filmer/chercher aux Mureaux : rencontres et fabulations entretien avec Grégory Cohen et Manon Ott
En novembre 2018, le ciné-club PSL « Filmer le champ social » projetait au cinéma le film De cendres et de braises réalisé par Manon Ott devant une salle comble. Composé de fragments, en noir et blanc, tour à tour visions de nuit suspendues, et séquences de paroles, le film esquisse un portrait d’un territoire : les cités des Mureaux, construites dans les années 1960 pour loger les ouvriers de l’usine voisine. L’exercice tente de restaurer un lien entre l’homme et le monde au-delà des aphasies et des oblitérations sociales. À la fin de la projection, une discussion eut lieu entre le public, la réalisatrice, son collaborateur Grégory Cohen, et deux des protagonistes du film dits Mao et Yannick. Sans que ce ne soit ni obligation, ni caution, la présence des protagonistes pour accompagner la sortie d’un flm témoigne de quelque chose dont le film a été l’espace, qui se prolonge au-delà de lui-même. Il aura beaucoup tourné et ainsi donné lieu à de nombreuses rencontres. La prise de parole a été déplacée ce soir-là de l’écran à la salle. Mao, pondéré et convaincant, se présente comme un membre des CROMS, un groupe constitué aux Mureaux il y a une quinzaine d’années, que Manon Ott nous a présenté depuis et dont nous publions quelques mots dans ces pages. Yannick, rappeur, prend à partie la salle avec une énergie hardie. La rencontre est désirable, joyeuse, l’échange malhabile et riche. Tous deux provoquent chez les spectateurs un flot de questions, et les paroles remplissent le cinéma sans qu’on puisse deviner qui entend quoi. En vérité, la prise de parole était déjà au cœur de l’œuvre de Manon Ott. Depuis plusieurs années, elle travaille aux Mureaux avec Grégory Cohen, dont le film La cour des murmures (2017), entre fiction et documentaire, proposait à des jeunes des Mureaux de jouer en partant d’un scénario, des séquences parfois improvisées, mettant en scène l’amour dans la cité. « Il n’y a d’adhésion par la connaissance qu’au prix d’une dualité première éprouvée, puis surmontée. Toute faiblesse, tout fléchissement dans le rapport différentiel entre notre propre identité et celle de l’objet étudié, entre nos ressources instrumentales et la configuration “objective” de l’œuvre, aura pour conséquence un affaiblissement du résultat, une diminution de l’énergie et de plaisir dans l’exploration et la découverte » écrivait Jean Starobinski. Les deux cinéastes parient sur l’expérience cinématographique comme reconfiguration politique.
Vous travaillez depuis plusieurs années dans les quartiers des Mureaux en tant que chercheurs et cinéastes. Vous y avez vécu. Comment vos films, De cendres et de braises, réalisé par Manon et La cour des murmures, réalisé par Grégory se nourrissent-ils de ce travail de recherche, comment le dépassent-ils ?
Grégory Cohen Depuis longtemps, nous partagions le projet de mener un travail de recherche approfondi dans des quartiers populaires de la région parisienne pour y fabriquer des films avec leurs habitants : des films qui replaceraient en leur centre la parole et les histoires de ces derniers. Nous avions aussi l’envie de revisiter l’histoire de ces territoires aujourd’hui en pleine mutation. Mais pour avoir déjà travaillé dans différents quartiers, nous savions qu’un tel projet nécessiterait du temps. D’abord parce que saisir l’histoire de ces territoires n’est pas si simple, mais aussi parce qu’y nouer des liens de confiance, d’amitiés aussi, ne se fait pas du jour au lendemain. Pour mener ce projet, nous savions que nous avions besoin non pas de quelques mois, mais probablement de plusieurs années. Venant tous deux d’un double parcours de recherche en sciences sociales et de réalisation de films, nous avons saisi la possibilité, en 2010, de commencer des recherches à l’université d’Évry, pour nous donner ce temps pour préparer et écrire ces films. Il s’agissait de recherches de doctorat, entre cinéma et sciences sociales, art et recherche.
