paradis perdus entretien avec Zahia Rahmani

paradis perdus

Écrivaine et historienne d’art de formation, Zahia Rahmani est responsable à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) du domaine de recherche « Histoire de l’art mondialisée ». Elle est l’autrice d’une trilogie consacrée à des figures contemporaines « d’hommes bannis ». Moze (2003), « Musulman » roman (2005) et France récit d’une enfance (2006) aux éditions Sabine Wespieser. À l’INHA, elle a dirigé le projet « Made in Algeria » dédié à la captation territoriale par le développement de la cartographie et la représentation des territoires coloniaux, qui a donné lieu en 2016 à un essai/catalogue et une exposition qui s’est tenue au Mucem de Marseille.

L’un des objectifs de cet entretien est de comprendre le lien entre votre pratique de chercheuse à l’Institut national d’histoire de l’art et votre pratique d’autrice. En tant qu’historienne de l’art, vous travaillez sur l’histoire passée de la colonisation, tandis que votre œuvre littéraire s’inscrit dans un présent postcolonial. En quoi consiste votre travail de chercheuse à l’INHA ?

Je travaille avant tout pour la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Ma fonction consiste à participer, avec d’autres, à la « fabrication » de ressources dédiées aux chercheur·ses. Ma pratique est prospective : j’évalue des corpus bibliographiques consacrés à des populations et des territoires non-européens et qui participent d’un savoir critique sur l’histoire des représentations. Je sélectionne des ouvrages selon des critères et une nomenclature propre aux théories postcoloniales et à leur chaîne d’énoncés solidaires. Nous répertorions les travaux critiques et nous les recensons pour que d’autres membres de l’équipe les transforment en données numériques en libre accès visant à orienter les choix d’acquisition sur ces sujets.

Plus de quatre-vingt-dix pour cent des corpus que nous indexons sont en langue étrangère. Un effort de traduction existe mais le vif du débat échappe totalement à la communauté scientifique française. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’images ou de textes sur ces régions dans les fonds de nos bibliothèques. Bien au contraire, on les collectionne depuis des siècles. Mais tout cela relève par tradition du patrimoine européen. Et c’est ainsi que ces ressources ont été conservées. Ces collections, par leurs classifications, sont souvent invisibles, imperméables à certaines questions, elles doivent être aujourd’hui exhumées et redécouvertes à l’aune des décentrements qu’opère la mondialisation des savoirs. Les tensions autour de l’indexation des ressources dans les bibliothèques de recherche françaises sont invisibles, mais ce sont des enjeux fondamentaux pour l’orientation des sciences humaines et leurs devenirs possibles. Il faut dire que la classification qui a structuré le modèle idéologique français a été forgée par le colonialisme.

Quels corpus ou quelles traditions théoriques vous permettent de travailler et de réfléchir sur l’indexation des ressources ? Comment caractériser la spécificité de votre démarche ?

À l’INHA, ma démarche s’appuie sur l’idée que dans tout texte, toute image, il y a la possibilité d’un autre récit que celui dont on a hérité. Ceci est aujourd’hui acquis grâce au travail de Jacques Derrida sur l’autorité de la fonction d’auteur dans l’édifice européen du savoir. Il a laissé l’auteur en arrière du texte pour mieux « entreprendre » ce dernier. Mais si l’on veut travailler sur la nature et la généalogie du colonialisme, on ne peut faire l’économie de l’auteur. C’est une des oppositions majeures d’Edward Saïd à l’égard de Derrida. À l’opposé de ce dernier, le travail d’interprétation de Saïd sur les œuvres littéraires et musicales ne se comprend qu’à partir de l’attention qu’il accorde à l’auteur. Et c’est cette pratique de l’attention qu’il a mise en scène dans son maître-livre, l’Orientalisme. Saïd appelait cela la « lecture appliquée », une lecture qui tente, par une approche multiple, de cerner l’intention de l’auteur du texte et surtout d’en penser la réception dans son espace-temps propre. Il proposait une recontextualisation des conditions socio-culturelles et politiques de l’émergence et de la réception du texte. Il en amplifie l’environnement et le densifie. La lecture, avec Saïd, c’est l’apprentissage d’une troisième dimension qu’il faut aller chercher. Pour l’appréhender, il faut tenter de concevoir ce qui structure et conditionne la production et la diffusion d’un certain type de savoir à une époque donnée. C’est à ce prix que vous aurez accès au texte. Si l’on reste dans le registre du discours et si l’on pense à cette catégorie distinguée par Saïd que l’on nomme les « orientaux », « eux » fait autorité. Mais avec Saïd on est en amont de ce discours, qui relève d’une construction de représentation. Et l’on comprend que cette construction a une fonction politique, un objectif. Quand Saïd affirme que dans l’Empire il n’y a qu’une langue, celle de l’Empire, il montre l’absence de réciprocité qui a prévalu dans le monde du savoir. Ceci signifie que toute la hiérarchisation sur la base de laquelle s’est exercée la transmission du savoir en Occident, et par l’Occident, était fausse et mensongère. Depuis la catégorie de Moyen Âge dont la prétention universelle cache le caractère proprement européen en passant par l’idée de « Découverte », les exemples ne manquent pas. L’Inde n’a pas été « découverte » à la fin du XVe siècle. Cela faisait déjà quelques centaines d’années que des échanges s’exerçaient entre les sociétés riveraines et l’intérieur de la zone « océano-indienne », qui comprenait une partie de l’Afrique et l’espace « arabo-asiatique », jusqu’à la zone « océano-pacifique ». Le plus opérant pour comprendre Saïd concerne la notion d’Arts primitifs. Tout est dit dans l’énoncé.

