la résorption des inégalités, un enjeu métropolitain ?
La Métropole du Grand Paris peut-elle contribuer à réduire les inégalités sociales entre les différents territoires qui la composent ? Si la question se pose, c’est que la lutte contre les apartheids urbains a servi d’argument pour légitimer la mise en place de cette réforme territoriale qui modifie de façon conséquente la structure politico-administrative du territoire francilien. Voyons ce qu’il en est réellement, plus de trois ans après sa création et à la veille des élections municipales de 2020.
La mise en place de la Métropole du Grand Paris (MGP) se justifiait aux yeux du législateur par la nécessité de définir et mettre en œuvre des « actions métropolitaines afin d’améliorer le cadre de vie de ses habitants, de réduire les inégalités entre les territoires qui la composent, de développer un modèle urbain, social et économique durable » [1]. À partir du 1er janvier 2016 et à la suite des lois MAPTAM et NOTRe, Paris et 130 communes de la petite couronne ont été regroupées au sein d’une même intercommunalité, compétente en matière de politique de l’habitat, d’aménagement, de développement économique, et elle-même divisée en douze « établissements publics territoriaux » (EPT), compétents en matière de politique de la ville, de gestion des déchets et de l’assainissement.
Les intercommunalités sont loin d’avoir démontré une capacité à contrer effectivement les dynamiques de ségrégation socio-spatiales.
Face aux disparités entre le nord-est de la métropole où sont surreprésentés les ménages les plus pauvres, et l’ouest parisien où sont concentrés les ménages les plus aisés [2], la Métropole du Grand Paris était présentée comme une instance de production et de coordination de l’action publique sur une large échelle, capable de permettre une réponse politique locale aux enjeux de rééquilibrage et de péréquation des ressources notamment fiscales sur le territoire de la petite couronne parisienne [3].
La structuration intercommunale de la petite couronne parisienne s’inscrit plus largement dans la croyance en la capacité des institutions intercommunales à pouvoir mettre en place des politiques de réduction des inégalités et de lutte contre la spécialisation sociale des territoires [4], du fait qu’elles permettent le transfert de compétences telles le logement, l’habitat ou l’urbanisme, à une échelle dépassant les frontières municipales. En somme, l’intercommunalité permettrait de déjouer les politiques communales de conservation du cadre socio-spatial existant.
Dans le cas de la MGP, différents nouveaux documents de planification sont censés permettre de telles réductions des inégalités, au premier rang desquels le Plan Métropolitain de l’Habitat et de l’Hébergement (PMHH), fixant par EPT et par communes des objectifs de construction de logements sociaux ; et le SCoT Métropolitain, fixant des orientations en matière de politique d’urbanisme et d’occupation des sols afin de permettre une cohérence territoriale plus forte à l’échelle de l’intercommunalité métropolitaine, et le repérage de zones où construire de nouveaux logements abordables.
Mais, les intercommunalités sont loin d’avoir démontré une capacité à contrer effectivement les dynamiques de ségrégation socio-spatiales et à prendre le pas sur les politiques de spécialisation sociale des communes les plus aisées. Au contraire, les études en sociologie du pouvoir local ont démontré que les institutions intercommunales ne remettent pas en cause la centralité problématique des communes et des maires dans les choix en matière de peuplement [5].
Dans le cas de la Métropole du Grand Paris, l’objectif intercommunal habituel de réduction des inégalités est d’ailleurs ambigu, présenté comme nécessaire pour une « meilleure attractivité et compétitivité » du territoire [6], les inégalités étant conçues dans l’exposé des motifs de la nouvelle institution d’abord sous l’angle d’un frein au développement économique. De plus, beaucoup craignent du volet transport du Grand Paris qu’il n’aboutisse à amplifier les dynamiques d’explosion des prix du foncier et du logement en petite couronne, repoussant plus encore en périphérie les ménages les plus démunis.
Aujourd’hui, c’est bien cet impératif d’attractivité et de compétitivité économique qui prend le pas sur l’enjeu social au sein de la « Métropole des Maires » [7].
avant la Métropole : fragmentation communale et intercommunalités affinitaires
Le paysage politico-institutionnel de Paris et sa petite couronne est marqué avant la MGP par la dominance des communes dites isolées — qui ne sont membres d’aucune intercommunalité — et des regroupements communautaires selon des logiques « affinitaires » [8]. On compte, à la veille de la MGP, 41 communes isolées en petite couronne et 11 intercommunalités comprenant au maximum trois communes (sur 19 au total) [9]. Ces dernières regroupent des municipalités partageant des caractéristiques proches : revenu et potentiel fiscal par habitant, cadre résidentiel et morphologie urbaine similaires, et pour les plus bourgeoises, des taux de logements sociaux proches et déficitaires au regard des objectifs de 20% imposés par la loi SRU [10]. L’intercommunalité jouait alors une fonction défensive et de préservation du cadre existant face à l’État, dans un contexte où les injonctions à la mixité sociale sont de plus en plus fortes. Elle permettait aux maires de renforcer leur poids dans les négociations avec les services de l’État et de récupérer les sommes que leurs communes versaient annuellement, au titre du prélèvement SRU, à leur intercommunalité, manœuvre qui permettait de faire circuler ces sommes au sein d’un circuit fermé [11].
