Le présent numéro de Vacarme s’organise autour du texte « Fracturing politics/Fracturer la politique », de Leonie Ansems de Vries, Lara Montesinos Coleman, Doerthe Rosenow, Martina Tazzioli et Rolando Vázquez. Une discussion que nous avons souhaité traduire et publier car le dispositif qu’elle propose, tout autant que ce qu’elle énonce, résonnent avec un sentiment qui habite aujourd’hui les luttes : la tension entre le besoin d’un cadre pour nos engagements et la tentation de le faire, à nos échelles, voler en éclats. La réflexion commune de ces chercheur·ses sur la fracturation de la politique vise tout autant à bousculer les cadres théoriques de leurs champs disciplinaires, à interroger la matière idéologique de leurs outils conceptuels, qu’à rappeler une méthode qui consiste à revenir toujours au cœur des luttes pour saisir comment elles transforment, font trembler les catégories du politique pour imposer leurs mots d’ordre, mais sont aussi elles-mêmes conditionnées et travaillées par les cadres de la politique.

Leur ambition est de chercher les effets de rupture produits par des luttes contemporaines, en Europe et en Amérique du Sud, sur les cadres de la domination politique occidentale telle qu’elle s’est imposée à partir du XVIIe siècle et sur les notions, notamment philosophiques, qui ont constitué son référentiel et nourri sa légitimité. Comment les contestations, les mobilisations mais aussi les mouvements de population permettent-ils d’observer les fissures et les points d’effondrement du monde de la « modernité » historique et philosophique, indissociable de l’imposition du système colonial (voir l’entretien avec Karima Lazali) ? Quels sont les lieux où le système tend à rompre, laissant dans ces fractures émerger de nouvelles pratiques, revendications et subjectivités politiques ?

C’est aussi une manière peut-être d’en revenir aux débuts de Vacarme : observer ce qui bouge, ce qui se transforme dans l’expérience des luttes, leurs modes de subjectivation collective, leur lexique.

Le texte « Fracturing politics/Fracturer la politique » prend aussi pour terrains d’observation et d’engagement des sites de luttes pour en questionner les enjeux. L’État, la citoyenneté, la souveraineté sont-ils encore des outils pertinents pour réfléchir aux parcours et aux mobilisations des migrants en Europe, ou y a-t-il, dans l’aspiration collective et l’autonomie politique des migrations, quelque chose qui excède ces catégorisations politiques et que nous ne savons pas encore nommer ? Les formes de vie qui naissent d’expériences collectives en Amérique Latine et revendiquent l’appartenance à la Terre et l’égalité comme principes de toute communauté politique, signifient-elles qu’un renoncement à la forme étatique est possible et souhaitable ? De quelles tensions, de quels paradoxes, toutes ces expériences de lutte sont-elles porteuses ?

Ce numéro rassemble, autour de cette discussion, des personnes et des collectifs qui, chacun·e à leur manière, renouvellent et déplacent les lieux et les objets des luttes. Ce sont parfois d’infimes glissements, chaque lutte s’inscrivant dans une histoire, d’autres l’ayant précédée et amenée. Mais chaque période produit son propre vocabulaire de la contestation politique, reconfigure les rapports de force, produit de nouveaux objets (la transparence sur le prix des médicaments). L’histoire des luttes s’apparente aussi à une conquête de droits nouveaux : Caroline Mecary montre comment la justice a été une scène cruciale pour l’avancée des droits LGBTQI+ et constitue elle-même un terrain puissant de luttes, sans cesse traversée par l’actualité des questions sociales.

Ce qui fait fracture dans la domination, c’est sans doute à la fois la volonté exprimée par les sujets de se défaire d’un cadre subi, et la manière dont ils subvertissent dans les luttes la position qui leur est assignée dans l’espace social. Occuper l’espace des luttes pour les personnes en situation de handicap, c’est retrouver une place dans l’espace politique et dans celui des représentations, face à un processus historique de ghettoïsation lié au placement en institutions et de mise à l’écart de l’espace public (Manifeste du Collectif handicaps pour l’égalité et l’émancipation).

En plus de subvertir une position réelle et/ou assignée, les luttes peuvent reposer sur la subversion de pratiques instituées et l’investissement de nouveaux lieux. Des pilotes qui se servent de la bannière de la sécurité, notion clef dans la conduite des opérations aériennes, comme outil de désobéissance civique pour empêcher l’expulsion d’un étranger (entretien avec François Hamant), l’association Handi-Social qui investit dans ses actions des lieux qui dynamitent les stéréotypes de la vulnérabilité et de l’assistance associés au handicap (portrait d’Odile Maurin) : le chantier aborde des points de fracture avec les schèmes dominants de la politique, leur lexique, leur forme de subordination, créés par des luttes locales, par des tactiques spécifiques dans leur dimension indissociablement individuelle et collective (entretien avec Filmon Ghebrezbagher). Dans ces mobilisations apparemment hétérogènes, la question de la mobilité et de la liberté de circulation émerge comme un motif structurant, auquel s’agrègent d’autres motifs, illustrant une grande perméabilité des luttes, des lieux qu’elles investissent et des appellations qu’elles se donnent. Ainsi le Gilet Jaune est réapproprié et adapté par les étrangers sans-papiers (entretien avec les Gilets Noirs), le lieu de l’aéroport devient un enjeu de mobilisation stratégique pour les étrangers mais aussi pour les personnes en situation de handicap, dont la mobilité est constamment entravée. Tous aspirent finalement à faire exploser les cadres politiques existants.

S’ébauche ainsi une quasi-guerre des positions, où le lieu et la place, réels et symboliques, qu’on occupe sont consubstantiels des motifs et des objets de la revendication. L’auto-organisation en est une composante essentielle. Elle permet l’émergence de nouveaux acteurs politiques mais aussi la reconfiguration des places, des lexiques. Au sentiment d’impuissance opposons ces tactiques ciblées, avec leurs parfois minuscules effets, leurs petits et grands déplacements — et essayons de réfléchir encore à « que faire ? ». Depuis les lieux où nous sommes, avec nos métiers, nos places assignées. Celles que l’on conquiert, celles que l’on refuse.