« On trace, on capte, on recouvre. On annihile. Et pour quelles raisons ? »

C’est en ce sens que Saïd a opéré une réelle révolution épistémologique. Penser avec une troisième dimension, c’est être au plus près de l’environnement social et visuel du texte. Mais ce n’est pas aisé pour tout le monde. Je dirai même que c’est plus facile, disons pour un déplacé, un migrant, un non-occidental arrivant en Europe, car ce dernier a déjà une certaine pratique du contre-champ. L’Europe a tellement exercé son savoir par l’écriture de l’autre qu’elle a instillé, en celui qui recevait ce récit de lui, une certaine idée, voire une connaissance certaine de son narrateur. En disant constamment « l’autre », l’homme européen a validé l’idée qu’il ignorait ce qu’était un devoir d’hospitalité. Saïd était attentif aux traditions savantes non européennes, mais il restait attaché, et c’est ce qui m’intéresse chez lui, à la différence entre esthétique et non-esthétique. Il cite avec un certain plaisir la phrase de Léo Spitzer pour qui l’humaniste croit au pouvoir qu’a l’esprit humain d’étudier l’esprit humain. Pour Saïd, l’esprit humain ne peut pas être circonscrit géographiquement. Il en va de même pour l’esthétique. Saïd n’était pas à un paradoxe près : il nous mettait aussi en garde quant aux travers possibles de la pratique de la lecture appliquée et de la réduction sociologique qu’elle pouvait opérer. Il aimait à rappeler, convoquant les mots d’Adorno sur la musique, qu’un art exigeant ne peut se réconcilier avec l’époque qui l’a vue naître et que toute assimilation d’un travail artistique à son cadre social est fausse.

Votre travail repose sur l’idée que non seulement les savoirs mais aussi les sources mêmes de ce savoir (documents, cartes, images) et la manière dont elles sont documentées et conservées ne sont pas neutres. Pouvez-vous donner quelques exemples concrets ?

En-deçà de la plupart des savoirs, il y a des ressources, des livres et des archives. Du texte et des images. Parfois du son, mais aussi du trait et des chiffres dans les cartes d’état-major par exemple. On hérite des classifications et des descriptions et ce sont ces modalités qui sont mises à notre disposition. Si on ne tente pas d’en déterrer les présupposés, on en est les instruments.

Le savoir dont nous héritons ici, en Europe, est notamment composé de l’ensemble des ressources que les bibliothèques mettent à notre disposition et des critères de classification sur lesquelles elles reposent. Or ceux-ci sont très largement hérités de la matrice coloniale du XIXe siècle à partir de laquelle l’Europe s’est forgée l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Nous tentons aujourd’hui d’échapper à cette folie, ce « dessein » orienté et structuré par la captation territoriale, l’esclavage et le colonialisme, sur des étendues inimaginables et pour certaines saisies sans même avoir été explorées, voire traversées. Et, en même temps, il fallait dénier cette violence en acte, selon des motifs religieux ou civilisationnels, grâce à des outils perfectibles. La carte a été un de ces outils. On trace, on capte, on recouvre. On annihile. Et pour quelles raisons ? Pour acclimater des plantes et des denrées par toutes les pratiques éprouvées d’inhumanité, jusqu’à s’appliquer à soi-même le travail forcé. Il suffit de penser au rôle qu’a joué le coton dans cette aventure, des plantations jusqu’aux manufactures. Le travail à la chaîne est né dans les colonies. Il supposait le retournement des sols, l’avènement de l’agriculture intensive, la fin de la diversité rurale et le commerce d’exportation à longue distance. Pour tout cela il a été nécessaire de produire et d’inventer des machines de plus en plus performantes et dévastatrices. Et plus grave encore, d’exclure par cette économie des millions d’êtres humains de leur territoire. En cela l’économie coloniale persiste. À ceci s’ajoute l’essentiel, la fiction de la découverte, et la science comme outil de domination. Fabriquer du savoir et le valider comme vérité. Au XIXe siècle Théophile Gautier préconisait d’aller se « refaire » en Orient. On comprend avec Saïd le double sens de cette phrase.

