reviendrons-nous dans le Grand Paris ? statistiques et sentiments

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Paris-Périphérie ou Paris-Province ? Contre les rêves préfabriqués et bétonnés portés par les grands projets des promoteurs immobiliers, Athanase Husseini-Khoury exprime la désillusion de la vie à Paris et les impasses du projet du Grand Paris. Dans la perspective d’un Parisien en quête d’espace, il s’identifie à la classe des intellos précaires/classe créative/classe moyenne forcés d’envisager la vie hors de la métropole, à cause de conditions matérielles et affectives insatisfaisantes. Il est amené à reconsidérer d’autres ailleurs : Marseille plutôt que Massy ; Bordeaux plutôt que Le Bourget.

« De 2011 à 2016, Paris a perdu en moyenne chaque année 0,5 % de sa population, soit 11 900 habitants par an. »
— Le Monde, 22 janvier 2019.

« 317 000 personnes ayant un emploi travaillent à plus de 200 kilomètres de leur lieu de résidence. Le nombre de ces navetteurs longue distance a augmenté de 35 % entre 2008 et 2013. Dans quatre cas sur dix, ils travaillent dans l’aire urbaine de Paris. »
— Insee Première, n° 1605, 2016.

C’est une goutte statistique mais une réalité qui touche particulièrement une génération d’intellos précaires/classe créative/classes moyennes (rayez les mentions inutiles), moteurs traditionnels de la vie culturelle comme du militantisme : à côté de la tentation d’investir, de réfléchir ou d’infléchir ce Grand Paris en existe une autre, celle d’aller l’attendre ailleurs. En contrepoint de toutes les données sur ce Grand Paris rêvé et en cours de réalisation, il y a un curieux phénomène : Paris se vide doucement et pour la première fois à ce point. Intra-muros, la ville perd du monde, et les « navetteurs » augmentent.

La décision ne concerne plus seulement des parents à la recherche d’espace, ou des retraités anticipés de la vie parisienne, vers les 40 ans, elle touche surtout une génération, les 20-30 ans, de gens qui n’auraient jamais quitté Paris avant. Des casse-cous ou des amoureux il y a 10 ans, des fous il y a 20. « On allait jamais dans des villes comme Bordeaux et Marseille, qu’est-ce que tu voulais qu’on y fasse ? C’était moche, cher pour y aller, il n’y avait rien », tranchent les ainés quand ils observent nos nouvelles mobilités, parfois en s’inquiétant pour nous, sans comprendre que la Province de leur époque n’a plus rien à voir avec celle qu’on vit aujourd’hui.

Pour beaucoup d’entre nous, contrairement à d’autres profils qui investissent déjà la grande couronne et y font augmenter la population [1], la question n’est pas d’embrasser le Grand Paris — ectoplasme administratif et immobilier dont tout le monde se fout, ou presque — et l’appel du large n’a pas le goût du périph’ dépassé. Toujours pas. Personne ne rêve de Grand Paris. On ne rêve pas de Massy ou du Bourget, comme on a rêvé de Montreuil et Saint-Denis, timides incursions de l’autre côté, qui étaient peut-être appelées à naturellement se développer et que le Grand Paris va paradoxalement stopper en remodelant à sa sauce les couronnes de Paris autour d’un nouveau monde artificiel.

utopie à date de consommation courte

L’univers du Grand Paris peine lui-même à formuler son utopie et s’emmêle les pinceaux dans ses plaquettes immobilières, par exemple celle du quartier autour de Massy TGV [2], coincé entre deux mondes : les traces d’une utopie connectée et verte, faite de bâtiments éco-construits et de quartiers ponctués de fablab et tiers lieux censés compenser un monceau de bureaux. Mais aussi un localisme digne des années 1950, avec un quartier certes intégré, mais où il y aura la conciergerie, le cinéma, la salle de concert, le faux épicier du coin [3] (cette réinvention 2010 de la grande distribution qui se prépare désormais à un monde où d’une part l’hypermarché serait revu de fond en comble, et d’autre part 50 % des ventes se feraient dans les commerces de proximités), le boulanger, la brasserie, comme s’il fallait ancrer au maximum les grands parisiens loin de Paris, hors des flux qui étaient l’argument de vente pour les faire venir jusque là.

Impossible de se retrouver dans un de ces « quartiers de gare », refaits à neuf, qui sont au centre du réaménagement de la région [4].

