des mots inaudibles à propos de Public Hearing, d’EuropaCity et de Carma

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des mots inaudibles

Europacity oppose vertement ses défenseurs et ses opposants. Du point de vue de la défense de l’environnement, comment s’entendent les arguments de celles et ceux qui, face aux difficultés, placent leurs espoirs dans ces projets ?

Allegany, New York. Le Walmart local veut devenir un Walmart Supercenter. Le supermarché, un hypermarché. Le réalisateur James N. Kienitz Wilkins a déniché sur Internet le script d’une réunion publique autour de l’extension projetée. Dans son film Public Hearing (2012), il fait rejouer les échanges, respectant les temps de parole et de pause, alors que l’interprétation et la mise en scène déploient les enjeux de cette audience. À l’ordre du jour : l’étude d’impact environnemental. Franck Sciremammano, de FES Associates, résume l’impact sur la pollution : « Les volumes de trafic actuels ont été obtenus par comptage direct. 118 voyages entrants et 127 sortants seront ajoutés pour les heures de pointe, et 80 et 82 le samedi midi. » Le micro grince. La dilatation du montage n’aura jamais mieux montré combien PowerPoint et termes techniques servent parfois à faire obstruction. « L’essentiel sur cette question est qu’il n’y a que très peu de changement. […] Aucune dégradation significative de l’environnement n’est à craindre. »

Grand Paris . Le triangle de Gonesse, enclavé entre deux autoroutes, sur le couloir de l’aéroport de Roissy. 400 hectares de terres agricoles préservées, 300 hectares consacrés en partie au projet EuropaCity que Ceetrus, branche immobilière du groupe Auchan (ex-Immochan), développe avec Dalian Wanda Group. « Lors de la présentation du projet du Grand Paris à la Cité de l’architecture et du patrimoine le 29 avril 2009 par le Président de la République, le souvenir des émeutes de novembre 2007 à Villiers-le-Bel très présent chez les élus locaux et l’État, a suscité l’inscription d’un nouveau pôle de développement dans le projet du Grand Paris. » Marie-Christine Cavecchi, présidente du Conseil départemental, courrier du 24 janvier 2018 » (Enquêtes publiques conjointes du 8 janvier au 21 février 2018, site du département du Val d’Oise, p. 39).

Le gros plan sur le visage du représentant de la mairie, alors que ce dernier insiste pour délimiter le champ de l’expression citoyenne, montre combien cet officiel pèse dans le sens du projet. Mais les opposant·e·s défilent au micro. Un professeur de sociologie, costume sombre et barbe soignée : « Nous sommes une zone de faibles revenus […] pour un emploi créé par Walmart, un emploi et demi est perdu dans la ville. » Un jeune père, casquette et barbe de quelques jours, se lance : « Nous disons oui ! aux pâturages luxuriants et à notre rêve d’ouvrir une ferme ici pour commercialiser nos propres produits, la viande et le lait à des consommateurs locaux… Nous disons non ! à la nourriture industrielle, remplie de substituts, transformée et importée. » La mise en scène suggère le bon niveau d’études de l’un, l’aisance de l’autre.

« Le 21 février 2018, M. Sekoukone et sa cousine (jeunes qui habitent respectivement à Goussainville et Villiers-le-Bel) viennent exposer leur ressenti et leur expérience. Ce projet est une bonne opportunité pour le dynamisme de la région et pour les jeunes, du fait des emplois, des nouvelles possibilités culturelles et de distraction et d’un nouveau choix pour des types d’achats différents. » (Enquêtes publiques conjointes du 8 janvier au 21 février 2018, site du département du Val d’Oise, p. 54).

Lorsque James Wilkins met en scène celles et ceux qui parlent en faveur de l’extension du supermarché, son dispositif crée un trouble. Le cinéaste choisit des corps fragiles, des visages fatigués, les cheveux en désordre. En figurant une forme d’indignité, la mise en scène décrédibilise les citoyen·ne·s défenseurs du projet. Alors que la satire permettait d’éclairer les stratégies des autres acteurs, elle se retourne ici contre le procédé du film, et les mots paraissent résister à l’interprétation qui leur est faite. Car ces interventions ont la force d’un constat : seul ce supermarché semble apporter une solution à celles et ceux qui sont dans la pauvreté.