« Comment rendre compte de ces écosystèmes retournés, détruits et aujourd’hui effacés ? »

Nous sommes conscients de tous ces enjeux. Mais comment les documenter ? Avec quels fonds ? Et quelles classifications employer pour y accéder ? En France les collections du Musée de l’Homme ont été démantelées. Issues de collectes effectuées lors de missions exploratrices pour certaines mais aussi et surtout issues d’expéditions militaires et prédatrices, ces collections ont en partie rejoint le Musée des arts premiers, dit Musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques qui se trouve au Quai Branly. À cet endroit, on a fait déposer ce qui concernait les hommes, c’est-à-dire leurs représentations et leurs objets. Et l’on a gardé au Musée de l’Homme devenu un département du Musée national d’histoire naturelle (MNHN) toutes les collections qui concernent « l’environnement de ces hommes » et que l’on nomme aujourd’hui le non humain… Les plantes et les animaux. Au MNHN, du fait de ce démantèlement, les classifications, héritées du XIXe et qui fonctionnaient par zones géographiques et distinctions ethnographiques, ont été reléguées au profit de la classification par genres. On se retrouve donc aujourd’hui, du fait de l’éclatement de ces collections et de leurs différences de classifications dans l’impossibilité de reconstituer sans un effort considérable l’entièreté d’une communauté humaine. Il est donc devenu très difficile de réunir les composants qui participaient de son écosystème à un moment où ces données nous sont devenues indispensables pour la compréhension du désastre écologique dans lequel nous sommes plongés.

Le cycle « Paradis Perdus » que l’on a inauguré à l’INHA avec le Centre André Chastel, et mon ami et collègue, l’historien du paysage Hervé Brunon, est né de ce constat : comment rendre compte de ces écosystèmes retournés, détruits et aujourd’hui effacés ? Pour cela nous travaillons sur une longue durée et plus spécifiquement sur différents archipels, situés dans les Caraïbes, les Mascareignes, les Moluques et en Polynésie. Notre objectif est de mettre en libre accès et donc au service de tous, les recensements que nous effectuons des représentations qui ont préexisté à la destruction dans ces zones géographiques et leurs continents connexes. Nous nous devons de savoir ce qui constituait ces paysages et ce qui a concouru à leurs représentations. Il nous faut faire de ces objets des outils de savoir utiles aux sociétés qui vivent dans ces territoires, pour mieux saisir combien nos paysages en Europe et en Méditerranée sont tributaires des populations et des écosystèmes de ces espaces dits « lointains ».

Le séminaire que vous organisez avec Hervé Brunon à l’INHA s’intitule « Paradis Perdus. Colonisation des paysages et destruction des éco-anthroposystèmes ». L’idée de « paradis perdus » semble renvoyer à un mythe de l’harmonie naturelle originelle, précoloniale. Dans « Musulman » roman, qui vient de paraître aux États-Unis, vous écriviez en 2005 : « Vous appartenez à un peuple d’aliénés. D’abord, vous avez détruit des hommes par milliers. Vous les avez chassés de leurs plaines. Ces hommes qui ignoraient la propriété et la conquête vous les avez éteints. Ils ignoraient qu’on pouvait posséder la terre. Ils l’ignoraient. Comment vouliez-vous qu’ils ne soient pas vaincus ? Et vous en plus de les détruire vous avez pris la terre. Vous avez pris ce que des hommes pensaient inviolable. Une terre à personne et à tous. Une terre qu’il fallait savoir rendre quand on l’avait traversée » (pp. 135-136). Quel est le rôle de ce mythe d’un paradis perdu dans votre parcours biographique et dans votre travail d’historienne de l’art ?

