pérégrinations parallèles

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pérégrinations parallèles

Peut-on arpenter les cimetières de Paris à la recherche d’un simple désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle, un décalage entre ce que nous voyons et ce qu’il faudrait en dire, comme le dévoilement d’une histoire inscrite dans le territoire et qui nous aurait échappé ?

« Notre père nous a offert une assurance repatriation pour des obsèques “au pays”, le Sénégal. Mais c’est ici notre pays et c’est ici qu’on se fera enterrer ! » Discussion volée entre frère et sœur à la terrasse d’un café à Aubervilliers, un matin de février. Si les âmes vont prétendument au paradis, les dépouilles charnelles, elles, se mêlent souvent à la terre pour l’éternité et font ancrage dans un territoire. Pas de données officielles pour l’Île-de-France, mais les cimetières parisiens intra et extra-muros abritent près de 700 000 sépultures — sans compter columbariums et ossuaires.

Parmi cette population fantôme, des défunts de culture ou de confession musulmane dont certains reposent depuis plus d’un siècle et demi. Originaires du Maghreb, du Caucase, d’Asie centrale et du sud, du Moyen-Orient, d’Afrique de l’est et de l’ouest, mais aussi Français de culture chrétienne convertis ou ayant épousé des musulmans, ils appartiennent à des courants religieux divers et à des milieux socio-économiques variés : élites, exilés politiques, ouvriers, classes moyennes, intellectuels. Regroupées dans les carrés musulmans des cimetières communaux ou disséminées dans d’autres allées, leurs tombes reflètent l’évolution et la diversité de la présence musulmane en Île-de-France et en esquissent une cartographie parallèle.

Pour certains, l’appartenance à l’islam, ignorée ou clairement rejetée par l’individu de son vivant, réapparaît lors de l’inhumation à l’initiative des proches ou des autorités sanitaires. On cherche à enterrer « dans le respect des règles religieuses » (rassemblement des sépultures de confession musulmanes, tombes orientées vers la Mecque et cercueils inhumés en pleine terre) comme l’aboutissement d’un parcours de foi personnel, ou par convenance. Caveaux familiaux mixtes, stèles personnalisées, médaillons représentant le défunt, messages de deuil classique… la « double appartenance culturelle », selon l’expression de Soraya El Aloui [1], prend ici tout son sens. Promenade paradoxalement pleine de vie dans un Grand Paris peu connu.

Fazal Manzil, la maison des bénédictions à Suresnes (92) : mémorial pour princesse martyre

Pas de sépulture pour Noor Inayat Khan dite « Madeleine » (1914-1944), morte à Dachau pour avoir combattu le nazisme comme opératrice radio au sein du Special Operations Executive. À la place, une école et une voie publique portent le nom de l’enfant de Suresnes en perpétuel hommage. Dans l’ancienne maison familiale de celle qui fut un temps conteuse pour enfants à Radio Paris et élève de Nadia Boulanger à l’École normale de musique, le « Sanctuaire de l’Universel » tient lieu également de mémorial.

Le Fazal Manzil ou « maison des bénédictions » continue d’abriter, entre Mont-Valérien et bords de Seine, l’Ordre soufi d’Occident. Créé par le père de Noora Inayat Khan, mystique indien descendant du Sultan de Mysore, il est désormais dirigé par son neveu.

Cimetière parisien de Thiais (77) : le plus grand des carrés musulmans

Meaux (77), Clamart (92), Versailles (78), Rosny (93), Montreuil (93), Neuilly-sur-Marne (93), Champigny-sur-Marne (94), Montigny-lès-Cormeilles (95)… un tiers des quatre-vingts carrés musulmans existant en France se situent sur le territoire francilien. Le plus grand est celui du cimetière parisien de Thiais, créé en 1957 à la demande de la Mosquée de Paris. 

Il y a dans cette inhumation locale le souhait de littéralement faire racine.

On décide de se faire enterrer en majorité « au pays » (80 % des individus de confession musulmanes [2]) pour le symbole, parce qu’on y a des proches, ou en raison du manque de carrés musulmans en France. Pendant longtemps, ont été inhumés en France essentiellement les exilés jusque dans la mort et ceux qui n’avaient pas de famille pour prendre en charge le rapatriement de la dépouille dans le pays d’origine. Mais les choses changent : les communes — propriétaires et responsables des cimetières — s’adaptent à leur démographie et créent des carrés musulmans, assouplissant légèrement la loi de 1881 selon laquelle les individus doivent être enterrés sans distinction religieuse (exception faite des monuments funéraires, propriétés privées qui restent un lieu d’expression personnelle). Pas de séparation en dur avec le reste du cimetière, mais souvent des délimitations arborées. Pour une minorité croissante, notamment chez les jeunes générations et chez les femmes, il y a dans cette inhumation locale le souhait de littéralement « faire racine », et de permettre aux proches de France de venir se recueillir plus facilement.