Aucune chance qu’on se plaise dans ce qui va sortir de ces ensembles dans lesquels la seule pensée mise en place est celle de concepts déposés par Eiffage — l’un des poids lourds de la construction en France et acteur privilégié de ces rénovations à grande échelle — à travers son laboratoire Phosphore : Modul’Air®, Urbanbridge®, Energitecture® et enfin Rue Nue®, concept privatisé par un brevet même s’il désigne pourtant une « voie reconquise par le public » [5]. Le Grand Paris est fait de projets immobiliers mâtinés d’une pensée du moment qui sera déjà caduque à la livraison en 2025. Faut-il déposer des concepts appelés à vieillir aussi vite ?

Jusqu’à aujourd’hui, le Grand Paris n’a donc ni penseur ni pensée globale. Cruauté de Google, quand on l’interroge sur « Intellectuels + Grand Paris », aucun nom ne sort, il propose à la place, en premier : « 6 décembre 2018, site societedugrandparis.fr, “La direction industrie et achats de la Société du Grand Paris recherche un(e) acheteur(euse) prestations intellectuelles” ». Et cette absence n’est pas sans poser problème pour lutter ou construire une alternative.

Paris est devenu un décompte inversé dans nos vies.

l’autre Grand Paris

Ce qui se profile pour les années 2020, à côté de la possibilité de se réinventer en luttant contre ce Grand Paris, en le prenant de vitesse par la création d’un autre, ou en attendant de voir émerger ses contradictions pour en jouer, ce sont aussi d’autres alternatives. L’une est de continuer à s’en foutre, et de résister encore à une ville dont la concentration (Paris intra-muros : + 20 000 habitants/km²) la fait, par la magie des statistiques, ressembler à Bombay (27 000) et pas à Berlin (4 000). Surtout dans les quartiers qu’on habite le plus souvent, le 11e, le 18e, le 20e. (environ +30 000 selon l’Insee).

L’autre est simplement de partir, mais avec de nouvelles règles : c’est la tangente par le Ouigo et d’autres villes de France. Le train low cost ouvre la possibilité de ne plus être hors de Paris comme on est en exil, autorise à être pendulaire, et a redonné aux voyages une spontanéité et une rapidité. C’était le fait d’ingénieurs ou de cadres supérieurs, habitués à la 1re classe des TGV du matin [6] et à arpenter la France, c’est devenu accessible à d’autres. On abhorre le Ouigo sur le principe, et les LGV pour leur coût, pour les mêmes raisons qu’on déteste le Grand Paris, mais ils sont devenus des alliés, et pourraient paradoxalement faire dérailler en partie un projet mastodonte. Que le Ouigo soit désormais dans Paris, à l’arrivée de Gare de Lyon, et non plus à Massy ou à Marne-la-Vallée, a des allures de signe.

En même temps que le Ouigo, un nouveau regard émerge. On ne blague plus sur la Province, le mot s’est d’ailleurs éclipsé au profit de noms de villes. Et il n’est plus question de vacances, ou d’une ville d’origine qu’on a quittée pour monter à Paris. On parle désormais de Nantes, Marseille, Lyon, et d’autres, avec une certaine excitation. À Paris aussi, on a un doute nouveau sur sa propre centralité. Sentiment confus qu’il se passe des choses ailleurs, par définition invisibles dans les médias, nationaux parce qu’essentiellement parisiens, mais qui pourraient doubler en volume s’il fallait investir en mieux la matière de la presse régionale, cette remontée de localisme pâteux (et dont on espère presque, une fois partis de Paris, qu’elle continue à l’être pour rester encore un peu tranquilles en avant-garde fantasmée). Le front est même renversé. On ne justifie plus son départ de Paris. Parce qu’il n’est désormais que partiel, il peut même ne pas être annoncé vraiment. On peut revenir dans Paris uniquement pour en profiter, avec l’argent dégagé par des loyers moins chers. On se justifie par contre d’y rester, encore un peu. Paris est devenu un décompte inversé dans nos vies, on en compte les années qui restent à tirer, il n’y a plus d’orgueil à en être un ancien, plus de honte ou de déclassement en la quittant, parce que ce n’est pas le lieu où il se passe quelque chose. Pas encore.