Manon Ott À cette même période, nous avons découvert l’histoire des quartiers HLM de la ville des Mureaux, dans les Yvelines. La plupart de ces cités ont été construites dans les années 1960 pour loger les ouvriers de l’usine voisine Renault-Flins. La célèbre usine d’automobiles a compté jusqu’à 23 000 ouvriers dans les années 1970. Aujourd’hui, elle n’en compte plus que 4 000, dont une bonne part d’intérimaires. C’est un territoire qui fut aussi traversé par d’importantes luttes sociales. Toute cette histoire ouvrière, singulière et emblématique à la fois, qui croisait aussi l’histoire de l’immigration et celle de l’urbanisation, nous a beaucoup intéressés. En même temps, en nous rendant aux Mureaux, nous découvrons un territoire en pleine mutation et des cités HLM en cours de rénovation urbaine. Je me demandais alors : comment vit-on aujourd’hui dans ces anciennes banlieues ouvrières ? Comment les nouvelles générations voient-elles cette histoire ? De quelles ruptures mais aussi de quelles continuités l’histoire de ces banlieues est-elle tissée ?
Pour enquêter sur cette histoire, nous avons commencé à nous rendre régulièrement aux Mureaux. C’était en 2011. Et, très vite, ce sont des rencontres avec des habitants qui nous ont donné envie d’y rester.
Grégory Cohen Pendant trois années, nous avons d’abord mené des recherches aux Mureaux, en nous y rendant très régulièrement, sans caméra. Nous avons enquêté sur l’histoire de ce territoire et recueilli de nombreux récits de vie. À cette occasion, nous avons fait des rencontres particulièrement fortes avec d’anciens ouvriers de l’usine, des militants venus s’y établir dans les années 1970, des hommes et des femmes venus d’Afrique ou du Maghreb pour travailler et vivre en France dans les années 1970 et 1980, ou encore des jeunes qui grandissent aujourd’hui dans ces cités et s’y engagent à leur tour à leur façon, comme ceux de l’association les CROMS qui apparaissent dans plusieurs séquences du film de Manon.
Manon Ott Nous avons aussi habité dans le quartier de La Vigne Blanche durant une année. C’était en 2014. C’est d’ailleurs pendant cette année que nous avons tourné l’essentiel du film De cendres et de braises, un long métrage documentaire proposant un portrait à la fois sensible et politique de ce territoire ouvrier en mutation.
Mais pour décrire ce qui a changé dans ce passage de la recherche au cinéma, je dirais que si la recherche vise à apporter une compréhension complexe et critique du monde qui nous entoure, réaliser un film c’est aussi essayer de regarder et de saisir ce monde dans sa dimension sensible. Habiter aux Mureaux, y travailler avec les associations, puis réaliser ces films a changé beaucoup de choses, notamment dans les liens que nous avons noués sur place et dans les moments ou dans les paroles auxquelles nous avons eu accès. Ces films, c’était donc la possibilité de donner toute leur place à ces paroles, mais aussi d’entrer dans un processus de recherche et de création partagé avec les habitants.
« Ces films offraient la possibilité d’entrer dans un processus de recherche et de création partagé avec les habitants. »
Est-ce la démolition des tours des Mureaux qui vous y a conduit au départ ?
Grégory Cohen Oui, c’était l’un de nos questionnements car quand nous sommes arrivés aux Mureaux, les quartiers HLM de la ville étaient en pleine rénovation urbaine. Nous voulions donc comprendre les enjeux sociaux derrière ces changements urbains. La ville avait signé avec l’ANRU l’un des plus gros contrats à l’échelle nationale. Lors d’un colloque organisé en 2010 entre habitants, militants et chercheurs, nous avons rencontré un collectif d’habitants des Mureaux mobilisés pour une meilleure prise en compte des habitants dans ces projets de réaménagements. C’est comme ça que nous avons noué un premier lien avec Les Mureaux.
Manon Ott C’est vrai qu’il y avait quelque chose de très spectaculaire dans les démolitions d’un certain nombre de tours et de barres des quartiers des Mureaux. Nous avons filmé certaines de ces démolitions et passé des journées entières à errer dans les bâtiments qui allaient être démolis, à la recherche de traces de l’histoire de ceux qui y ont vécu. Mais nous nous demandions aussi quelles vies se réinventaient derrière ces décombres. Puis en passant du temps aux Mureaux, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait d’autres transformations encore plus profondes que celles engagées par la rénovation urbaine, et dont les habitants nous parlaient, comme les problèmes liés au chômage, la précarisation du travail… et au fond, les transformations du monde ouvrier. C’est aussi de tout ça, dont j’ai eu envie de parler dans De cendres et de braises.
Dans De cendres et de braises, il y a deux séquences sur la démolition, de quel regard rendent-elles compte ?
