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Et le reboot réinventa la ruine Diane Scott, « Ruine. Invention d’un objet critique », Éditions Amsterdam

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1/ Une ruine est-elle le dedans d’un ancien dehors ou bien un intérieur devenu extérieur ?
2/ Toute ruine est-elle déserte ?
3/ La ruine est-elle l’avant-l’après d’une chose ou bien existe-t-il des ruines qui sont des en-mêmes-temps ?

Voici trois énigmes mi-policières mi-logiques qui figurent parmi les questions qui traversent, comme des chevilles, un essai sur la ruine contemporaine, Ruine. Invention d’un objet critique (éditions Amsterdam). Vacarme avait publié en 2011 et 2015 deux textes de Diane Scott sur les ruines contemporaines. Cette recherche donne lieu aujourd’hui à ce livre dont nous publions trois extraits en forme de bande annonce.

Page 15-16

Aujourd’hui un objet suscite le voir, l’interpelle et le capture. Une ruine nouvelle s’offre depuis une trentaine d’années, monumentale à sa manière et proliférante : villes détruites, gravats à foison, murs en lambeaux, usines abandonnées qui ne cessent d’appeler le regard. Étrangement nous voulons toujours les voir, jamais repus de leur fouillis de natures mortes ou de leur austérité massive, jamais lassés malgré la répétition qui les constitue pourtant aujourd’hui en lieu commun. Il faut le reconnaître : la ruine est un objet d’amour. Elle nous tient à la merci de ses images qui, toujours plus vues et connues, ne perdent en rien de leur pouvoir d’attraction. Cette avidité qui fait que la ruine est partout et que s’en multiplient les images dans les galeries et sur les écrans, réelles ou fictionnelles, contient une dimension d’énigme. Quel est cet objet qui, si pauvre et sale et revu soit-il, nous tient ainsi l’œil en haleine ? Car nous nous sommes tous retournés ces dernières années sur ce charme, nous avons tous fait l’expérience de cet engouement. Quel est ce désir de ruine ? Pourquoi sommes-nous arrêtés là ? La fascination a cette double caractéristique de laisser coi et de n’être pas toute bonne. Approchons-nous.

[…]

Certes, la ruine a toujours été une figure du Sphinx. Pour les modernes, les palais et les temples effondrés de l’antiquité ont toujours été en avance d’un savoir. Chez Volney, qui écrivit Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires en 1791, la ruine sait quelque chose de la politique. On part l’interroger, même fictivement, on attend qu’elle nous enseigne, que ce soit sur la tyrannie, sur le châtiment des villes impies ou sur la vulnérabilité des empires. La ruine à cet égard est d’abord un lieu affecté d’un savoir. Si les modernes se sont employés à faire parler les ruines, et si à en croire Lacan, « là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien », attachons-nous pour la ruine d’aujourd’hui à entendre ce qui s’ignore dans ce qu’elle montre. Si la ruine-sphinge parle, elle ne sait pas ce qu’elle dit – et nous moins encore puisque c’est au lieu même de sa parole que se tient notre regard en elles. Se caler aujourd’hui sur le silence des ruines et leur réserve d’énigme, faire fond sur leur insistance, c’est poser que le savoir est situé du côté des choses. Car la ruine actuelle met cette pratique de la lecture maligne en déroute par l’amour qu’elles suscitent. Le soupçon n’a pas l’air de pouvoir venir à bout de notre goût pour elles. C’est aussi dire que l’idéologie n’est pas le tout de l’objet. Ou plus précisément : que le mythe n’est pas le tout de l’idéologie. Y aurait-il de l’idéologique qui ne serait pas du « mythologique » ? C’est là le premier enjeu de ce travail et sa première opération : à partir d’une analyse de la ruine d’aujourd’hui, faire l’hypothèse d’une pratique déplacée du concept d’idéologie. Ouvrir la possibilité de produire une critique de l’idéologie qui ne soit pas entièrement prise dans la haine de son objet. Voir alors, c’est revoir et c’est diviser le voir sans s’en déprendre.