À Thiais comme ailleurs, l’identité des personnes inhumées, entre anonymes et personnalités, reflète la diversité et l’ancrage de l’islam dans la société française sur les cent dernières années. Ainsi Farhad Mehrad (1944-2002), célèbre chanteur iranien, repose non loin de Vincent-Mansour Monteil (1913-2005), orientaliste, diplomate et linguiste, ou d’Abderrahmane El Kebir (1930-2017), acteur franco-algérien spécialisé dans les seconds rôles.

Cimetière du Père Lachaise (75) : cent-soixante ans de sépultures musulmanes 

La première mosquée édifiée en Île-de-France était un lieu de culte situé dans la 85e division du cimetière du Père-Lachaise réservée aux inhumations musulmanes. Créée par décret en 1856 à la demande de l’ambassade ottomane qui souhaitait pouvoir faire enterrer ses ressortissants décédés à Paris, la division se trouve non loin du carré juif (87e division). 

Fidèle à sa réputation de nécropole artistique et intellectuelle, le Père Lachaise veille au repos de figures de l’exil kurdes éparpillées dans le cimetière : la famille du chanteur contestataire Ahmet Kaya (1957-2000) l’a fait inhumer ici, craignant que s’il était enterré en Turquie, sa tombe ne soit profanée par des mouvements d’extrême-droite ou que les autorités turques n’imposent des restrictions sur son accès. Pour le réalisateur Yilmaz Güney (1937-1984), Palme d’or ex-æquo à Cannes en 1982 pour Yol, la permission, la question ne s’est pas posée : déchu de sa nationalité, le cinéaste turc n’a pas été autorisé à être inhumé dans son pays natal. Le Père-Lachaise abrite aussi la tombe de l’écrivain iranien surréaliste Sadegh Hedayat (1903-1951), auteur de la Chouette Magique, qui s’est suicidé au gaz dans son appartement parisien, et celle de Malik Oussekine (1964-1986), étudiant battu à mort par la police lors des manifestations contre le projet Devaquet.

Cimetière musulman de Bobigny (93) : exception juridique, lieu historique 

Il s’en faut de peu pour passer devant l’entrée du cimetière musulman de Bobigny sans s’en apercevoir. Et pour cause : ce portail anonyme est situé à l’opposé de l’ancienne entrée. Il s’agit d’un élégant porche classé aux monuments historiques, qui a été cédé avec la mosquée et le pavillon du gardien à une association cultuelle lorsque l’Assistance Publique, propriétaire du lieu depuis sa création en 1937, a remis la clé du cimetière à la commune. Ce lieu de sépulture de droit privé était adjoint à l’hôpital franco-musulman — aujourd’hui hôpital Avicenne — ce qui explique pourquoi la loi de 1881 et celle de 1905 sur la laïcité n’y ont pas été appliquées. Les autorités françaises de l’entre-deux guerres cherchent à atteindre un double objectif : surveiller les populations coloniales résidant en Île-de-France et redorer l’image de la France vis-à-vis de l’opinion publique musulmane à l’heure où la mémoire de la participation des tirailleurs, zouaves et autres spahis à la Grande Guerre est encore fraîche et où les appels aux indépendances se multiplient. La création de la Grande Mosquée de Paris, puis de l’hôpital franco-musulman et du cimetière attenant participent à cette stratégie. Témoin d’une gestion unilatérale du fait religieux musulman par les autorités françaises, le style de ces deux derniers lieux, conçus par des architectes parisiens, est inspiré par l’exposition coloniale de 1931. 

S’esquissent en filigrane les profils-type de ceux qui n’ont pas été rapatriés : exilés, indigents sans famille pour assurer le renvoi du corps.

À cette exception juridique (l’unique autre cimetière musulman de France, créé à Strasbourg en 2012, est soumis aux lois du Concordat) s’ajoute une importance historique : destiné initialement à accueillir les individus décédés à l’hôpital, il a été ouvert à tous les musulmans d’Île-de-France (essentiellement de jeunes hommes morts de tuberculose ou d’accidents du travail) avant d’être restreint aux habitants de l’intercommunalité Aubervilliers-Courneuve-Drancy-Bobigny, dont il est désormais le carré musulman. Plus qu’ailleurs, on y constate l’évolution démographique de la présence musulmane en région parisienne : privilégiée, ottomane et caucasienne, puis masculine, maghrébine et ouvrière, et enfin féminisée, familiale et diverse dans ses origines.