Manon Ott À un moment du film, Les CROMS parlent de la rénovation de leur quartier. Ils déplorent qu’elle ait eu lieu sans que les habitants ne soient vraiment consultés, alors même que leurs familles vivent là depuis trente ou quarante ans. Au fond, ils disent que c’est comme si on leur avait dit : « Ne vous inquiétez pas, on sait ce qui est bien pour vous, on réfléchit pour vous ! ». Ils expriment qu’ils auraient aimé avoir leur mot à dire sur ces transformations et être considérés comme des interlocuteurs légitimes, capables de se projeter. Cette sensation d’être dépossédés par des projets technocratiques imposés de haut en bas, qui les concernent mais sur lesquels ils n’ont aucune prise, ce n’est pas la première fois que je l’entendais. C’est pourquoi j’ai eu envie de garder ce moment de parole dans le film. Nous avons assisté à de nombreuses réunions d’information sur la rénovation urbaine des quartiers des Mureaux, mais assez vite elles ont été désertées par les habitants qui comprenaient que tout avait déjà été décidé, comme si le processus était clos sur lui-même. Les habitants n’étaient pas nécessairement contre les transformations de leurs quartiers, d’autant plus que la plupart ont pu être relogés sur place, mais ils auraient aimé avoir leur mot à dire. C’est dommage, car la rénovation urbaine aurait pu être un vrai levier pour une participation citoyenne.
Entre les institutions et les habitants, c’est comme s’il y avait un « eux et nous ». Il devait exister aussi une méfiance vis-à-vis de toute personne extérieure au quartier. Comment envisagiez-vous cette extériorité ?
Grégory Cohen Nous en étions très conscients. Très tôt, des jeunes du quartier nous ont dit : « Quand des personnes de l’extérieur viennent ici, ce sont souvent soit des flics, soit des journalistes. » Et un an avant que nous commencions à travailler aux Mureaux, Enquête exclusive, un magazine d’investigation de M6, avait réalisé un reportage sur les Mureaux. Bien que celui-ci annonçait vouloir donner une autre image de ces quartiers, il reproduisait les images stigmatisantes et misérabilistes qu’on a l’habitude de voir sur les cités. En tant que fabricants d’images, au départ, nous étions nécessairement assimilés à ce type d’expériences des habitants avec les médias. Très tôt, nous avons cherché à comprendre et analyser ces images qui avaient été prises ici avant nous pour en faire un sujet de discussion avec les habitants et pour réfléchir avec eux aux enjeux d’autres images.
Les choses n’étaient pas plus simples quand nous nous présentions comme chercheurs, car ces derniers, aux Mureaux, interviennent souvent pour le compte de la municipalité ou du bailleur pour mener des études en amont d’un relogement lié à une démolition par exemple. Ils viennent trois semaines ou trois mois, puis disparaissent, sans nécessairement que les habitants aient de retour sur l’enquête menée. Ces derniers ont tout à fait conscience des liens étroits qui peuvent exister entre certains chercheurs et le pouvoir. Ils envisagent difficilement la possibilité d’une recherche indépendante et critique.
Pour notre part, c’est certainement le temps passé et notre engagement dans la vie de ces quartiers qui ont permis de nouer d’autres liens. Nous sommes restés aux Mureaux plusieurs années et nous avons choisi de nous impliquer dans la vie associative du quartier, d’y mener des ateliers pour réfléchir avec les habitants autour des images. Nous avons par exemple réalisé des images dans le cadre d’une mobilisation autour du centre social, réalisé un clip de rap, monté des expositions de photographies avec des associations de quartier… autant de façons de créer d’autres liens autour des images.
Manon Ott Si réaliser des films ou une recherche peut prendre des années, les photos que nous avons produites dans l’élan des démolitions annoncées de certains immeubles ou du centre social ont pu être montrées très vite aux habitants. Nous les faisions puis nous les collions sur les murs le lendemain, ce qui permettait de montrer des résultats plutôt que de parler de nos intentions. C’était très important d’être dans ce rapport concret aux images.
« De cendres et de braises est un film qui tisse des liens entre le monde de l’usine et celui des cités, entre différentes générations. »
Malgré votre engagement aux Mureaux, à la base, vous n’êtes pas de là-bas. Vous êtes blancs, vous faites des études à l’université et vous filmez des personnes, qui pour beaucoup sont issues d’une histoire ouvrière et d’immigration qui n’est pas la vôtre. Comment vous positionnez-vous par rapport à cela ? Comment en rendez-vous compte dans vos films ?