Pages 68-69

Certains ont comparé Vestiges, le second volet d’À l’ouest des rails, avec Europe 51 de Rossellini. Peut-être ce que l’on a appelé le réalisme du cinéma est-asiatique à partir des années 1990 est-il venu en Europe occuper une place homologue à celle tenue par le néoréalisme italien dans les années 1950 – homologue en ce qu’ils fournissent tous deux, pour leurs époques respectives, depuis des zones géographiques qui partagent une même valeur de pays-qui-rattrape-un-retard, un imaginaire du populaire. La dimension documentaire spécifique à chacun décuplant leur faculté à le soutenir. On dirait même que les objets ont rebondi du cinéma italien au cinéma chinois à cinquante ans d’écart : la moto arrangée de Zampano dans La Strada et les mobylettes qui ne démarrent plus de Plaisirs inconnus, les pantalons en tergal et les marcels blancs de Ossessione et ceux de Still Life, tout ce lexique des salles à manger pauvres, ce sont les mêmes objets et la même patine. Tout le mobilier et l’immobilier de peu de ce cinéma chinois connotent pour nous la province rurale, le petit bois repeint sous la toile cirée des grands-mères à la campagne — c’est-à-dire les objets de la modernisation des années 1950-1960 déjà épuisés. Voilà notre modernisation déjà recouverte, une sorte de pli dans les choses. La ruine en l’occurrence tient moins du monument que de la qualité sensible. Barthes dirait : le ruiné plutôt que la ruine. Or cette chair désuète offre à l’époque un objet-raccourci qui est l’imaginaire d’une place. Au-delà des enjeux et des stratégies de ces cinémas que l’on peut effectivement rapprocher, ces poèmes de choses occupent la même place dans la symbolique historique du siècle. Les cinéastes du nouveau réalisme chinois présentent ainsi à l’Occident le rapport à la ruine et au populaire qu’il réclame.

Présenté dans la catégorie documentaire, Still Life remporta, contre toute attente et presque en dépit du règlement, le Lion d’or de la 63e Mostra de Venise en 2006. La présidente du jury, Catherine Deneuve, déclara : « Tous les jurés ont été surpris par la qualité de ce film car il contient tout ce qui nous plait. » Cette surprise sans doute ne fut pas celle d’un écart mais au contraire d’une adéquation, lorsque se rencontrent un objet et la demande qui s’y révèle en y adhérant. Surprise de ce qui s’ajuste au miracle près. La ruine est le nom de cet amour-là : elle allégorise le populaire tel que l’époque le désirait sans le savoir.

Pages 108-110

Chaque actualisation de Blade Runner produit un écart d’une trentaine d’années : le roman de Dick date des années 1960 et situe son action dans les années 1990 ; le Blade Runner des années 1980 imagine la Los Angeles des années 2010 ; celui des années 2010 imagine celle des années 2040. Le pas de cette science-fiction est de trente ans, une amplitude de compas reproduite à l’identique – on dirait une génération. Il y a un vertige un peu jaune, comme on parle de rire jaune, à sentir combien nos fictions dans leurs « délires » ont été si timides à changer nos regards, et l’on ne saurait dire si c’est tant mieux ou s’il est tellement déroutant que cela soit finalement si peu. Comme si s’éprouvait là le pessimisme de Jameson : la science-fiction donne à lire non pas la force de nos imaginaires mais la frontière de leurs impuissances.
De fait, les années 2010 se sont retournées sur les années 1980. Deux séries, Stranger Things (Netflix, 2016) et Dark (Netflix, 2017), l’ont même thématisé. La première se déroule dans une petite ville de l’Indiana en 1983, la seconde dans une petite ville du Bade-Wurtemberg en pleine Forêt noire en 2019. Dans les deux cas, des adolescents disparaissent, le passé siphonne le présent et, pour chaque série, les années 1980 sont corrélées à la province et à l’adolescence, métonymies l’une de l’autre. Voire, dans Dark, les années 1980 ouvrent à leur tour sur les années 1950. Cette structuration de la fiction par chambres d’écho temporel est un décalque du contexte historique général, et en particulier des rebonds de l’imaginaire politique américain. La communauté des petits propriétaires ruraux blancs de l’Amérique jeffersonienne est un idéal qui a resurgi avec l’Amérique d’Eisenhower et la famille WASP middle-class des années 1950, puis de nouveau avec les années Reagan et que l’Amérique de Donald Trump a repris à son tour. L’élection de Trump aux États-Unis correspond au même fantasme de restauration d’une Amérique blanche souverainiste, celle d’avant la défaite au Vietnam et la suprématie de la Chine, un Kansas opposé tant à l’émigration latino qu’à Manhattan, Washington et San Francisco. Le sentiment d’accomplissement fade de la ville moyenne, la trahison du désir qui traverse le barbecue entre voisins et la tondeuse à gazon – cette « petite bourgeoisie » – ricochent des années 1950 aux années 1980, puis aux années 2010. S’écrit ainsi une généalogie par grands rebonds de trente ans de la petite province américaine conservatrice et xénophobe. Première détermination, le pas du "reboot" est un miroir de l’imaginaire de la province WASP. Et comme le diagnostique Jameson, cet affairement de la culture autour d’une historicité pensée sur le mode de la poupée russe donne à lire un bégaiement.
Dans ce jeu de rebonds, on perdrait à chercher le point de butée princeps, le signifiant ultime. On se tromperait à penser que Trump reboote Reagan et ainsi de suite, c’est-à-dire que l’on ne saurait penser la question de l’historicité comme seule répétition sans penser aussi le rapport à la répétition elle-même. Ce n’est pas qu’il y aurait une configuration collective qui, refoulée, ferait retour incessamment dans nos fictions, parce que ce qui revient dans le refoulé, c’est le retour : c’est en tant qu’acte et non en tant que sens enfoui qu’il nous faut tenter de penser le reboot. Aussi la répétition ne chiffre-t-elle aucun refoulé à mettre au jour, le reboot fait énigme en tant que répétition même. Trump ne reboote rien, il incarne le lapsus dans le discours de la fin de l’histoire.