Le paradis perdu n’est pas un mythe, c’est une affaire de personnes déplacées et de leurs récits. Ça désigne d’abord l’exode de celles et ceux qui quittent l’espace qui, dans l’enfance ou l’âge adulte, les a constitués. Ce n’était sans doute pas le cas pour beaucoup de ces colons européens de la première modernité qui ont participé à la destruction de populations entières : ils laissaient certainement derrière eux un monde que l’on pourrait qualifier de barbare. L’on sait par ailleurs que ceux que l’on a nommés les pèlerins étaient en quête de paradis. Mais pour moi le « Paradis perdu » désigne avant tout un grand récit de résilience. Toute ma vie a été structurée par le récit que me faisait ma mère de son paradis d’enfance en Algérie. Elle disait être née dans un lieu enchanté, d’une mère qui avait une science des plantes et d’un père profondément aimant, fou d’histoires et de voyages. Ce qu’était réellement mon grand-père. Ma mère venait d’un tout petit écrin, d’un village côtier d’Algérie où, de la colline où se trouve la maison de ses ancêtres, celle où elle a grandi, les rangées d’eucalyptus et les vergers en contrebas surplombaient la mer dans un paysage sublime de roches rouges et déchiquetées parsemées de lauriers roses et de cistes. À l’Ouest à quelques rames de la côte il y a un îlot et quelques autres rochers sur lesquels on se prélasse l’été pour fuir la plage et sa folle densité touristique. Mais ma mère me disait toujours qu’autrefois sur ce caillou un lion avait vécu. De sa maison elle pouvait voir, en regardant à l’ouest, les vestiges de la Grande Basilique romaine du village de Tigzirt dominant la mer. Basilique dont la mémoire collective de ma famille aimait à rappeler que l’ensemble du site avait été détruit au XIXe siècle par les français pour construire la ville européenne. La famille de ma mère venait par ailleurs de Taksebt, un village situé sur le plus haut promontoire à l’est de sa maison. De là, la vue sur toute la côte est époustouflante. Le paradis perdu, pour moi, c’est avant tout la transmission d’une mémoire visuelle et sensorielle grâce à laquelle on peut vivre et habiter dans un monde inhospitalier. C’est la fidélité à ma mère et à son récit. Par sa tradition religieuse et culturelle, elle avait un rapport très fort et très prégnant à la nature. Elle parlait à la nature. Elle avait une passion pour les arbres fruitiers, notamment l’abricotier, مشمش (mechmech), qu’elle m’a transmise. J’en cultive six dans l’Oise. À notre arrivée d’Algérie en 1967, on s’est installé dans ce département et en 1973 dans une grande maison avec un jardin. Je suis jardinier depuis ce temps. J’ai appris à travailler la terre pour ne pas avoir à effectuer des tâches domestiques. J’ai acquis un héritage pratique qui a pourtant été détruit durant la colonisation. Il m’a été transmis loin du paradis de ma mère.

« Le paradis perdu n’est pas un mythe, c’est une affaire de personnes déplacées et de leurs récits. »

Quand on se promène aujourd’hui dans certaines zones rurales d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie, on voit la difficulté ou la répulsion des habitantes et des habitants à s’entourer de nature. À faire des jardins. Or, la description des jardins que l’on peut lire dans les rares récits de voyage ou d’exploration effectués en Algérie au XVIIIe siècle témoignent d’une richesse et d’une intelligence rurale disparues. J’ai lu une description des environs de la ville de Bône, aujourd’hui Annaba, qui rendait compte de l’étendue et de la qualité de son arboriculture ainsi que de l’équilibre de ses jardins. L’auteur était saisi par la beauté et la fraîcheur des lieux. Entretemps le modèle économique colonial a intégralement soumis la terre algérienne au régime de la propriété foncière européenne afin d’orienter intégralement la production vers l’exportation.

« J’écris en français avec Beckett, Duras et Sarraute, mais aussi avec une langue que je ne peux pas pratiquer. »

Qu’est-ce qu’un champ traditionnel ? Ce sont des arbres fruitiers, des herbes, un potager, une juxtaposition qui répond à une unité écologique. L’agriculture intensive d’exportation convertit la terre en une surface homogène où le paysan doit reproduire le même geste sur de nombreux hectares. Du fait de sa proximité et du développement du transport maritime et aérien l’Algérie fera de la France et pour longtemps le plus important producteur agricole européen. L’Algérien sera durant tout ce temps soit un fellah, un employé agricole au service d’un modèle agraire, ou un employé de conserveries. De ce paysan ou de cet ouvrier, on ne fera surtout pas un lettré. Comme l’a récemment montré Caroline Ford, un mouvement écologiste important nait en métropole vers les années 1850. Au moment même où l’on commence à s’intéresser à la nécessité de préserver l’environnement en France, en Algérie on arase le territoire, pour y planter sur quelques milliers d’hectares du chêne liège. Et on déstructure sur 1400 kilomètres de côte un mode de vie et un écosystème. Quand je me promène dans ces belles forêts de l’Oise où je vis encore, je ne peux m’empêcher de penser qu’elles ont été protégées par la destruction des écosystèmes du paradis perdu de ma mère.

