Vacarme 86 / Cahier

bienvenue in Trumplandia

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bienvenue in Trumplandia

Donald Trump est président des États-Unis depuis deux ans. Il fait les beaux jours des humoristes, mais pendant ce temps il y a tous ceux et celles qui le subissent. S’il n’est pas dit que ce soient les citoyens états‑uniens qui en souffrent le plus, ce sont bien eux qui se le coltinent au quotidien avec sa présence saturante. Pour y faire face, l’ascèse d’un exercice de style par mois est une solution parmi d’autres. Nous publions les extraits d’un journal en cours — tout à la fois écrit et photographique — sans savoir si le pire est passé ou encore à venir.

20 janvier 2017 / no 1 / Tailleur pour dames à Trumplandia

11 octobre 2016 au 8 janvier 2017 : exposition Yves Saint-Laurent à Seattle ; 8 novembre 2016 : élection du 45e président des États-Unis ; 20 octobre 2016 : création du mouvement « Pantsuit nation ».

« J’ai encore sommeil !… c’est stupide !… Il est prouvé que c’est toujours au moment de se lever qu’on a le plus envie de dormir. Donc l’homme devrait attendre qu’il se lève pour se coucher ! »
Feydeau, Tailleur pour dames

Il y a peu nous avons vécu un moment extraordinaire, entendez « extraordinaire » dans son sens étymologique « qui sort de l’ordinaire ». Un événement qui aura duré un certain temps, plongeant la ville dans les affres de l’introspection : qu’étions-nous, qui sommes-nous ? Sommes-nous autres ? Deviendrons-nous ce que nous sommes ? Ici donc, nous avons vécu ce qui, jusqu’il y a peu, paraissait impossible, impensable. Était-ce un songe ? Allons-nous nous réveiller et découvrir la triste réalité ? Un monde gris où rien n’aurait changé. Un monde gris perle, perles de la pluie qui ruisselle. Ici donc, nous avons fait un rêve et rêvé à une métamorphose, à un monde en noir. On murmure même qu’il n’y aurait pas « un noir, mais des noirs ». On en aurait fini avec la couleur. Ici, pendant deux mois, on a pu croire que Seattle était devenue capitale « des noirs ». Certains s’affolent, c’est comme ça, d’autres jubilent, heureusement, d’autres, plus circonspects, questionnent : mais enfin de quels noirs parle-t-on ?

Ceux d’Yves, monsieur, ceux d’Yves Saint-Laurent. Et cet événement extraordinaire ? Yves Saint-Laurent dans un musée, à Seattle, monsieur. Un miracle, monsieur. Le miracle de la mode à Seattle. La mode à Seattle ? En ces temps ? Événement extraordinaire dites-vous ? Oui, monsieur. C’est que vous ne vivez pas ici. Vous ne pouvez pas savoir. Une exposition sur la mode à Seattle, ce n’est pas une révolte monsieur, c’est une révolution, monsieur. Une révolution ? Oui monsieur, une révolution, celle du tailleur pantalon. Mais enfin, en ces temps, vraiment, le tailleur pantalon ferait question ? Oui, monsieur, assurément. Le tailleur pantalon, celui d’Yves, peut-être nous aurait-il menés là où nous voulions aller. Vers la modernité, quand vestiaire de l’homme et de la femme se confondent, ne font qu’un. Mais le tailleur pantalon d’Yves, audacieux, inventif, nouveau, visionnaire. Pas le tailleur pantalon que nous avons vu, uni toujours, lisse, coupe droite, lignes géométriques, criard un jour, terne le lendemain, jamais en prise avec le monde. Même pas vraiment féminin, d’un autre temps, d’une autre époque. Un tailleur pantalon du système comme on dit, sourd aux exigences, aux urgences. Ce tailleur-là, d’ailleurs, il n’a fait rêver personne. Et puis l’exposition Yves Saint-Laurent s’en est allée ; et nous voilà ici, revenus au monde gris perle, perles de la pluie qui ruisselle. La révolution du tailleur pantalon s’est éteinte, le miracle de la mode à Seattle, un simple mirage, « les noirs d’Yves » dilués, laissant une traînée délavée et grisâtre sur le pavé. Et aujourd’hui il pleure dans mon coeur, comme il pleut sur la ville, quelle est cette langueur qui pénètre mon coeur ? Langueur de la longueur. Quatre ans. C’est long quatre ans. Quatre années pendant lesquelles nous porterons le tailleur pour dames, ce reliquat des temps passés, mode du siècle passé. Un retour en arrière. Une longue hibernation. Une interminable journée de la jupe.