la « Métropole des maires » et la construction d’une institution sans capacité politique
L’instauration de la MGP bouleverse le paysage administratif francilien mais ne change en rien la prééminence du pouvoir des maires, qui restent les acteurs politiques les plus puissants au niveau local. Les conditions d’incapacité politique de la Métropole sont largement préparées par les lois MAPTAM, NOTRe, et les travaux de la Mission de préfiguration de la Métropole du Grand Paris. La réforme territoriale institue une Métropole dotée d’un fonctionnement politique où les élus métropolitains sont désignés par les conseils municipaux et non pas élus au suffrage universel direct. Ne siègent ainsi au sein de l’assemblée métropolitaine que les représentants des majorités municipales mandatés pour que la Métropole ne décide de rien qui risquerait de contraindre ses communes membres. En effet, si les maires de la Métropole mènent des politiques différentes en fonction de leur étiquette politique ou des populations et des territoires qu’ils administrent, tous s’accordent sur la même vision d’une Métropole qui ne doit prendre aucune position qui irait à l’encontre du principe unanime de la primauté politique des institutions municipales sur l’institution intercommunale.
Par rapport aux très politiques enjeux du logement et de l’habitat, le vote du premier arrêt du PMHH s’est fait au consensus [12], sans mention des responsabilités de certains élus et de certaines communes quant aux inégalités actuelles en matière d’offre de logements sociaux ou abordables. L’essentiel du travail de concertation était réalisé en amont des débats, pour arriver à un document aux finalités incertaines quant à sa mise en œuvre.
Ainsi la MGP se retrouve sans capacité politique, du fait même de l’action de ses élus : le conseil métropolitain prend la grande majorité de ses décisions au consensus, toujours demandé en amont des votes par son Président, qui se félicite d’ailleurs régulièrement de l’absence de débats politiques lors des discussions autour des délibérations.
l’attractivité avant l’égalité
Finalement, l’objectif ambigu de réduction des inégalités se retrouve mis de côté à travers le travail d’agrégation des orientations communales mis en place par la Métropole. Les contributions des collectivités inframétropolitaines au SCoT Métropolitain relèvent d’un impératif de préservation et de renforcement du pouvoir de décision au niveau municipal, et peu de considération pour l’enjeu de résorption des inégalités, sauf dans le cas des territoires les plus pauvres, qui aspirent néanmoins eux aussi à ce que la capacité de décision reste à l’échelle la plus locale. Les territoires les plus riches quant à eux exigent une Métropole qui n’entrave pas les dynamiques économiques existantes et soit à même de les amplifier [13].
Le Grand Paris est aussi une démission organisée du politique.
L’institution métropolitaine se retrouve alors à se contenter d’objectifs consensuels tel l’assouplissement des contraintes au développement économique [14] et à appréhender la péréquation selon une logique d’« approche globale de l’attractivité », où les inégalités sont perçues sous le prisme du frein au développement [15] et à l’attrait des investisseurs étrangers. S’il est parfois question de « stopper la gentrification » ou d’interroger le risque d’une Métropole créatrice de « nouvelles situations d’inégalités » [16], la déclinaison de ces enjeux dans des orientations politiques peine à se traduire.
Les mots d’ordre de compétitivité, d’attractivité, et de rayonnement à l’échelle internationale correspondent aujourd’hui à la « gouvernance partagée » et consensuelle de la Métropole, se mariant avec l’impératif de préservation des spécificités locales, qui sont aussi des spécificités sociales [17], défendu par les élus [18]. Ils s’actualisent à travers les « appels à projets innovant » tels « Inventons la Métropole du Grand Paris », les JO de 2024 [19] ou le « guichet unique Choose Paris Region » [20], destiné à attirer les investisseurs britanniques ayant fui l’autre côté de la Manche à la suite du Brexit.
Il arrive néanmoins que des débats politiques contradictoires se fassent entendre au sein des instances politiques métropolitaines, davantage sous forme de signalement que d’invitation à remettre en cause le cadre du jeu politique local. Quelques votes à portée symbolique ont cependant montré qu’il existait bien au sein de l’assemblée métropolitaine une majorité divers droite et une minorité divers gauche, par exemple quant à la position de la Métropole sur l’encadrement des loyers [21].