La littérature est-elle un moyen pour retrouver ou reconstruire ce paradis perdu ?

Mon paradis perdu c’est ce qui m’a été transmis par la langue berbère. C’est toujours par la langue que l’on construit son monde et qu’on l’habite. Si je dis « la main » (afus) ou « étranger » (abrrani), ce ne sont pas seulement des mots qui viennent, c’est un monde que je convoque. Il y a une politique de la langue qui est relative à la possibilité de son exercice dans l’espace social. J’écris en français avec Beckett, Duras et Sarraute, mais aussi avec une langue que je ne peux pas pratiquer. Cette impossibilité est telle qu’il m’est inconcevable d’écrire en berbère. Quand j’essaie ça ne marche pas, comme si la langue se refusait. Écrire en français c’est écrire dans une langue étrangère, mais c’est la seule possible.

La littérature c’est la langue des engloutis, j’écris même pour des étrangers. C’est pour cette raison que je me sens proche des auteurs du Nouveau roman et d’une certaine littérature américaine, c’est une affaire de métèques, de personnes déplacées. La critique littéraire française préfère aujourd’hui l’oublier. Mais je suis comme eux « un métèque ». Et même si on refuse à mes récits de participer du récit français, ils ne relèvent pas pour autant de la « francophonie ». C’est par leurs sujets et leurs formes, leur filiation à la littérature française, qu’opère leur résistance à l’idée qu’ils relèveraient d’un récit étranger.

Vous parliez, il y a quelques instants, de la « transmission d’une mémoire visuelle et sensorielle » dans le récit de résilience des immigrés. Dans l’exposition Made in Algeria, vous cherchiez, au contraire, à explorer le rôle des images dans la fabrication d’un territoire colonial. Quel est selon vous le rôle des images, et notamment des cartes, dans la conquête coloniale ?

Depuis les années 1990, toute une réflexion sur la cartographie a émergé dans le champ de l’art contemporain. Il s’agit de travaux qui portent généralement sur la manière dont les cartes, en représentant le réel, reconfigurent le monde. De nombreux artistes se sont fixés le projet de refaire la carte, de remapping. Mais on reste en général dans le contemporain, dans le présent du trait, et le plus souvent dans des régions proches ou liées au Moyen-Orient. Il me semblait nécessaire de poser la question épistémologique de la provenance de la carte dans la réflexion esthétique sur les images. J’essaie toujours de partir de ce problème : si ce que j’ai entre les mains, par exemple ce cadastre, n’a pas toujours existé, qu’est-ce qui l’a précédé ? En partant de là, il est facile de voir que la rationalisation du trait de la carte est un processus récent en amont duquel il fallait se situer pour comprendre sa fonction dans la conquête algérienne.

« Si ce que j’ai entre les mains, par exemple ce cadastre, n’a pas toujours existé, qu’est-ce qui l’a précédé ? »

Toute personne qui a été traversée par la question coloniale a intégré la carte ou, plus exactement, le cadastre. On grandit avec « des cadastres dans la tête » pour reprendre une très belle expression d’Hélène Cixous. Le relevé cadastral a participé de l’invention cartographique et il a eu un rôle absolument décisif dans l’histoire de la conquête algérienne et de la colonisation en général. Tout le travail qui a été fait sur les cartes, dans le cadre de Made in Algeria, partait de cette envie de remonter aux origines de ce syndrome qui habite chaque algérien et qui a partie liée avec la dépossession territoriale.

À l’époque j’avais toujours en tête les travaux d’Edward Saïd, sur les constructions de représentations. Mais, aussi efficace que soit sa thèse, il n’a jamais mesuré combien les auteurs sur lesquels elle s’appuie étaient intégrés à l’appareil militaire de la conquête. Les militaires étaient là en amont de la conquête et ce sont eux qui ont les premiers subjectivé les représentations du territoire nord-africain et ont configuré les possibilités de représentations ultérieures. Beaucoup de ces officiers possédaient des compétences particulières qui ont à voir avec une certaine sensibilité. Imprégnés par les travaux de la campagne d’Égypte, ils se font chroniqueurs par le dessin des paysages et de la vie sociale de ce pays. Ils choisissent des couleurs et des symboles, ils inventent autant qu’ils découvrent. La courbe de dénivelé n’existant pas en ce premier tiers du XIXe siècle, ils doivent donc imaginer des manières de montrer les reliefs. Les brigades topographiques tracent le trait. Mais les militaires, et certains d’entre eux étaient de très bons artistes, font circuler les images. Jamais l’Algérie comme pays étendu et vide d’habitants, donc pays à disposition, n’a pu être mieux représenté que dans l’œuvre de Jean-Antoine Siméon Fort qui n’a fait que reproduire sur de très grands formats des vues de l’intérieur du territoire à partir de descriptions et d’ébauches qui lui étaient aussi remises par des militaires à Paris. Ces œuvres étaient montrées à des milliers de français au Château de Versailles, où la conquête de ces espaces soi-disant vides se racontait par la peinture. L’acquiescement à la colonisation s’est aussi effectué par les images.