Aujourd’hui vendredi 20 janvier 2017, je vais attendre de me lever pour me coucher et rêver un peu en attendant que ça passe.

Lycée francais de La Nouvelle-Orléans, holiday fair, New Orleans, Louisiana, décembre 2018.
Photo Scott M. X. Turner

20 août 2018 / no 8 / All you can eat in Trumplandia

Janvier-août 2017 : dix renvois ou départs de l’équipe Trump en sept mois.

« — Je me permets de vous recommander le canard à la rouennaise.
— Voyons, voyons. Ah le canard à la rouennaise, le rôti de sanglier au vélours. Au vélours ?
— Au velours, au velours.
— Ah oui le rôti de sanglier au velours, le lapin à la cabriole. Ouh la cabriole !
— Alors ça je ne le recommanderais pas.
— Le lapin, vous ne le recommandez pas ? »
Jacques Besnard, Le Grand restaurant.

Le serveur : Ce soir, monsieur, c’est buffet à volonté, monsieur. Tout ce que vous voudrez.
Le client : Vous voulez dire qu’il n’y a pas de plat du jour ? Pas de carte ? Pas de menu ?
Le serveur : Non monsieur. Ce soir, la maison vous offre une sélection de ses plus grands mets, monsieur.
Le client : Mais enfin je viens manger tous les 20 du mois et ce depuis des années et je n’ai jamais connu de buffet à volonté dans cette maison.
Le serveur : C’est que monsieur, les choses changent. Le nouveau propriétaire de la maison aime les surprises.
Le client : Des surprises, dans cette maison ? Une si vieille maison ! Que va-t-on dire ?
Le serveur : Ma foi que le nouveau propriétaire en est le responsable.
Le client : Et depuis quand ce nouveau propriétaire bouleverse-t-il ainsi l’ordre des choses ?
Le serveur : Depuis huit mois, monsieur.
Le client : Mais il me semble tout de même que cette histoire de buffet est tout à fait récente.
Le serveur : Absolument, monsieur, c’est que le mois d’août présente un panel de ce que le nouveau propriétaire sait faire. Un florilège de ses talents véritablement.
Le client : Le prix de ce buffet à volonté ?
Le serveur : 19,99.
Le client : 19,99 ?
Le serveur : Oui, monsieur.
Le client : 19,99 dans cette maison ?
Le serveur : Oui monsieur.
Le client : Mais ne me dites pas que l’on peut faire la même cuisine pour 19,99 !
Le serveur : Ah je ne dis pas ça, monsieur. Le buffet à volonté des plus grands mets de la maison pour 19,99, évidemment, c’est tout à fait impossible. Nous sommes bien obligés d’utiliser les ingrédients les plus bas, les plus vulgaires, les plus vils. Des méthodes de cuisson à l’étouffée pour une cuisine tout simplement grossière, épaisse qui n’hésite pas à en rajouter toujours plus, jusqu’à l’écoeurement, voire l’indigestion.
Le client : Vous ne mâchez pas vos mots, dites-moi. Le propriétaire ne vous en saura pas gré ?
Le serveur : C’est mon dernier soir, monsieur.
Le client : Je vois. Les langues se délient.
Le serveur : C’est cela.
Le client : Vous êtes le seul à partir ?
Le serveur : Monsieur rêve ! Nous avons perdu l’ensemble de notre personnel à la nomination du nouveau propriétaire et depuis les départs sont quasi quotidiens.
Le client : En cuisine également ?
Le serveur : Ah oui, monsieur, c’est même pire. Surtout en ce mois d’août. Le nouveau propriétaire s’est déchaîné.
Le client : Comment ? Déchaîné ?
Le serveur : Mais oui, déchaîné, monsieur. On ne peut plus suivre la cadence, tous les jours, une nouvelle recette monsieur, les commis sont exténués, trop, c’est trop. Alors vous comprenez, le buffet en plus, tout sur la même assiette, entrées, plats, desserts, des plâtrées offertes jusqu’à épuisement des papilles, et ça dégouline, et les fromages suintent, et les viandes sont avariées, et les vins frelatés, et les légumes abîmés, et les fruits cognés. C’est abject voilà tout. C’est la mort de la cuisine moderne. C’est fini monsieur, en tout cas dans cette maison, c’est fini.
Le client :
Le serveur : Bonne continuation, monsieur.

