci doit travailler à unir les différentes fractions des classes populaires et non à les monter les unes contre les autres. De ce point de vue, Guilluy est intenable tant sa notion de « France périphérique », sous l’apparence de maintenir les clivages de classes, y substitue à l’avenant un clivage entre « nationaux » et « immigrés » dont on n’entend pas qu’il puisse d’aucune manière être de gauche.

Le mouvement des « gilets jaunes » est venu cependant réveiller la querelle. Guilluy y a vu l’illustration de ses thèses. Les articles ont fleuri pour le démentir. On a pu lire ainsi qu’on ne pouvait « pas faire des occupants (des ronds-points) les hérauts de la « France périphérique ». Car leur(s) France(s) n’est pas marquée par la plus grande précarité. » (Michel Lussault, AOC). Ou bien encore qu’opposer « territoires « gagnants » et espaces « abandonnés » permet peut-être de fournir quelques clés de lecture rassurantes — et aussi de réduire le nombre de ceux qui méritent d’être aidés [sans que cela pourtant n’ait] jamais réglé leurs problèmes. » (Aurélien Delpirou, La vie des idées). Il a été écrit également qu’« il était vain de chercher une explication géographique ultime à la crise des « gilets jaunes », tout comme au mal-être social » et qu’il convenait plutôt de ne pas négliger « la réalité quotidienne des dépenses contraintes des ménages » et ainsi de ne pas ignorer « le poids des représentations sociales de l’inégalité ». (Samuel Depraz, AOC). Le problème, c’est que toutes ces remarques ne contredisent pas fondamentalement ce que Guilluy a cherché à faire entendre depuis le début.

Il s’agit de réfléchir à des savoirs qui arment très exactement les classes dominées pour qu’elles se transforment en force politique capable d’opérer un réel changement.

L’idée de « France contrainte des gilets jaunes » vient redoubler ce que Guilluy a voulu signifier lorsqu’il a élaboré un indice des fragilités qui lui a servi en particulier à soutenir, ce qu’aucun chercheur ne conteste, que les problèmes sociaux sont massifs dans ces territoires hors des bassins d’emploi métropolitain [3] : un plan social à La Souterraine dans la Creuse n’a pas le même impact qu’à Paris et dans sa banlieue. Par ailleurs, s’il est incontestable que la rhétorique de Guilluy n’est pas toujours, loin s’en faut, indemne d’une forme de stigmatisation des populations de banlieues pauvres, il est difficile de ne pas le suivre dans la dénonciation des effets de la mondialisation dans la recomposition des territoires. Une bonne partie de ses propos peut apparaître sur bien des points comme congruents avec la géographie radicale incarnée par David Harvey qui a montré, à travers le concept de spatial fix, combien la dynamique du capitalisme repose sur un mode de production de l’espace structurellement inégalitaire [4]. De ce point de vue, tous ces travaux viennent, sur des registres très différents, rappeler combien il est devenu difficile d’être marxiste sans être un peu géographe. La géographie critique qui démystifie le trompe-l’œil de la mixité sociale et du multiculturalisme urbains résonne ainsi, pour partie seulement mais pour partie malgré tout, avec la thématique portée par Guilluy de la relégation et de l’exclusion d’une partie des classes populaires hors des villes-centres. Par ailleurs, si on peut bien s’engager dans le même temps dans une disqualification des discours politiques du mérite, il est acrobatique de ne pas se préoccuper de celles et ceux qui, dans les faits et partout, ne déméritent pas — la question étant peut-être, plutôt que de liquider le mérite (ce que même Bourdieu n’a jamais fait), de rappeler que personne n’est logé à la même enseigne. Enfin, s’il est incontestable que ce ne sont pas les plus pauvres et précaires qui ont porté les « gilets jaunes », est-ce une raison suffisante pour discréditer leurs revendications ? Car on se retrouve dès lors à hiérarchiser les précarités, ce qui ne semble pas tout à fait à la hauteur de la gauche. Va-t-on interdire aux infirmier·ères, chauffeurs·euses routiers·ères, employé·e·s de la grande distribution de demander à avoir plus ?