Manon Ott Dans De cendres et de braises, on retrouve des habitants de différentes générations et de différentes origines. Je n’ai pas choisi les personnages en fonction de leurs origines ou de leur couleur de peau, mais plutôt en fonction de ce qu’ils avaient à dire de la société dans laquelle nous vivons ou parce que j’ai été sensible à leurs histoires, leurs combats, à leur façon de parler… De cendres et de braises est un film qui tisse des liens, entre l’hier et l’aujourd’hui, entre le monde de l’usine et celui des cités, entre différentes générations… C’est un film qui s’interroge sur notre monde commun. Cela n’empêche qu’il est nécessaire de s’interroger et d’être conscient de sa propre place, de sa propre histoire, et à partir de là, de quels déplacements on a envie ou on est capable… Effectivement, nous ne venons pas des Mureaux. Pourtant, nous nous y sommes beaucoup engagés et impliqués, nous avons longuement étudié et essayer de saisir l’histoire de ce territoire. Bien que je n’aie pas la même histoire que celle des habitants des Mureaux, je me sens concernée par ce qu’il se passe dans ces quartiers, par les transformations du monde ouvrier et les mutations du travail, par la question des violences policières ou celle du racisme… qui affectent ces vies comme les nôtres. Je pense que nous avons beaucoup de choses à faire ensemble, de luttes aussi à mener ensemble. J’avais donc envie de réfléchir à toutes ces questions avec des habitants des Mureaux.
Grégory Cohen De cendres et de braises cherche, par exemple, à poser la question du travail et de ses mutations, à repenser la question sociale dans ces espaces. Or ces questions ne concernent pas que les Mureaux mais bien toute la société. Elles sont toujours d’actualité même si certains diront que ces questions appartiennent au passé, que le monde ouvrier n’existe plus, que les classes sociales n’existent plus…
Manon Ott Le monde ouvrier se transforme certes. Mais les ouvriers et employés représentent toujours le groupe social le plus important de la société française. Ces quartiers continuent d’être majoritairement habités par des ouvriers ou des employés, par des jeunes qui travaillent dans les services notamment — la sécurité, l’aide à la personne, la livraison, Uber… — autant de services qui se sont à leur tour prolétarisés. En essayant de repenser la question sociale dans ces espaces, il s’agit aussi de re-politiser le regard.
Aujourd’hui, il est vrai que certains des quartiers des Mureaux sont aussi majoritairement habités par des familles originaires d’Afrique subsaharienne. Cela n’a pas toujours été le cas. En se penchant sur l’histoire de ce territoire, nous avons appris qu’il y avait eu plusieurs vagues d’immigration d’ouvriers venus travailler sur les chaînes de fabrication de l’usine Flins : d’abord des paysans des régions alentours, puis des ouvriers venus d’Europe du sud, du Maghreb, puis encore d’Afrique subsaharienne. La mixité sociale et culturelle qui existait à l’origine dans ces quartiers reflétait cette histoire des embauches à l’usine de Flins. Puis, peu à peu, un certain nombre de familles et notamment celles qui avaient connu une petite ascension sociale, les familles françaises, européennes, puis maghrébines ont quitté certains de ces quartiers. Celles qui y sont restées étaient souvent les dernières arrivées, mais aussi les plus précaires. L’articulation entre la question sociale et la ségrégation raciale est alors devenue plus visible.
Grégory Cohen Dans La cour des murmures, la question des rapports noirs/blancs apparaît de façon plus directe. Le film aborde la question des relations filles-garçons dans le quartier, mais il se construit aussi comme l’histoire d’un film dans le film : l’histoire d’un réalisateur blanc, et de sa co-équipière, qui viennent tourner une adaptation des Liaisons Dangereuses avec des jeunes des cités des Mureaux, qui eux sont essentiellement noirs. Les jeunes d’ailleurs m’ont posé la question : pourquoi il n’y a que des acteurs noirs dans le film ? Suite à un casting avec des jeunes des Mureaux, qui d’ailleurs étaient majoritairement issus des minorités, j’ai choisi ceux qui étaient le plus motivés et aussi ceux qui avaient le plus de choses à dire sur les sujets du film. Après coup, lorsque je me suis rendu compte qu’il n’y avait que des noirs, je me suis aussi posé la question ; mais je n’allais pas m’imposer de quotas, j’étais bien plus intéressé par le désir et la motivation des jeunes qui se sont présentés. C’est ça qui comptait.
Comment choisissez-vous, dans La cour des murmures, de mettre en scène le décalage entre vous et vos personnages ?