Aujourd’hui lundi 20 août 2017, en raison des nausées estivales, vous me donnerez un radis, monsieur, et si j’ai encore une autre petite faim-faim un yaourt en attendant que ça passe.

Battery Tunnel, Seattle, Washington, juin 2017.
Photo Scott M. X. Turner

20 décembre 2017 / no 12 / Stupeurs et tremblements à Trumplandia

« L’espoir a cela de commun avec l’opium,
que lorsqu’on se réveille on n’est que plus abattu et plus triste. »
Alexandre Dumas, Fernande.

On parle de phase d’invasion lorsqu’on en fait le diagnostic. Le corps, alors transi, est secoué par des frissons que l’on ne peut contrôler. Puis viennent les malaises, la tête tourne, une sensation oppressante incontrôlable, suivie d’une fièvre brutale qui cloue au lit. C’est alors que les douleurs musculaires commencent et affaiblissent la machine humaine jusqu’à épuisement. Enfin les maux de tête, comme des coups de marteaux sur la boîte crânienne, achèvent ce corps pourtant bien huilé, maintenant en proie à des convulsions qui le distordent. On ne se ressemble plus.

Puis vient la seconde phase.

Alors que le malade pensait naïvement que cette phase d’invasion serait passagère, qu’on en aurait vite fini, que cela ne pouvait être pire, que cela ne pouvait continuer ainsi, que c’était certain, qu’on était au pic de la maladie ; la seconde phase est bien au-delà de l’imagination, mais le corps ne le sait pas, il veut espérer, il veut croire que c’est temporaire, il s’est persuadé que ce virus ne serait pas résistant, qu’il disparaîtrait comme il est apparu. Puis quand l’espoir, ce vilain miroir déformant, s’empare du corps, il cherche des signes, il analyse le hasard, il voit des symboles, il semble déchiffrer le monde, il en est convaincu, cela va s’arrêter. Et tandis que le miroir modifie de tous ses reflets la réalité, la seconde phase frappe, plus laide encore que la première.

Elle commence par une accélération du rythme cardiaque, peut-être sous l’effet d’une prise de conscience fatale : cela ne s’arrêtera donc pas ! Ensuite, on est pris d’une grande fatigue, d’un abattement général, certains se réfugient alors dans le sommeil, pour tenter de contrecarrer la grande fatigue. Dehors, Noël bat son plein et son cortège de plaisirs de la bouche, pourtant celui qui est infecté n’a plus le goût de rien, c’est qu’il est tout entier rongé de l’intérieur et les symptômes redoublent. Il voudrait parler, il voudrait participer au monde, il voudrait dire que l’on doit faire corps, mais aucun son ne sort de sa bouche asséchée, il a des difficultés à parler, sa voix est voilée, un sifflement se fait maintenant entendre et c’est tout son être qui se met en branle lorsque les brûlures au thorax lui déchirent la poitrine. Ce n’est plus que par des onomatopées entrecoupées de quintes de toux que le malade s’exprime. Les mots lui manquent, il ne sait plus quoi dire. Enfin, le monde extérieur l’horrifie, il développe une photophobie. Il est maintenant hors de lui.

Aujourd’hui jeudi 20 décembre, j’ai 39,5 °C et mon docteur personnel m’assure que je souffre de trumplandie aigüe. Un seul remède, continuer, continuer en attendant que no 45 passe.

Billy Joe Huels & The Dusty 45s, White Center, Washington, août 2017.
Photo Scott M. X. Turner

20 juillet 2018 / no 19 / Au service secret de sa majesté à Trumplandia

16 juillet 2017 : rencontre Poutine-Trump à Helsinki

« Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable. »
Samuel Beckett, En attendant Godot.

La scène se passe à Helsinki. Lumière crue. Couleurs primaires. Le décor : deux pupitres placés sur le devant de la scène, derrière, des drapeaux à trois couleurs encadrent les deux protagonistes, Vladimir et Donald, qui tous deux portent un costume sombre de ville. Ils sont dans les coulisses. Le grand gros, Donald, est rougeaud, a l’air abruti, les yeux enfoncés, les dents alignées et blanches. Le petit nerveux, Vladimir, a le cheveu rare, l’air vicieux, le teint jaune et des yeux plissés qui semblent rire d’une malice peu commune. Qui sont-ils ? Vladimir et Donald sont les clowns sauvages de ce nouvel ordre. Dans la salle les flashs crépitent, un murmure d’impatience se lève.

Dans les coulisses.