L’incertitude, tant au niveau de ses ressources que de son devenir institutionnel, pèse bien sûr sur la capacité politique de la Métropole. Mais celle-ci est également voulue et construite par ses propres représentants politiques selon une logique de double jeu intercommunal qui ne souffre pour le moment d’aucun resserrement [22]. Le mode d’élection des conseillers métropolitains n’ayant pas été modifié, ces derniers seront toujours recrutés par les conseils municipaux au sein des majorités municipales après les élections municipales de 2020.
Il serait néanmoins limité d’appréhender le Grand Paris seulement sous l’angle du « pactole pour les bétonneurs » [23] qu’il représente. Il est aussi actuellement une démission organisée du politique qui le rend possible.
Post-scriptum
Clément Lescloupé est doctorant à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Notes
[1] Article L5219-1 du Code général des collectivités territoriales.
[2] Ribardière, A., « Les territoires populaires du Grand Paris. Entre paupérisation, gentrification et moyennisation », Métropolitiques, 18 février 2019.
[3] La fragmentation administrative et institutionnelle de Paris et sa petite couronne sont d’ailleurs souvent désignées comme un des facteurs explicatifs principaux de la ségrégation socio-spatiale que connait le territoire. Voir à ce propos Le Lidec, P., « Grand Paris : “L’émiettement des pouvoirs locaux favorise la ségrégation” (Interview) », La Gazette des Communes, des Départements, des Régions, 27 janvier 2015, et Estèbe P., Le Galès P. , « La métropole parisienne : à la recherche du pilote », Revue française d’administration publique, n° 107, 2003, pp. 345-356.
[4] Galimberti, D., Pinson G., et Sellers J., « Métropolisation, intercommunalité et inégalités sociospatiales », Sociétés contemporaines, vol. 107, no. 3, 2017, p. 79-108.
[5] Desage F., « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropolitaines et spécialisation sociale des territoires », Géographie, économie, société, 2012/2 (vol. 14), p. 197-226.
[6] Op. cit., Article L5219-1, Code général des collectivités territoriales.
[7] Comme la surnomme régulièrement son Président.
[8] « Construits sur des logiques affinitaires, valorisant le consensus, ces groupements ont permis aux élus de garder la main sur le logement, la fiscalité ou la gestion des services publics. » in Olive M., « Métropoles en tension. La construction heurtée des espaces politiques métropolitains », Espaces et sociétés, 2015/1 (n° 160-161), p. 135-151.
[9] APUR, « Contribution à la documentation sur les regroupements de communes dans l’agglomération parisienne », avril 2014.
[10] Du nom de la loi Solidarité et Renouvellement Urbains de décembre 2000, fixant un objectif de 20 % de logements sociaux à atteindre d’ici 2020, porté à 25 % d’ici 2025 par la loi du 18 janvier 2013.
[11] Gallez C., « L’intercommunalité dans la régulation publique territoriale. Le cas de deux communautés d’agglomération franciliennes », Géographie, économie, société, 2014/2 (Vol. 16), p. 183-206.
[12] « Consensus sur l’habitat, dissension sur La Défense », Le journal du Grand Paris, 29 juin 2018.
[13] Ce que l’on retrouve par exemple au sein de la contribution de Grand Paris Seine Ouest au SCoT Métropolitain.
[14] SCoT Métropolitain, Atelier thématique « La diversité économique dans la Métropole ».
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », La misère du monde, Le Seuil, Paris, 1993, p. 249-250.
[18] À ce titre le projet de territoire de l’EPT Paris Ouest La Défense, qui compte 41% de cadres, énonce « Le Territoire […] a vocation à défendre les spécificités communales, les particularités locales ».
[19] La Métropole du Grand Paris est membre du Groupement d’intérêt public (GIP) 2024 et maître d’ouvrage du Centre aquatique olympique et de la ZAC Plaine Saulnier.
[20] Conjointement avec l’État, la Région Île-de-France, la Ville de Paris, et la CCI Paris Île-de-France.
[21] Séance du conseil de la Métropole du Grand Paris du 31 mars 2017, voeu relatif à la mise en place de l’encadrement des loyers dans la Métropole du Grand Paris déposé par les groupes Écologistes et citoyens et Front de gauche et citoyens. Rejeté à 94 voix contre et 75 voix pour.
[22] Le Saout R., « Le resserrement du « double jeu » intercommunal des maires », Revue française d’administration publique, 2015/2 (N° 154), p. 489-503.
[23] Belmessous H., « Le Grand Paris ou le pactole pour les bétonneurs », Le Monde diplomatique, octobre 2018, p. 18-19.