Grégory Cohen Avant de tourner La cour des murmures, nous avons mené pendant six mois des ateliers cinéma avec des jeunes âgés de 15 à 20 ans, avec qui nous avons essayé d’inventer un film à partir d’improvisations. D’une autre génération et d’une autre histoire que la mienne, ces jeunes représentaient pour moi, et moi pour eux, une forme d’altérité. Les ateliers étaient très libres : on regardait des films ensemble, les jeunes nous parlaient de leur vie, des relations filles/garçons, et d’un tas d’autres sujets. Il arrivait souvent qu’ils nous retournent les questions que nous leur posions. Leurs questions et leurs regards sur nos vies m’amusaient beaucoup, je les trouvais particulièrement signifiants. C’est pourquoi dans le film j’ai voulu remettre en scène cette rencontre entre les mondes en écrivant une histoire de film dans le film. J’espérais à travers ce procédé retrouver la curiosité mutuelle que nous avions vécue pendant les ateliers.
Ça a parfois marché. À un moment du film, par exemple, Emma, la réalisatrice, interroge les filles sur leurs relations amoureuses, puis, petit à petit, les filles se mettent à interroger Emma sur ses propres expériences amoureuses de jeunesse, son envie d’avoir ou non des enfants, de se marier, ou son désir ou non d’avoir un petit ami noir… Pour moi de tels renversements devaient être au cœur du film. J’ai l’impression que les jeunes se racontent beaucoup plus à travers les questions qu’ils posent à Emma qu’à travers les réponses qu’ils font à ses questions. Les questions en disent finalement beaucoup sur les préoccupations de celui qui les pose. Et j’aime bien qu’Emma se raconte aussi, qu’elle parle de ses difficultés amoureuses…
« Cela ne m’intéressait pas d’écrire mon propre scénario sur les jeunes, je voulais que la fiction vienne d’eux, de notre travail en commun. »
Est-ce la fiction qui rendait possible cet échange qu’un documentaire n’aurait pas permis ?
Grégory Cohen Dès le début des ateliers où nous étions parfois trois, parfois dix, j’ai compris que le désir des jeunes se portait plus sur le cinéma de fiction. Ils n’avaient pas du tout envie que je tourne un film documentaire sur leur vie. Par contre, l’idée d’écrire et d’inventer une fiction ensemble les amusait beaucoup plus.
Cela ne m’intéressait pas d’écrire mon propre scénario sur les jeunes, je voulais que la fiction vienne d’eux, de notre travail en commun. Cependant, ça s’est avéré plus compliqué que je pensais à mettre en place ; les jeunes ont pris beaucoup de plaisir à se raconter et à réinventer différents aspects de leur vie quotidienne dans les improvisations, mais ils ont fini par trouver trop fastidieux l’écriture d’un scénario. Au bout de six mois d’ateliers, ils ont perdu leur désir pour le film. C’est pourquoi nous avons finalement dû ré-écrire nous-mêmes une trame narrative à partir des ateliers et proposer à un groupe de jeunes d’improviser un film à partir de cette trame. Dès lors, c’est dans cette part d’improvisation que j’ai envisagé la possibilité de co-construire le film avec les jeunes. À partir de ce moment là, adopter le rituel du cinéma avec un casting, un scénario, des personnages a permis de relancer chez les jeunes un désir de cinéma que les ateliers avaient épuisé.
Manon Ott Le choix de passer par la fiction était aussi lié à la thématique : l’amour. Nous savions qu’on ne parle pas d’amour si simplement aux Mureaux, que la question de l’amour ou des relations filles-garçons sont des sujets assez tabous. Les CROMS, un jour, nous ont dit : « Un film qui parlerait d’amour ? Vous rigolez ! Dans le quartier, ce n’est pas comme sur les Champs-Élysées, on ne se balade pas main dans la main ! » Avec des adolescents, il s’agissait aussi de créer de la distance en passant par le jeu pour aborder ces questions.
À la fin du film, il y a une scène de baiser incroyable dans ce qu’elle met à nu des liens entre réalité, fiction et personnage.
Grégory Cohen Dans cette scène les jeunes ont la caméra de Tom et Emma entre les mains et mettent eux-mêmes en scène un baiser entre deux jeunes du groupe. Le tournage de cette scène a été très long, les jeunes ont essayé à moult reprises de faire en sorte que le baiser advienne mais ils n’ont pas réussi. Cette scène illustre pour moi les limites du cinéma ou de la fiction. Pour les jeunes, le réel est plus fort : ils ne veulent pas s’embrasser devant la caméra car, même s’il s’agit d’une fiction, ils ont peur des rumeurs dans la cité et de l’image d’eux-mêmes que va renvoyer ce geste de tendresse.