Il faut se rappeler que les officiers sont issus de l’aristocratie et qu’avec la colonisation ils vont obtenir des rôles et des fonctions qu’ils n’auraient jamais obtenus en métropole. Ils deviennent aussi propriétaires fonciers ce qui nécessitera d’établir des droits de propriété. Face à eux, il n’y a pas que des indigènes, il y a aussi toutes ces troupes issues de classes populaires auxquelles il faut, selon le Général de Bourmont, offrir un avenir afin d’éviter une nouvelle révolution sociale.

En cherchant à comprendre les représentations botaniques, cartographiques et géographiques du territoire algérien avant le XIXe siècle, j’ai eu deux surprises. D’abord, j’ai constaté qu’il n’y avait quasiment rien. On méconnaissait totalement le voisin d’en face. Et cela a suscité ma curiosité. En 1824, Humboldt a traversé les Amériques et décrit en détail la flore et la faune du continent. À la même époque, il n’y a rien sur l’Algérie. La deuxième surprise a été de comprendre que le paradis de ma mère, ses eucalyptus face à la mer, n’étaient pas endémiques. Ces espèces originaires de Tasmanie avaient d’abord été acclimatées en Amérique du Sud pour finalement venir border l’Afrique quelques décennies plus tard, au XIXe siècle. À 18 ans, je me suis rendue en Algérie pour la première fois avec le projet d’y vivre. J’éprouvais de l’affection pour ce territoire, comme on goûte un endroit réservé. La France s’était arrangée pour que j’ai le désir de la fuir. Et je ne pouvais que maintenir en moi l’Algérie comme un pays de réserve. Un pays dans lequel je me devais de me projeter comme étant le mien pour retourner y vivre. Quand j’ai découvert que les sublimes eucalyptus du paradis de ma mère étaient le produit de la circulation coloniale, le paradis s’est effondré.

La carte a une fonction étrange : à mesure qu’elle nomme et décrit un territoire elle efface les anciennes représentations. Elle se découvre en même temps qu’elle recouvre un lieu et son passé. Dans ces premières cartes, on inscrit évidemment une toponymie, mais aussi des ressources minérales et agraires et des descriptions pouvant susciter par exemple « l’érotisme » des femmes dans certains endroits. La dimension patriarcale de la conquête est inscrite dans la cartographie. C’est tout cela que l’on a tenté de distinguer dans Made in Algeria. Il fallait montrer que la carte, image très présente dans le champ de l’art contemporain, n’est pas juste un feuillet que l’on peut exposer, dénué de tout présupposé, mais que, dans sa généalogie, elle relève d’un geste impérieux qui circonscrit l’espace à des codes et des normes tout en effaçant un arrière-plan fait d’autres vies, de structures juridiques, sociales et culturelles recouvertes et à jamais ensevelies. Les images peuvent être indignes quand elles cherchent à transformer en spectacle ce qui ne peut pas l’être.

Si le rôle des images dans la conquête coloniale est de désigner tout en le fabriquant un territoire que l’on s’est approprié, peuvent-elles être retournées ? Quelles formes visuelles et théoriques ont pris les luttes anticoloniales au cours des deux derniers siècles ?