Les arguments pour partir, qui pourraient apparaître désuets parce que nos parents les ont déjà entendus, n’ont jamais été aussi vrais : la qualité de vie, l’espace (à la fois celui au sens propre de plus grands appartements voire de maisons, et l’espace métaphorique, pour imaginer), l’argent. Il n’est même pas question d’être un néo-rural, mais de vivre dans une autre ville, sans y être une victime de pathologies parisiennes. C’est-à-dire en s’extirpant de lieux dont l’exiguïté a un coût sur nos vies politiques autant que nos vies sentimentales : comment trouver un espace militant qui permettrait de se rencontrer et de construire quelque chose ? Ne serait-ce qu’accueillir des amis militants pour se rencontrer quand on vit dans 40m2 ? Trouver un espace amoureux alors que le prix de l’immobilier impose quasiment le fait de se mettre en couple, dans des appartements de toute façon trop exigus pour bien le faire ? Comment faire sans être, à 30, 35 ou 40 ans, malgré un salaire fixe et parfois des boulots prestigieux, dans l’impossibilité financière de passer à autre chose que le logement qu’on a depuis qu’on est étudiants, qu’on veut d’autant moins quitter qu’avec les années son prix est devenu attractif par rapport au marché qui continue d’augmenter ?

Ce barrage immobilier est au cœur d’un étrange sentiment d’ascension sociale déjà arrivée à sa dernière marche — si tôt, à peine dans la trentaine — comme un écho intime aux constats statistiques de Thomas Piketty : les rares à pouvoir continuer sont les héritiers, ou ceux qui arriveront de Londres et ne sont pas choqués compte tenu de ce qu’ils payaient là-bas. Les intellos précaires — qui relèvent souvent du secteur public, des domaines de la culture, de l’art, de l’éducation — sont ceux qui dégustent le plus, entre la perte nette du pouvoir d’achat dans leurs secteurs [7], et les loyers qui augmentent le plus fortement, dans leur type d’appartement (les 2 et 3 pièces) [8].

On est cependant peut-être la dernière génération à vivre Paris de cette façon, ayant été les derniers à avoir été élevés dans l’idée qu’une ascension était possible, et qu’elle se matérialisait dans des appartements dont la taille augmentait. Les derniers aussi à avoir entendu des récits de parents et d’aînés qui ont vécu Paris comme une ville ouverte et pleine de possibles. Il n’est pas certain que les futures générations, celles qui grandiront avec le Grand Paris, vivent dans ces ombres-là et sentent autant l’appel du large. Pas sûr non plus qu’elles vivent autant que nous le contraste entre Paris et ce nouvel ailleurs : ce plaisir qu’on prend hors de la capitale ne vient pas que du soleil ou de l’espace, il s’appuie aussi sur une différence de revenus et de richesses qui nous est favorable. Il vit du contraste entre l’image et l’accessibilité de la Province de notre enfance et la réalité de ces villes aujourd’hui, tout comme de la différence qui existe pour le moment entre des villes qui ont connu une mue — visible à travers un symbole commun que sont leurs nouveaux tramways — et celle qui attend encore Paris.

Alors, le temps que le Grand Paris se monte, il y a ainsi une poignée de personnes, statistiquement négligeable, qui ont l’opportunité dans d’inventer une position médiane, moins liée à l’ouverture Paris/Banlieue, que Paris/Province. Que le Grand Paris émerge, et l’on ne parlera possiblement plus de ce qu’on a fui, mais de ce qu’on est allés construire ailleurs, on aura même potentiellement résolu certaines de nos contradictions et laissé tomber certaines arrogances de nouveaux arrivés. A ce moment-là, est-ce que vraiment nous reviendrons ?

Notes

[1Selon l’Insee, l’Île-de-France devrait gagner un million d’habitants d’ici 2050.

[2cf. les vidéos d’Altarea-Cogedim sur son compte youtube https://www.youtube.com/user/ALTARE....

[3Le Parisien, 26 janvier 2018 ; Challenges, 19 janvier 2017.

[411 % de la surface de la région est en travaux, avec des pôles particulièrement importants autour des gares. Cf. Apur, Quels logements dans les quartiers de gare du Grand Paris Express ?, septembre 2017.

[5Eiffage, « des villes et des hommes », 2013.

[6« Les principaux profils de grands voyageurs de ce type selon l’Insee. Cf « Les irrésistibles attraits des villes TGV », 9 juin 2018.

[7« Depuis 2000, l’indice de la fonction publique a augmenté de 12 % pendant que l’inflation grimpait de 24 %. Un agent qui entre dans la fonction publique aujourd’hui perd 12 points de salaire par rapport à quelqu’un qui aurait été embauché il y a 15 ans ». Le Monde, 26 janvier 2016

[8« À Paris, ce sont les loyers des 2-pièces qui ont flambé de plus du double de l’inflation avec un bon de +33,6 % en 10 ans », Le Nouvel Obs, Février 2014.