Je me doutais que le baiser serait un objet de tensions entre eux, puisque les discussions autour de cette scène avaient commencé en amont du tournage, mais je ne pensais pas que la réalité résisterait autant. Le baiser ne pouvait avoir lieu à l’écran, c’était l’image de trop. Faire exister cette image du baiser, c’était briser la carapace et exposer une certaine fragilité. Or cette fragilité ne collait pas avec la façon dont les jeunes fabulaient leur vie.
Quand vous parlez de fabulation il s’agit ici de jeu plutôt que d’une parole ? Quelle part de liberté la fiction leur offrait-elle pour rendre compte de leur point de vue ?
Grégory Cohen Dans la scène du baiser, le jeu de la vie et le jeu du cinéma se mêlent, j’ai l’impression que les jeunes oublient leur personnage de film et vivent pleinement cette situation qui à la base est fictionnelle. Même s’ils n’oublient pas la présence de la caméra puisqu’ils cherchent à maîtriser leur image à l’écran.
Néanmoins, le film leur offre l’occasion de se laisser aller au plaisir adolescent du flirt et du danger de la proximité des corps. À ce moment, mon désir de film rencontre leur désir de jeu. J’ai cherché cette convergence tout au long du film : mon but était que les jeunes s’emparent du film à partir de la trame narrative que je leur avais proposée, que leur point de vue s’exprime à partir des situations de jeu. Certes, il y avait un scénario, des situations qui posaient plusieurs des enjeux du film, mais j’ai cherché le plus possible à ouvrir des brèches dans ce scénario, à ce que les jeunes portent le désir des séquences que nous jouions. Le film fait état de toutes ces bifurcations et de ce jeu que nous inventons ensemble. Je souhaitais arriver à une forme de polyphonie, à ce que mon point de vue dialogue avec celui des jeunes.
La ligne de crête entre le réel et l’imaginaire convenait très bien aux jeunes car ils pratiquent au quotidien un mélange de fiction et de réalité dont je n’arrive pas toujours à démêler les fils. Ils ne cessent de se construire des personnages imaginaires. Dans le film, je suis finalement incapable de dire ce qui est de l’ordre du réel et de l’inventé, pourtant je pense qu’on arrive à sentir qui sont ces jeunes, leur personne derrière leur personnage.
Comment la fabulation est-elle prise en charge dans De cendres et de braises ?
Manon Ott Peut-être faut-il préciser ce qu’on entend par « fabulation » ? Pour ma part, je comprends « fabulation », au sens de Deleuze. C’est à dire le pouvoir de ceux qui sont « écrasés par l’Histoire », d’opposer leurs propres façons de voir le monde au récit dominant. Il ne s’agit donc pas d’une fiction, mais d’un acte de parole de personnages documentaires qui se mettent à fabuler, au sens de se narrer eux-mêmes et, peu à peu, de faire de leur vie une légende et de dire leur monde. De tels récits ou paroles peuvent émerger dans un espace créé par un film. La fabulation, pour Deleuze, c’est même un énoncé proprement cinématographique car c’est un énoncé qui naît dans une expérience non ordinaire et partagée entre un cinéaste et des personnages, chacun faisant un pas vers l’autre et se transformant dans cette expérience pour créer ensemble quelque chose de nouveau. Le philosophe voyait d’ailleurs dans ce travail autour de la parole un des caractères essentiels du cinéma politique qu’il présentait aussi comme un « cinéma de l’acte de parole ».