Il me semble que le travail que nous avons mené dans le projet de recherche et l’exposition Sismographie des luttes, vers une histoire globale des revues critiques et culturelles permet de répondre en partie à votre question. Avec ce projet nous voulions mettre à l’épreuve l’idée selon laquelle la production critique et théorique, dans cette forme propre à la modernité qu’est la revue, était principalement européenne. De tout temps on nous a appris que les revues naissent et se développent dans le monde européen à partir de la fin du XVIIIe siècle. Nous avons voulu mettre à l’épreuve cette vérité. Nous nous sommes engagés à rassembler les revues des mondes non européens afin d’évaluer la possibilité d’en faire un corpus intelligible et cohérent. Cette recherche a été initiée en 2007 à l’INHA lors d’une journée d’études que nous avions programmée avec Alain Ménil sur l’œuvre d’Édouard Glissant et en sa présence. Il avait insisté sur le rôle décisif de la revue, notamment la revue Acoma, dans ce qu’il appellerait le « discours antillais ». Partant de l’idée assez empirique, selon laquelle la revue critique était certainement advenue dans des zones de tensions, et ne sachant ni d’où ni de quand datait son origine, nous avons décidé de recenser les productions critiques et culturelles contemporaines d’avant 1989 et de remonter le temps jusqu’aux écrits d’esclaves marrons dont Rachel Danon a retracé l’histoire dans Les voix du marronage. Nous avons pour cela fait quatre journées d’études internationales et réuni quarante-deux chercheurs tous spécialistes de revues. C’est le caractère novateur du « statement » de la revue qui a guidé nos choix. Nous avons arrêté un corpus de quelques 1 200 revues dont la première est haïtienne et date du début du XIXe siècle, et les suivantes sont amérindiennes et africaine-américaines et émergent à peu près au même moment en 1827. Ce qui nous a surpris c’est que presque toutes ces revues, depuis l’Abeille haytienne de 1817 jusqu’à la dernière en date de 1989, ont des traits communs clairement identifiables : la lutte contre la ségrégation raciale, le refus du colonialisme, le droit à sa propre culture et à sa propre langue, le droit à la gouvernance et à l’autonomie, les questions de l’égalité, qui touchent les problématiques raciales mais qui croisent aussi tout autant le droit du travail que les questions soulevées par les mouvements féministes non européens. En Égypte dès l’indépendance, les féministes revendiquent tout autant le droit de vote que l’égalité salariale. Toutes les problématiques de l’émancipation sont présentes dans les luttes, et les textes en témoignent. On peut dire que rien n’a été ignoré des communautés humaines qui ont été assujetties. Nous devons toute cette connaissance à de nombreuses chercheuses et chercheurs qui par leurs travaux forment une communauté multilingue extrêmement vivante et qui nous permet de mieux saisir la dimension internationale de tout ce mouvement critique qui s’est exercé par la revue.

Christine Lévy nous a fait part de ses travaux sur le genre au Japon et notamment sur le groupe des femmes qui ont constitué la revue Seitō, l’une des premières revues littéraires féministes, fondée au Japon en 1911 pour les femmes et par les femmes. Par cette revue, on appréhende un grand nombre d’enjeux contemporains. Les rédactrices questionnent l’assujettissement du modèle féminin japonais comme un recours contre le modèle de l’ère Meiji qui ferait d’elles des copies conformes de femmes au foyer européennes. Elles trouvent dans la tradition les moyens d’une critique de la culture en prônant et en mettant en pratique une liberté effective, qui sera autant sexuelle qu’économique. Ces femmes luttèrent pour la légalisation de l’avortement et de la prostitution mais aussi le droit de vote et une totale liberté des corps.

Les revues ont témoigné d’une inventivité théorique et formelle incroyable. Le plus souvent, une revue c’est un groupe qui œuvre beaucoup en possédant peu. Imaginez une seconde les conditions de production des revues en Afrique alors qu’il y a des lois coloniales draconiennes pour empêcher le droit de réunion, le droit de publication, et l’acquisition du papier. Ce que l’on a pu préserver de ces revues est mince au regard de ce qui a été produit au XIXe siècle. La pensée critique propre à ces documents a en grande partie été recouverte. Mais l’on ne peut plus penser sans ces textes et leurs acteurs. L’exposition, qui voyage à travers le monde, rend intelligible l’idée de masses humaines en lutte et solidaire. De l’Océanie au Grand Nord, du Cap à Alger, de Phnom Pen à La Paz, tout un monde s’est mis en mouvement durant deux siècles pour produire les conditions de sa visibilité et de son indépendance.

L’exposition est une multiprojection faite des trois films contenant quelques 900 documents. Y défilent, au rythme d’une bande son originale de Jean-Palix, des images de couvertures de revues, des dates, des statements, des portraits de fondatrices et de fondateurs. Parfois on entre dans la revue. Le montage a été fait avec Thierry Crombet. On y voit toutes les grandes figures des mouvements d’émancipation, de José Carlos Mariategui à Doria Chafik en passant par James Baldwin. La plupart ont été rédacteurs en chef de revue parce que l’époque les convoquait. Nous sommes là dans un long continuum historique qui raconte toutes les formes de luttes et d’indépendance.

Dans « Musulman » roman vous écrivez : « Je sais qu’on se soucie de nous. Mais du sentiment que, nous, nous avons de nous, qui s’en soucie ? » Le contexte islamophobe s’aggrave. En France, une pression médiatique inouïe a conduit Décathlon a renoncé au hijab de sport. En Nouvelle-Zélande, cinquante personnes de confession musulmane ont été assassinées le 15 mars dernier. Comment comprenez-vous cette internationalisation de l’islamophobie ?