Pages 118-119

« Slavoj Žižek a proposé une lecture de Blade Runner 2049 en termes de transformation sociale, dans la continuité de la tradition de l’interprétation critique du post-apocalyptique. L’androïde en tant qu’« autre » est toujours le support d’une interrogation utopique, en l’occurrence sur la sexualité et l’exploitation. Sa lecture suit deux lignes de crête, l’autre et la rébellion. D’abord, il est question du caractère toujours déceptif de cette figure de l’autre, le plus souvent réduit au fantasme de l’un, à la projection bornée de l’individu masculin hétérosexuel, sans réelle altérité mise en jeu. Voire, a-t-on envie d’ajouter, la prostituée hologramme est désespérément et sans ironie le cliché de ce dont le pétainisme a toujours rêvé : une femme-au-service. D’où la seconde question : pourquoi l’androïde ne sabote-t-elle pas la scène de sexe ? Pourquoi la nouvelle génération de robots est-elle moins rebelle que la précédente ? Parce qu’elle sait que ses souvenirs sont entièrement « fake », tandis que la précédente tenait sa capacité de révolte de la violence de la révélation de son artificialité. Ce point est intéressant : l’idéologie aurait moins à voir avec la question de la vérité qu’avec le moment du « réveil » produit par le surgissement de cette vérité, l’émancipation aurait trait à une forme de scansion, la vérité n’est pas sans une certaine vitesse ou sans un rythme. Mais Žižek clôt vite cette digression pour conclure : Blade Runner 2049 se contente de répéter le discours habituel à l’égard de l’androïde, celui d’une tolérance cynique. Il faut être gentil avec l’androïde (i.e. avec les pauvres et les minorités) mais s’assurer que le réel des rapports sociaux ne change surtout pas. Acclimater le ghetto. Blade Runner est une formation de compromis typique entre les exigences du surmoi humaniste et celles de la domination sexuelle et sociale. Žižek s’agace de ce qu’avec un matériel si inventif le film soit politiquement si sage. Pour être vraie, son interprétation n’en est pas moins standard, elle s’applique de manière très pertinente à d’autres fictions, notamment à bon nombre de films de genre, dont la puissance d’inventivité subversive a été engloutie depuis longtemps à mesure que le « genre » s’officialisait.

Žižek parle peu du film, il y épingle des motifs qui viennent illustrer des points de théorie qui lui préexistent. Et, en toute logique, l’objet échoue à soutenir les attentes qu’on lui adresse de l’extérieur. Il reste un vulgaire objet idéologique. Faisons l’hypothèse d’une méthode de travail inverse et, partant, d’une lecture qui en déplace la scène interprétative : une confrontation plus serrée avec le film nous conduit à le regarder non avec les lunettes de l’exploitation capitaliste mais avec celles du concept de culture. Autrement dit, et pour raccorder nos hypothèses entre elles : si le post-apocalyptique problématise la fin de la classe moyenne, comme le suggère Mad Max, il faut couper cette proposition avec un troisième élément, qui est la question de la culture — et c’est ce que Blade Runner vient ajouter comme segment nouveau dans le corpus reboot.