De cendres et de braises est un film état-des-lieux, au sens où il s’intéresse à l’histoire d’un territoire. Il cherche à faire sentir le poids de l’Histoire, des mutations du travail, des structures sociales… Et en même temps c’est un film de paroles, un film qui cherche ces paroles qui font rupture parce qu’elles sont celles de ceux qui ne sont pas censés parler. Des paroles qui critiquent, qui résistent, qui rêvent… L’enjeu du film était de faire sentir des subjectivités aussi bien intimes que politiques. Les habitants des quartiers populaires sont plus souvent parlés ou racontés par d’autres — par les journalistes, les politiques, les chercheurs… — qu’ils n’ont l’occasion de raconter eux-mêmes leurs histoires. C’était important, à travers ces films aux Mureaux, de créer des espaces pour qu’ils puissent se raconter. Il ne s’agissait pas de parler à la place des habitants mais plutôt avec eux. Je dirais qu’il y a donc de la fabulation dans la façon dont certains des personnages de De cendres et de braises s’emparent de ces espaces créés par le film et mettent en légende leur histoire. Je pense par exemple à la séquence avec Momo, le personnage filmé près d’un feu durant toute une nuit qui nous parle de sa vie d’ancien braqueur devenu militant politique, tout en livrant son regard sur notre société. Au fond, Momo nous interpelle et nous demande à nous, spectateurs : dans quelle société voulons-nous vivre ? Il fait tout cela avec son propre langage et avec des formules à lui, qu’il invente, comme celles des « Deux Chevaux et des Rolls Royce » pour parler des riches et des pauvres.
Il y a une double dimension de fabulation — celle que l’on peut attribuer au film, et celle qui viendrait des personnages eux-mêmes. Vous choisissez de retrancher du film De cendres et de braises le travail réalisé en amont avec les personnages, au contraire de ce qu’a fait Grégory dans La cour des murmures qui l’inclut dans le film.
Manon Ott Oui, La cour des murmures raconte l’histoire d’un film dans le film. À sa façon, il donne à voir le processus, la recherche en train de se faire. De cendres et de braises fonctionne différemment. C’est un film qui est le résultat de plusieurs années de recherches et de nombreux entretiens avec les personnages qui, pour beaucoup, se sont fait hors caméra, mais qui ont permis de préparer le film. Le film ne montre pas ce travail de préparation, mais en même temps, on sent bien, en le voyant, ce temps long passé aux Mureaux qui a permis de telles rencontres et de telles paroles.
Grégory Cohen Une des premières scènes tournée pour De cendres et de braises était la réponse des CROMS à notre question : « quel film feriez-vous pour raconter votre vie ? ». Leur désir était de chercher à raconter la « vraie vie », « sans filtre », à l’inverse de l’image donnée par les médias ou d’autres films qui parlent des cités mais souvent, disaient-ils, qui n’en montrent qu’un aspect. Ils avaient envie que ce film montre la diversité de trajectoires qu’on rencontre dans le quartier, qu’il donne aussi à voir des jeunes qui travaillent… Cette séquence n’a pas été montée dans le film final, mais elle fait partie de tout le processus qui a conduit au film. Ce processus, c’était un peu comme un long atelier mené avec chacun des personnages du film.
« Si le film fabule, ce serait dans cette part de poésie des images qui vient accompagner la parole. »
Manon Ott Ces rencontres que nous avons faites aux Mureaux sont le résultat d’un double déplacement : celui de cinéastes/chercheurs vers leurs personnages et celui des personnages vers ces cinéastes. La question qui nous intéresse, c’est ce qui se négocie et ce qui s’invente dans ces rencontres. Comment elles nous déplacent et nous interrogent. On peut être amené à filmer des personnes aux univers très différents des nôtres. Et je pense que c’est aussi dans cet écart là, entre des subjectivités parfois profondément différentes, qu’il y a quelque chose de nouveau à inventer. Prenons l’exemple de Yannick, le jeune rappeur qu’on voit dans De cendres et de braises. Au départ, j’ai voulu travailler avec lui à partir d’entretiens, mais il m’a dit « j’essaie de décoller et tu me retiens par la jambe ! » J’ai compris que c’était à moi d’aller vers son univers, pourtant très différent du mien. C’est comme ça que nous avons commencé à travailler autour d’un de ses clips de rap. J’ai mieux saisi son univers, même si nous n’étions pas toujours d’accord. Plonger dans cet univers du rap hardcore m’a posé beaucoup de questions. Mais en même temps les rêveries de Yannick, qui ont une place importante dans le film, sont aussi nées de ces séquences tournées pour le clip. D’ailleurs, au fil du tournage, Yannick s’est de plus en plus intéressé au film et aux questions de cinéma qui le traversaient. Peu à peu, il s’est beaucoup investi dans le film et en a même oublié le clip.