Vladimir : Je te le dis, je n’y suis pour rien.
Donald : Je te crois.
Vladimir : Ne crois pas ce que tous croient.
Donald : Je ne les crois pas.
Vladimir : Tu vas le leur dire.
Donald : Oh, oui, Vladi, bien sûr que je vais le leur dire.
Vladimir : Et tu sauras quoi dire.
Donald : Bien sûr Vladi. Je saurai quoi dire. J’ai répété cela beaucoup beaucoup.
Vladimir : Il faut le faire encore et encore. Allez, répétons !
Donald : Ensemble Vladi, tout ce que tu voudras.
Vladimir : Je suis ton maître.
Donald : Oh oui, je sais, je sais.
Vladimir : Je suis ton maître et tu es à ma botte.
Donald : Oh oui, je sais, je sais, que c’est bon d’avoir un maître !
Vladimir : Tu n’es plus le maître, tu n’as jamais été le maître, tu ne seras plus le maître. Nous entrons dans un nouvel ordre.
Donald : Oh oui, je sais, je sais, je te dois tout. Le monde t’appartient. C’est bon la grande puissance.
Vladimir : Et les autres, les tiens, ne sont rien. Et ceux du milieu, entre toi et moi, rien aussi, réduits à néant.
Donald : Oh oui je sais, je sais, les gens du milieu, de l’Ouest, du vieux continent, il faut les assécher, les épuiser, les couler, les ruiner.
Vladimir : Comme ça tu vois. (Il fait un geste comme pour écraser une punaise sur le dos de Donald)
Donald : Ahhhhhh.
Vladimir : Arrête de crier, c’est pour les faibles. Plaisir de la douleur.
Donald : Oh oui je sais, je sais, mais parfois c’est que ça fait vraiment mal.
Vladimir : Tais-toi, et pense, plaisir, plaisir, et concentre-toi sur ce que tu dois dire.
Donald : Oh oui, je sais, je sais, ça y est c’est passé, ça ne fait plus mal. On continue ?
Vladimir : Et les tiens, tu leur dis quoi ?
Donald : Vous êtes rien. Vous ne savez rien. Vos enquêtes sont pour les chiens. Vous êtes des chiens.
Vladimir : Des chiens de la vermine à éliminer, à raser, à supprimer.
Donald : Oh oui, encore, encore, encore (et il sautille, l’air plein de lui-même).
Vladimir : Stop, ça suffit, calme-toi, chien. Et répète : de la vermine à éliminer, à raser, à supprimer.
Donald : Éliminer, raser et supprimer la vermine.
Vladimir : Et tu leur présentes le nouvel ordre.
Donald : Vous êtes nos ennemis, vous, les gens du milieu, de l’Ouest, du vieux continent. L’amitié, c’est fini, terminé.
Vladimir : Et tu leur parles de leur nouveau chef.
Donald : (solennel, désignant Vladimir) Il vous parle, il est là, il se tient devant vous. (Un temps) C’est bien Vladi ? Je suis prêt ?
Vladimir : Non, tu n’es pas prêt, crétin. Tu as oublié l’essentiel. (Il lui colle un coup dans le dos et tire sur sa cravate trop longue, l’autre manque de s’étouffer).
Donald : Aïe. Aïe. (Un temps reprenant sa respiration qui a été coupée par la violence du coup). Mais comment Vladi, qu’est-ce que tu dis ?
Vladimir : (Il lui flanque une claque sur le crâne qui fait voltiger ses cheveux de l’autre côté) Tu as quoi dans la tête ? Allez réfléchis, imbécile !
Donald : Oh oui, oui, j’avais oublié, j’avais oublié. Je m’en souviens maintenant. Je ne crois pas que cela ne pourrait pas être eux.
Vladimir : Putain, ils ont vraiment tiré le plus con, c’est pas possible. C’est le contraire abruti ! Recommence. On a dit pas de double négation.
Donald : Vladi, arrête de crier. Je m’y perds quand tu cries. Et puis j’étouffe, tu as serré trop fort mon nœud de cravate.
Vladimir : Cesse de geindre, c’est pour ceux qui viennent de l’Ouest. Répète : « Je ne crois pas que cela pourrait être eux ».
Donald : Je ne crois pas que cela pourrait être eux. Je ne crois pas que cela pourrait être eux. Je ne crois pas que cela pourrait être eux.

Vladimir le pousse brutalement sur la scène. Ils se placent derrière leur pupitre. La séance des questions est ouverte. Les flashs se remettent à crépiter. Les mains se lèvent. L’un d’entre eux se lance.