En Nouvelle-Zélande j’ai pu observer les efforts et les réussites de cette société pour remédier aux ravages de l’héritage colonial. Notamment avec les Maoris. C’est un pays qui a tenté de trouver des arrangements, de fournir un autre modèle possible de résolution de la question raciale, d’être au moins un laboratoire. C’est sans doute cette réussite-là qu’est venu détruire cet Australien formé à la toxicité française. Il ne faut pas perdre de vue que le grand remplacement dont se revendiquent ces suprémacistes a déjà eu lieu aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande : par la destruction et la négation des communautés amérindiennes pour le premier et celles des aborigènes et des maoris pour les seconds et cela par des populations blanches européennes dont ces militants sont les descendants.

Sur la question de l’Islam, la toxicité française est sans frontière. C’est son privilège de vieil État colonial de reproduire en permanence des minorités qu’elle met en péril. On m’a fabriqué musulmane. Cela m’a frappé aux États-Unis : à chaque fois que j’allumais la radio ou la télévision, j’avais l’impression très nette que l’islamophobie ne venait pas de Londres, de Berlin ou d’ailleurs, mais de France. C’est une obsession française et l’endroit où elle se noue est assez tragique aujourd’hui. Cela mériterait d’être pensé avec sérieux et humilité car tout cela s’enracine aussi dans de profonds et douloureux conflits. On voit chaque jour s’exercer une tension vive de type juif contre musulman et inversement. Quoi de mieux que de jouer au sein d’une même communauté la scène de la division par l’entremise du religieux. Et comment détourner la violence terroriste de cette division ? En Algérie, durant la période intensive du terrorisme il y avait la société contre les terroristes et leurs actes. C’est folie que de penser que les musulmans de France ne se sentent pas étrangers aux terroristes. Mais c’est aussi se voiler la face de nier la permanence de l’antisémitisme.

On peut sans doute remonter la longue filière française de l’obsession pour l’identité de Renaud Camus jusqu’à Gobineau et son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). L’une de ses modalités spécifiques c’est de nous priver de tout espace où nous pouvons dire le sentiment que nous avons de nous-mêmes. Le système vise à recouvrir toute possibilité d’une parole autonome. Non assujettie. Nos existences en France seraient comme encagées. Nous formerions un tout. Ce qui m’étonne, et me réjouit, c’est la capacité des jeunes à couper le flux médiatique. Mes neveux et nièces par exemple, ils n’écoutent pas, ils zappent, ils vivent leur vie. Et ils ont raison. Leur hexagone n’est pas celui que répète à longueur d’ondes ceux dont la fonction dans les médias est de nous empêcher d’advenir. Mais le mal qu’ils font est ailleurs. Ils réduisent ce pays à leurs aboiements. Adorno disait que le territoire de l’exilé est étroit et que la loyauté en ce cas est la seule planche de salut. La toxicité islamophobe française ne pourrait s’exercer sans ces quelques supplétifs qui lui servent la soupe. Et sur cette question du supplétif j’en connais un rayon [1]. Tant que vous ne savez pas ce que c’est que de grandir aux abords d’une forêt de hêtres, vous passerez votre temps à vous chercher un maître.

En France, la lecture de Richard Wright m’a tôt enseigné la nécessité de l’éducation artistique. Et cette éducation artistique m’a plus que sauvé la vie. Elle permet de penser mieux. Et si l’on exerce une pratique artistique elle ne peut en ce cas qu’être constituée en geste politique. J’ai trouvé dans l’expérience sensible les ressorts pour ne pas répondre de leurs aboiements. Mais la toxicité islamophobe est néanmoins le produit d’un rapport de forces : ceux qui s’accaparent le droit de parler en notre nom en font commerce. Leur appareillage technique est assez conséquent. Nous ne pouvons l’ignorer ni ignorer leurs intentions mais si nous consacrons notre énergie à leur répondre nous validerons leur idée qui veut que nous ne devons surtout pas faire trace. Que nous ne fassions pas trace. Je ne sais pas si aux États-Unis un enfant issu d’une famille africaine-américaine peut encore rêver. Je souhaite que les miens puissent encore le faire. Me concernant, à ceux qui rêvent de nous effacer de l’histoire en cours, je peux leur dire qu’ils ont échoué.

Post-scriptum

Entretien réalisé par Paul Guillibert.

Zahia Rahmani est photographiée par Sébastien Dolidon.

Notes

[1Voir Moze, Sabine Wespieser, Paris, 2016.