Sur le site d’Europacity, plusieurs vidéos rendent compte de réunions avec les habitant·e·s. L’une d’elle s’intitule « Le territoire a la parole ». Le besoin d’emplois, de formations, de lieux de rencontre revient comme un leitmotiv. La cheffe d’orchestre Zahia Ziouani encourage un développement culturel fédérateur. « Quelle culture ? » interroge en contrechamp Serge Hamon, metteur en scène. « Un concert de Madonna et une pièce de Brecht, ce n’est pas la même chose ! » La vidéo monte la parole des un·e·s contre celle des autres. En valorisant l’expression des habitant·e·s, elle renvoie l’opposition au projet à un milieu social — parisien, blanc, évidemment surplombant.

Après avoir incarné les paroles des défenseurs du supermarché par des corps abîmés, les comédien·ne·s donnent du sens à ce qu’iels considèrent comme une contradiction : ces « victimes » du système en train de défendre leurs « oppresseurs ». Après qu’une responsable ressources humaines de Walmart a témoigné en son nom, son influence voire son emprise sur les autres employé·e·s est suggérée par des regards en contrechamp, un hochement de tête, un geste… Pour James Wilkins, la défense du supermarché par les plus démuni·e·s s’explique donc par une parole aliénée.

Carma est une alternative majeure au projet Europacity, portée par un ensemble d’urbanistes, agronomes, paysagistes, architectes, sociologues, habitant·e·s, et soutenue par plusieurs associations. Il s’agit de préserver les terres agricoles de l’agglomération pour en faire un terreau d’initiatives. Le site de Carma s’ouvre sur la photographie d’une charrue tirée par un cheval. L’histoire du triangle de Gonesse y est retracée en mettant l’accent sur son passé agricole, depuis la carte de Cassini. Une absence, un manque frappe : l’industrialisation et l’immigration qui ont constitué les grands ensembles de Sarcelles, Villiers-le-Bel, Gonesse et Goussainville sont résumées par : « [un] processus rapide et exponentiel d’urbanisation du territoire ». L’appel à une main-d’œuvre immigrée, épisode majeur de la constitution de l’agglomération parisienne semble effacé ; l’enclavement et les problématiques sociales sont à peine évoquées. Est-ce parce que ce point de vue, le point de vue des habitant·e·s qui espèrent qu’EuropaCity apportera des solutions, est inaudible ?

Le visage (fatigué, aux cheveux en désordre) prononce ces mots : « Je suis mère célibataire. Je ne gagne pas beaucoup. Je travaille huit heures par jour, sans interruption, dans la ville d’Allegany. […] Ce serait plus facile pour moi de faire les courses en ligne à Walmart Supercenter car j’ai deux adolescents qui mangent beaucoup… » La jeune fille (dont le témoignage est payé par sa patronne) dit : « Je suis diplômée du secondaire, je n’ai pas été à l’université, mais je gagne mieux ma vie à Walmart que ce que j’aurais pensé possible. […] S’il vous plaît, laissez cette extension se faire. »

Faute d’être totalement entendus, ces mots risquent de rendre toute alternative environnementale inopérante. La réalité qu’ils expriment est certainement une porte ouverte aux pressions, incitations financières, promesses faites par les responsables d’EuropaCity. Mais dénoncer l’opportunisme des entrepreneurs et promoteurs semble vain tant qu’une remédiation ne sera pas imaginée. « Pour le commissaire enquêteur, l’opération projetée présente des avantages nettement plus importants pour la collectivité et les populations que les inconvénients qui en résultent, notamment pour : […] la qualité de l’air et le réchauffement climatique, qui dépendent plus de la croissance économique générale que de la localisation précise d’un projet, et qui seront ici minimisés par les importantes mesures prises dans le cadre du projet […] » (Enquêtes publiques conjointes du 8 janvier au 21 février 2018, site du département du Val d’Oise, p. 186).

Post-scriptum

Image en tête d’article : Public Hearing de James N. Kienitz Wilkins