Homme de dos : Would you now, with the whole world watching, tell president Putin, would you denounce what happened in 2016, and would you warn him to never do it again ?
Donald : I don’t see any reason why it would be.
Vladimir esquisse un sourire et plisse un peu les yeux.

Aujourd’hui vendredi 20 juillet, en attendant que cela passe, j’ai une pensée pour John Le Carré.

West Marginal Way, West Seattle, Washington, Janvier 2016.
Photo Scott M. X. Turner

20 décembre 2018 / no 24 / Sequel in Trumplandia

« La conversation n’est ni assez vive ni de bon aloi si elle ne tourne pas à la querelle, si elle est policée et artificielle, si elle craint l’affrontement, si elle est guindée. »
Montaigne, Les Essais.

Si vous avez eu votre quota de gras ou votre quota de chocolat, essayez les bulles. C’est léger, ça va avec tout et c’est vite digéré. Munissez-vous de votre invitation à l’une de ces soirées de dégustation que vous affectionnez particulièrement, de vos talons aiguilles, d’un haut un peu transparent pour occuper et faites un stock de small talk. Révisez vos classiques : horoscope, météo, catastrophe naturelle et bon vieux temps. Vous pouvez partir confiante, votre stock fraîchement renouvelé ; et dites-vous que vous pourrez toujours compter sur les moments où vous aurez la bouche pleine pour contrecarrer tout événement imprévu. Oubliez que vous vous êtes évidemment foutue au régime depuis peu car vous ferez une exception pour cette soirée qui présente un bel échantillon de ce que vous ne savez précisément pas faire : donner le change, sourire, sourire beaucoup, siroter avec l’air inspiré, s’engager dans une sorte de parcours non-fléché et converser avec le maximum de personnes en un minimum de temps. Vous êtes prête. Dites-le vous. Croyez-le. Répétez-le. Vous êtes prête.

En chemin cependant votre bonne humeur et votre enthousiasme peuvent s’éroder et votre confiance commencer à s’effriter ; c’est que, bien que vous ayez fait le plein de small talk, vous ne vous êtes toujours pas remise de votre échec cuisant de la soirée d’avril lorsque vous avez tenté le petit complot facile pour briller en société [1]. Vous doutez peut-être de vos moyens et vous redoutez la débandade de la dernière fois. Des inquiétudes peuvent vous assaillir. Et si vos small talk ne faisaient pas mouche ? Et si votre interlocuteur avait lui aussi la bouche pleine en raison de son égale aversion pour les mondanités ? Et imaginez que la bouffe soit imbouffable, que vos talons vous cisaillent les pieds et que par conséquent vous ne puissiez entamer votre parcours non-fléché, que votre soutien-gorge vous coupe l’abdomen en deux et qu’il vous empêche de converser comme prévu, que votre blouse transparente laisse deviner les bourrelets accumulés et qu’ils vous rappellent que vous vous êtes foutue au régime et que vous ne devriez pas vous jeter sur les blinis lorsque vous êtes en détresse sociale. Vous suffoquez. Soudain, vous avez envie de faire marche arrière et de tout quitter. Votre compagnon de soirée, lui, ne se doute pas un seul instant de ce que vous traversez, c’est qu’il est maître en son domaine. De toute façon, il est trop tard, vous vous êtes engagée, vous ne pouvez plus reculer. Vous êtes prête. Croyez-le. Répétez-le. Vous êtes prête.

Vous y allez. Dans l’entrée déjà, vous analysez les lieux et repérez immédiatement le plateau de fromages au fond à droite. Vous vous dites que vous pourrez toujours parler « fromages » et prétendre à une pseudo expertise en raison de votre francité. Vous vous postez donc en terrain conquis et vous attendez. Une dame en blouse rouge s’avance et attaque d’emblée sans que vous n’ayez eu le temps de puiser dans votre stock. Vous êtes consternée, elle a choisi l’un des sujets sur lesquels vous avez décidé de faire l’impasse : « le chien et son maître ». Quelle négligence ! Non seulement vous n’avez pas révisé « les chiens » mais vous n’y connaissez absolument rien. Vous tentez un piteux : « tel maître, tel chien » et vous vous précipitez vers le plateau de fromages pour cacher votre misère intellectuelle et sociale en engouffrant un morceau de mimolette. Pâte dure, une valeur sûre, vous avez au moins deux à trois minutes de répit. Vous êtes repartie. Vous enchaînez à peine la mimolette terminée. Décidément vous n’êtes pas en veine, votre nouvelle interlocutrice vous met au défi :

« Et vous, chère Madame, de quelle année êtes-vous ?
— 1973. »

À ce moment précis, vous êtes envahie par l’inquiétude. Vous devriez développer mais vous vous demandez pourquoi cette dame s’intéresse à votre année de naissance. Et puis vous respirez, vous reconnaissez les techniques des adeptes de l’astrologie.