Trois réserves persistent. Tout d’abord, on l’a dit, cette notion de France périphérique, ça ne sent vraiment pas bon. C’est plus que problématique et il n’y a rien à défendre sur ce point. On peut néanmoins lui faire crédit d’une chose : par son sens de la polémique, Guilluy a permis de faire émerger dans la sphère publique des évolutions déjà parfaitement repérées par les spécialistes, mais qui ne s’étaient jamais vraiment imposées dans les débats. Il a en particulier assimilé les travaux de Jean-Noël Retière sur le capital d’autochtonie, thématisant l’importance des sociabilités populaires locales que les désindustrialisations successives ont déstructurées, accentuant ainsi les processus de désaffiliation. À ce titre, il n’a jamais abandonné la question sociale et, s’il l’a nourrie d’ingrédients spécieux, il reste a minima qu’on peut se retrouver sur des points d’importance qui ne laissent pas indifférents, à savoir une contestation sans concession des dominations à l’œuvre dans la production urbaine. À tout le moins il est difficile de tout balayer d’un revers de main, ne serait-ce que parce qu’être capable de pressentiment, ce n’est pas tout à fait rien et on doit en tenir compte.

Il reste un autre problème profond. Guilluy n’échappe pas au spatialisme, c’est-à-dire à un déterminisme de l’espace sur les activités sociales. C’est là un piège redoutable qui mine la robustesse de la démonstration. On se demande jusqu’à quel point, toutefois, les géographes qui n’ont de cesse d’y échapper proposent une solution tout à fait différente lorsqu’ils entendent supplanter la notion de « France périphérique » par celle de « France des marges ». Sans conteste, il y a un gain conceptuel, car le modèle à l’œuvre ne repose pas sur l’espace : ce qu’il entend penser, ce sont les mises à l’écart d’une partie de la population. Cela permet d’appréhender différents types d’espaces géographiques sans les considérer en soi comme des périphéries. Il y a là bien sûr un raffinement qui garantit une description beaucoup plus affûtée du réel. Pourtant, en dernier lieu, les territoires apparaissent dans l’analyse comme les « révélateurs » d’inégalités. Si cela n’aboutit pas à du déterminisme, cela n’annule pas absolument la dimension socialement productive du territoire, sauf à renier tout ce qui définit la démarche géographique et à faire de l’espace une surface lisse et transparente. Guilluy, de manière bancale, a bien cela en tête lorsqu’il fabrique la catégorie attrape-tout de « France périphérique ». Autrement dit, si celle-ci est certes inepte en dernière instance, elle est très opératoire au premier chef parce qu’elle est très plastique et donne des prises rapides. Il est assez troublant de voir combien le souci d’exactitude peut être invoqué à géométrie très variable, si l’on songe par exemple à la manière dont on peut défendre dans le même temps la nécessité stratégique de ne pas finasser — les slogans ont cette fonction ! — et tomber à bras raccourcis sur d’autres sujets considérés comme inconvenants. C’est ainsi qu’Éric Fassin, qui a pu participer à la mise au pilori des travaux de Guilluy [5], a dénoncé fermement « la molle lâcheté politique » de ceux qui refusent de nommer fasciste notre époque, sous le prétexte d’une « rigueur intellectuelle scrupuleuse » (Mediapart, 29 juin 2018). Que l’impératif d’exactitude soit utilisé quand il affermit des positions et non plus quand il dérange, cela peut rendre fou et devient contre-productif. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il n’est pas simple de renoncer à la rigueur scientifique, car on en connaît aussi les effets délétères.

