les transformations silencieuses et le vacarme
Dans l’Est parisien, un chercheur écrit sur sa ville, et s’adresse aux habitants, comme sous le choc. Deux réunions publiques en 2014 et 2015 fondent son récit, l’une où le PLU est clos avant les élections, l’autre où la violence éclate après que les travaux ont commencé, contestés par les habitants. L’urbanisme 1.0 est écrit du point de vue de l’œuf qu’on casse pour faire l’omelette. Dominique Lorrain, directeur de recherches connu pour ses ouvrages sur les métropoles de la Méditerranée et ses travaux sur la ville intelligente ou sobre, décrit ici le processus concret et banal de la chose en train de se faire.
La France est un pays riche, moins inégal que beaucoup, pourtant le décalage entre les institutions publiques et les citoyens ne cesse d’augmenter. Que nous enseigne une entrée sur ce thème à partir de la question du logement ?
La métropole parisienne est aujourd’hui en pleine effervescence. Face visible, elle accumule les grands chantiers : départ de lignes à grande vitesse, extension de l’aéroport de Roissy, nouveau Tribunal de Paris, « Pentagone » du ministère de la Défense, projets de l’Anru dans les quartiers sensibles, lignes de métro du Grand Paris Express, préparation aux Jeux Olympiques. Face silencieuse, le tissu urbain se transforme par d’innombrables opérations ordinaires. La région s’est fixée un objectif de 70 000 logements neuf par an ; l’impact peut en être considérable.
Une enquête témoigne de cette accélération [1] et de la crise de la représentation politique. Villiers-sur-Marne, commune tranquille de l’est parisien, aujourd’hui peuplée de 29 000 habitants, est desservie par l’autoroute A4, les lignes de RER A et E et demain par la ligne 15 sud du Grand Paris Express. La municipalité a adopté, en 2013, un nouveau plan local d’urbanisme (PLU) plus favorable à la construction. Des espaces boisés classés ont été déclassés. Les fonds de parcelle sont devenus constructibles. Le calcul des droits à construire a été modifié et assoupli. L’ancienne classification entre logement individuel ou collectif n’a plus court ; sur un terrain qui pouvait recevoir deux ou trois pavillons, se construit désormais un bâtiment collectif de 25 à 30 appartements. Alors la commune attire les promoteurs immobiliers. Chacun pousse ses opérations. Les habitants ne comprennent pas ce qui leur arrive.
Pour comprendre ce décalage absolu entre l’esprit des textes et ces pratiques il faut se demander qui produit.
L’objectif affiché est de construire 160 logements par an (soit 1 600 sur une décennie). Pour les seules années 2017-2020, au minimum 2 900 logements seront mis sur le marché, soit plus de quatre fois l’objectif. Le relais sera pris par la réalisation d’un quartier autour de la nouvelle gare du Grand Paris. Ce sont des chiffres énormes pour une commune qui construisait jusqu’alors 110 logements par an. Des quartiers touchés à la fois par le chantier du Grand Paris et par les opérations des promoteurs sont en totale transformation.
Pourtant le maire affirme qu’il poursuit l’objectif d’une croissance « harmonieuse », en se référant au PLU de 2013, nourri par des données de 2007, mais à aucun moment il n’intègre les évolutions du territoire communal comme le prévoient les documents d’urbanisme : curieux déni de réalité. La ville ne mène aucune réflexion sur les logements construits et sur les besoins induits. Pas d’évocation non plus sur les effets en termes de circulation et de stationnement. Les nouveaux arrivants équipés en automobile stationnent autant dans les rues que dans leur résidence, alors les rues s’engorgent. Les espaces verts publics et privés se réduisent comme peau de chagrin. À l’horizon 2030 on peut se demander de quelles marges foncières disposera alors la municipalité. Enfin, quelques intermédiaires bien informés réalisent des rentes foncières somptueuses.
Pour comprendre ce décalage absolu entre l’esprit des textes et ces pratiques il faut se demander qui produit. En principe, les promoteurs réalisent et la municipalité représente l’intérêt général. Cette division du travail a volé en éclat lorsque la municipalité s’est faite promoteur. Ici il nous faut faire un bref retour en arrière. Pendant de longues années le maire a fait du keynésianisme local — avec des dépenses publiques en hausse, sans évaluation coût/bénéfice. La dérive fut masquée par des dotations de l’État — dont la dotation de solidarité urbaine. Alors, lorsque l’État réduit la dépense publique la commune se trouve prise à contre-pied. Le maire s’en sort classiquement en faisant de la politique et en reportant la responsabilité sur l’État — en oubliant toutes les aides reçues. Et parallèlement il se fait promoteur en vendant les derniers terrains communaux et en enregistrant le produit des taxes d’aménagement. Ainsi parvient-il à boucler le budget.
Tout cela ne fait pas une politique et ne gomme pas la réalité. Les constructions réalisées sont irréversibles. Elles marquent le territoire et une fois réalisées il est trop tard pour dire : « on s’est trompé ». La production urbaine ne fonctionne pas comme un jeu vidéo. Conclusion : mieux vaut bien évaluer les projets et leurs impacts avant la réalisation.
Tout cela interroge sur la régulation du secteur de la construction. En principe, c’est un système souple qui repose largement sur la concurrence dans le marché, complétée par quelques interventions publiques. Cet équilibre n’a plus cours lorsqu’une des parties épouse les intérêts de l’autre partie qu’elle est supposée contrôler. Le secteur du logement est sous régulé, et comme n’existe pas de mécanisme de reprise en main lorsque le système s’emballe, personne ne se pose les questions de base. Quel type de ville produit-on, pour quels prix et avec quelles marges ? À horizon de dix ans sera-t-elle harmonieuse ?
Post-scriptum
Dominique Lorrain est directeur de recherches émérite au CNRS, Latts, École des Ponts ParisTech. Il a publié L’Urbanisme 1.0 (éditions Raisons d’agir, 2018).
Notes
[1] Dominique Lorrain, L’urbanisme 1.0 (Enquête sur une commune du Grand Paris), Paris, Raisons d’Agir, 2018.