De cendres et de braises restitue ces différentes rencontres aux Mureaux comme autant de tableaux qui, peu à peu, proposent un portrait du territoire. Chaque fragment du film cible un unique moment parmi des heures tournées avec chaque personnage, un moment où l’intensité de la parole est particulière. Mais cette force de la parole ne vient pas de nulle part. Par exemple, avec Momo, nous avons échangé pendant plus de six mois sur son histoire, ses combats,… J’étais sensible à sa trajectoire de vie singulière et non linéaire qui va de la délinquance à l’engagement politique. Puis le tournage, avec lui, s’est concentré en une seule nuit. Je n’avais pas envie de faire un entretien classique où Momo parlerait face caméra. Nous avons décidé ensemble de mettre en scène sa parole à côté d’un feu, la nuit. Le feu allait certainement s’éteindre, il faudrait donc aller chercher du bois pour le raviver et le garder allumé toute la nuit. Et puis, il nous faudrait tenir et traverser la nuit jusqu’au petit matin. Momo a contribué à penser cette scène et sa dramaturgie. Il m’a proposé de faire ce feu dans un lieu qui était pour lui évocateur de nombreux souvenirs. Le tournage venu, il s’est mis à raconter, et pour ma part j’ai adopté une posture d’écoute très attentive. En m’appuyant sur les nombreux entretiens que nous avions eus en amont du tournage, je l’accompagnais juste par de petites relances.
Et, cette nuit-là, devant la caméra, il s’est passé quelque chose de nouveau. Certainement grâce à la mise en scène et à tout ce travail de préparation, Momo a raconté des choses qu’il ne m’avait jamais dites auparavant. C’était un peu comme si sa parole, ce soir-là, était une parole typiquement cinématographique. Une parole qui ne pouvait exister ainsi qu’au cinéma. C’est peut-être ça la fabulation. Mais c’est aussi une parole qui est augmentée par la puissance sensible de sa présence à l’écran, de son corps, de son visage, par la façon de filmer le feu, d’enregistrer le vent dans les herbes hautes… Ce travail de l’image, et notamment d’une certaine poésie qui passe par l’image, est aussi destiné à faire résonner autrement la parole de Momo, à faire qu’on l’écoute avec une grande attention. Si le film fabule aussi à sa façon, ce serait donc peut-être dans cette part de poésie des images qui vient accompagner la parole.
Votre film s’appuie sur des métaphores, abstraites, comme les vues des Mureaux de nuit, et la présence récurrente des cendres et des braises. Quel en est le statut au regard de ce que vous disiez sur les fabulations de vos personnages ?
Manon Ott Tout en partant de questions à la fois sociales et politiques, je souhaitais que le film aille vers une certaine forme d’onirisme et de rêverie. Loin de tout didactisme, cela passe aussi par le travail des motifs et de l’allégorie. Tout un imaginaire est associé aux cités des Mureaux, qui comme d’autres quartiers sont des espaces surmédiatisés. L’enjeu était de remettre du mouvement dans tout ça, de ré-ouvrir les imaginaires, d’inventer d’autres figures… Et quelque part de s’autoriser à rêver avec les personnages. Yannick se rêve en train de voler au-dessus des tours de la cité, eh bien pourquoi pas accompagner sa rêverie et la mettre en scène ? Pourquoi pas voir Momo comme un ermite, ou comme un philosophe errant, qui racontant sa vie, la nuit près de son feu, rêve aussi une autre société ?
Tout l’enjeu du film était de faire un pas de côté, de déplacer le regard. C’est pourquoi il assume des partis pris formels ou artistiques forts. Cela passe par exemple par le choix d’une image en noir et blanc qui amène une certaine part d’atemporalité ou de mystère, et qui nous éloigne d’emblée des images d’actualités qu’on a l’habitude de voir sur les cités. Cela passe aussi par le recours à la musique du saxophoniste Akosh S., qui est combattive et onirique à la fois, ou encore par le fait de travailler ce temps de la nuit, à la fois comme un moment d’errance et un moment du possible, qui, peu à peu, laisse place à l’imagination. Au bout de la nuit, Yannick, du toit d’une tour de la cité, dit qu’il aimerait « casser les barrières » visibles ou invisibles qui entourent le quartier. Sur ces paroles, un nouveau jour peut se lever, le film peut se terminer.
Post-scriptum
Photo en tête d’entretien extraite De cendres et de braises de Manon Ott.
Primé au festival Les Écrans Documentaires (Grand Prix) ainsi qu’au festival Filmer le travail (Prix « Restitution du travail contemporain »), le film De cendres et de braises sortira en salles le 25 septembre 2019. En parallèle, les éditions Anamosa feront paraître un livre qui restitue ces rencontres ainsi que les recherches menées en amont du film. Pour suivre l’actualité du film, http://www.docks66.com/distribution....