Une ultime réserve en outre peut être apportée. Les politiques publiques qui peuvent découler de l’argumentation de Guilluy ne se traduiront par aucune amélioration concrète car la représentation du territoire qu’elle charrie manque les vrais enjeux. À l’appui d’une telle considération s’énonce l’idée que la justesse scientifique engendrerait des politiques de justice. Il y a dans cette position une sincérité qu’il est bien difficile de contrecarrer. Toutefois, s’il suffisait d’avoir de la bonne recherche pour avoir une bonne politique, ça se saurait. S’il est indispensable de travailler à la critique des effets d’une politique, le pas qui conduit à en déduire ce qu’il convient de faire n’a rien d’automatique et est peut-être même un piège redoutable pour les chercheurs et les chercheuses. Non pas qu’il faille maintenir une grande séparation entre les pouvoirs et la science — attendre que les sciences se mettent d’accord pour que le pouvoir prenne une décision a fait assez de dégâts comme cela. Bien au contraire, il s’agit de réfléchir à des savoirs qui arment très exactement les classes dominées pour qu’elles se transforment en force politique capable d’opérer un réel changement. Or, il est assez saisissant de voir combien justement les thèses de Guilluy ont été un sacré instrument, ces derniers temps, et s’il est évidemment inconsidéré de les tenir pour responsables et à la source d’un mouvement qu’on n’attendait plus, la puissance balistique du schématisme et du réductionnisme a réussi là où les gauches savantes n’étaient guère parvenues à stimuler la mobilisation — les géographes le reconnaissent eux-mêmes, qui s’insurgent des prophéties autoréalisatrices qu’occasionnent son travail. C’est là tout le problème des théorisations de David Harvey et des critiques validées du système spatial du capital qui n’auront jamais cette qualité, car elles n’offrent pas de signifiant permettant d’embrayer la contre-attaque — soyons bon joueur, c’est le cas aussi de tout ce que nous racontons ici-même ! Il faut bien admettre que l’on peut être sur un même sujet en désaccord complet et y trouver de l’intérêt.

Notre devenir de hamster pédalant dans sa cage ne fait peut-être pas rêver, mais, s’il est rassurant de se dire qu’en s’arcboutant sur ses convictions et croyances, on reste fidèle au moins à quelque chose dans son existence, il n’est pas exclu qu’on rate ce qui en définitive séparera toujours la gauche de la droite : la déchirure est de nature à gauche, quand, à droite, s’entretient la puissance des certitudes, tout simplement parce qu’elle se satisfait de l’ordre des choses, puisque cet ordre de chose va de soi. En somme, patiner vaudra toujours mieux que se fossiliser. Aussi, même, peut-être pour s’en sortir, faut-il se consacrer un peu moins à afficher toutes les failles du voisin — reconnaissons qu’il va être difficile d’arrêter — pour mieux, sans honte et publiquement, continuer à mouliner — cela n’a jamais interdit des lendemains qui chantent. C’est au fond à un autre type de mise en cause qu’il convient de passer, celui par exemple qui se fabrique dans la dynamique des controverses, où des groupes rendent visible la manière dont ils sont affectés et alimentent ainsi la démocratisation des preuves. Cela n’empêchera pas que l’étiologie soit artificielle comme les historiens le savent bien, eux qui n’ont de cesse de rappeler la pauvreté des explications causales massues dans les processus politiques. Mais on ne voit guère à gauche d’autres outils : tricoter des chaînes de causalité permet l’échafaudage temporaire de réquisitoires contre l’ordre injuste des choses.

Dans un dernier mouvement, il faut considérer aussi, avec Dionys Mascolo, qu’au fond la distinction gauche-droite ne sert « qu’à distinguer entre eux des bourgeois ». Cela ne fait aucun doute : il manquera toujours, aux hommes et femmes de gauche, la révolution. Il est vrai que l’on se sent conservateur à bien des égards — j’aimerais bien conserver ce paysage d’oliviers, ce tableau de Rogier van der Weyden, ce souvenir de promenade et bien d’autres choses encore. J’ai toujours trouvé suspect ceux qui cherchent à tout prix le changement pour le changement et je me suis toujours dit que les vrais révolutionnaires ne choisissaient jamais de faire la révolution — ils y sont poussés. Ah mais alors, je suis de droite donc ?

Notes

[1Cf. son entretien « Lutte de places » dans Vacarme, n° 42, hiver 2008, chantier « La France pavillonnaire ».

[2Nous pouvons ainsi renvoyer aux travaux publiés par le collectif animant le site « Métropolitiques » (voir leur appel dans Libération, 12 octobre 2018), mais aussi à ceux de Daniel Béhar, Éric Charmes, Cécile Gintrac, Sarah Mekdjian… Le géographe Jacques Lévy les critique aussi fortement, mais depuis un spectre politique opposé.

[3Il suffit d’avoir lu l’enquête sublime de Nicolas Renahy, Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2005.

[4Pour une introduction, voir David Harvey, Géographie de la domination. Capitalisme et production de l’espace, Éditions Amsterdam, 2018.

[5Voir Cette France-là, Xénophobie d’en haut. Le choix d’une droite éhontée, La Découverte, 2012, le chapitre 6 en particulier.