« Année du buffle, dans l’horoscope chinois, enchaîne-t-elle. »

Vous avez le souffle coupé, vous n’aviez pas anticipé l’astrologie sino-américaine, vous étiez restée sur des valeurs sûres, signes astraux et numérologie. Vous sentez maintenant que votre soutien-gorge vous comprime la poitrine. Quelle idée avez-vous eu de mettre une blouse transparente ! Vous avez minimisé l’effet du stress et une sudation anormale. Vous optez pour la franchise pour vous débarrasser de cette fâcheuse.

« Vous savez, l’horoscope chinois… »

Devant votre air apathique, elle continue :

« Vous n’y connaissez rien et cela ne vous intéresse pas. Cela ne m’étonne pas, vous êtes bien de l’année du buffle : vous n’êtes pas douée pour les relations sociales, n’est-ce pas ? Je ne me trompe jamais, les buffles préfèrent rester seuls. »

Tous vos espoirs sont anéantis et vos efforts piétinés. Une spécialiste d’astrologie sino-américaine vous a coupé les ailes. Vous retournez au plateau de fromages, non plus par dépit mais pour noyer votre infortune dans une pâte molle. Vous vous jetez sur un Pont-l’Évêque et vous corrigez les coupes désastreuses des convives.

« Vous semblez être une experte. »

Et voilà, vous n’y échappez pas, votre francité vous rattrape, vous tentez à chaque fois d’éviter ce qui va suivre, mais sans succès.

« Vous êtes française, vous venez d’où ?
— De Paris.
— Merveilleux, nous y allons au mois d’avril avec ma femme et mes deux filles. J’espère que d’ici là “les gilets jaunes” en auront fini avec leurs manifestations. Vous pensez que le mouvement va continuer pendant combien de temps ? »

Les « gilets jaunes », il ne vous manquait plus que ça. Vous n’avez évidemment pas révisé parce que vous refusez qu’ils soient l’objet d’un small talk entre pâte dure et pâte molle. Vous êtes prête à rendre les armes, à renoncer à tout mais vous sentez quelque chose monter en vous, que pour le moment vous n’identifiez pas, et subitement, alors que vous tourniez les talons, vous vous retournez et vous perdez le contrôle de tout :

« Mais vous vous foutez de qui ? Vos filles, votre femme ? Qu’est-ce que le monde en a à foutre ? Le monde en est là, “les gilets jaunes” en sont là, cette petite fille du Guatemala morte le 13 décembre en est là, les Kurdes en seront là, les Syriens en seront là quand les troupes américaines auront quitté le territoire, la démission de James Mattis laissera le monde là, les élèves de ce pays tués par balles en resteront là tant que Betsy DeVos sera là, la caravane de migrants en est là parce que le monde crève de nos small talk, le monde crève car nous faisons semblant, le monde crève parce que chaque jour nous éloigne de notre humanité, le monde crève et nous crèverons tous bientôt, vos filles, votre femme aussi, putain de gilets jaunes ou pas.

— C’est certain, vous reprendrez bien une tranchette de Cabécou, je le coupe dans quel sens ? »

Vos talons vous cisaillent les pieds, votre soutien-gorge vous coupe l’abdomen en deux, votre blouse transparente laisse deviner vos bourrelets accumulés et les bulles ne vous soulagent plus. Vous avez foutu votre régime en l’air en vous gavant de pâtes molles et dures et vous avez échoué piteusement. Small talk, big talk, rien n’y fait, vous entrez bientôt dans votre troisième année en Trumplandia et vous vous dites aujourd’hui jeudi 20 décembre que finalement, vous reprendriez bien un peu de gras et de chocolat, quota ou pas, il paraît que c’est bon pour le moral.

Post-scriptum

Les photographies qui accompagnent l’article sont de Scott M. X. Turner.

L’ensemble des textes peut se lire sur le blog de Cécile Casanova http://cecilec.blog.lemonde.fr.

Cécile Casanova vit et enseigne à Seattle.
Scott M. X. Turner est écrivain, musicien et photographe. Il vit à La Nouvelle-Orléans. Il publie ses photos sur son compte Instagram https://www.instagram.com/scottmxturner/

Notes