S’esquissent également en filigrane les profils-type de ceux qui n’ont pas été rapatriés : exilés donc, et indigents sans famille pour assurer le renvoi du corps. Mais aussi un grand nombre de fœtus, de mort-nés et de nourrissons, signe d’une mortalité infantile plus forte au sein de populations précarisées, d’une faible pratique de l’incinération (en général de rigueur dans le cas des fausses-couches) et du souhait des parents de pouvoir se recueillir régulièrement sur la tombe de leur enfant.

Aujourd’hui, on ré-inhume parfois dans leur pays d’origine des personnes initialement enterrées ici dans un premier temps, ce qui permet de nouvelles inhumations en libérant de l’espace là où se trouvaient les anciennes tombes. Mais le cimetière est désormais au bord de la saturation, malgré certaines divisions aux fausses allures de jardin anglais avec leurs arbres, pelouses et tombes disjointes : sur les 7 600 emplacements, seuls 20 sont encore disponibles. À la Toussaint comme lors de l’Aïd, les sépultures sont recouvertes de fleurs par les proches des inhumés et petit à petit de nouvelles générations rejoignent dans la terre leurs ancêtres non loin du canal de l’Ourcq.

« Bonjour, je cherche la tombe du prince Ahmed, vous savez où elle est ? » Un monsieur arrive avec son fils. Il a lu dans les médias de la diaspora turque en France la visite récente du président Erdogan venu rendre hommage à la famille impériale ottomane inhumée à Bobigny (jusqu’en 1973, il était interdit aux descendants mâles du dernier sultan de se faire enterrer en Turquie). Hasard… l’homme arrive au moment où les employés municipaux installent une stèle imposante flambant neuve en marbre blanc qui vient remplacer la modeste statuaire grise à moitié effacée qui trônait jusqu’alors. Le symbole et les intentions sont clairs : financée par la fondation du président turc, la stèle mise sur une calligraphie qui rappelle le générique de la série télévisée à succès sur Soliman le Magnifique, Muhteşem Yüzyıl (« Le Siècle Magnifique »).

Non loin de cette tombe dont la hauteur détonne parmi des stèles plus modestes du carré, est enterrée une autre membre de la famille impériale, la princesse Salma (1916-1942), héroïne du roman à succès Au nom de la princesse morte (1987) écrit par sa fille Kenizé Mourad. Elle repose à quelques dizaines de mètres d’autres personnalités politiques : un membre de la délégation azérie à la Conférence de Versailles en 1919 ; Omar Zaki Pacha Afiouni (1893-1953), grand résistant à l’occupation française en Syrie dans les années 1920 ; le fils du tristement célèbre pacha de Marrakech Thami El Glaoui, pacificateur du sud Maroc pour le compte du protectorat français et proche de Winston Churchill ; ou encore Djabaguieff Mahomed (1877-1937), président de la province d’Ingouchie lors de la chute de l’empire russe. Mais aussi Boughéra El Ouafi, marathonien ouvrier, premier médaillé olympique africain pour le compte de la France aux Jeux olympiques d’Amsterdam en 1928, ainsi que Mohamed Adjani, dont la fille Isabelle sera l’une des plus jeunes pensionnaires de la Comédie française et l’actrice qui a reçu le plus grand nombre de Césars.

 Tout autour, reposent hommes, femmes et enfants de tous âges, enterrés seuls ou en famille. Il y a aussi des couples. Quelques individus « morts pour la France », comme une partie des 28 % de soldats musulmans d’Afrique du Nord de la 2e DB du général Leclerc sont enterrés dans le carré militaire, lui aussi classé. Plus proche dans le temps, la tombe d’Ahmed Merabet (1974-2015), policier du 11e arrondissement tué dans l’attaque de Charlie Hebdo, se dresse dans le coin nord-est du cimetière. Certains défunts n’ont en revanche jamais existé, comme le père du crooner algérien de confession juive Simon « Salim » Hallali : pour éviter la déportation de son compatriote, le recteur de la Mosquée de Paris, Si Kaddour ben Ghabrit, lui inventa sur une stèle anonyme du cimetière une ascendance musulmane, en prime de l’un de ces faux certificats d’islamité délivrés aux juifs algériens résidant en Île-de-France. Le film Les Hommes Libres (2011) du réalisateur Ismaël Ferroukhi revient largement sur cet épisode. Revoir ce film se révèle être une suite idoine à notre visite, la pluie menaçant de couper court à la balade.

Post-scriptum

Coline Houssais est spécialiste des cultures du monde arabe, enseignante, traductrice, journaliste, écrivain et productrice.

Notes

[1Historienne de la patrimonialisation des sépultures musulmanes en France, Soraya El Aloui a effectué de nombreuses recherches sur le cimetière musulman de Bobigny avec Marie-Ange d’Adler, auteure de Le Cimetière musulman de Bobigny, lieu de mémoire d’un siècle d’immigration (Éditions Autrement, 2005).

[2D’après le site Meilleures-pompes-funèbres.com, mars 2019.