fracturer la politique ou comment éviter la reproduction tacite des ontologies modernes/coloniales dans la pensée critique

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L’échange qui suit tente de bousculer la pensée critique/post-structuraliste, qui, tout en s’efforçant d’interroger les ontologies modernes libérales, les reproduit souvent tacitement, empêchant de saisir les structures et les histoires contemporaines de violence et de domination. Cette discussion entre cinq chercheurs·ses critiques, venu·e·s de disciplines variées et aux approches théoriques différentes, s’attache à explorer le potentiel de la notion de « fracture ». La conversation s’ancre dans des luttes politiques sur plusieurs sites — luttes de migrants en Europe, luttes décoloniales au Mexique, luttes ouvrières et paysannes en Colombie —, afin de repérer comment ces luttes « fracturent » ou « fissurent » les cadres modernes de la politique, sans pour autant les reproduire, ni être de simples moments disruptifs dans le fonctionnement par ailleurs bien rodé des régimes gouvernementaux. Un tel processus de « fracturation » ne présuppose pas non plus une vision « complète » ou « cohérente » d’une politique à venir. Les auteur·e·s s’attachent plutôt à détailler la nature incohérente, provisoire et multiple de cadres et de pratiques de pensée dans la lutte, qui n’en forment pas moins un « ensemble » même s’il reste ouvert et contesté.


Les photos qui accompagnent cet article sont extraites de deux séries différentes.
La première, The Humans of Calais, résulte d’un projet d’auto-photographie mené pendant l’été 2016 dans lequel les résidents de la « jungle de Calais » documentèrent leur vie quotidienne avec des appareils photos mis à leur disposition.
La seconde série provient de l’exposition de Lara Montesinos Coleman Sembrando Dessaraigo, et les photographies ont été prises alors qu’elle travaillait comme conseillère en droits humains auprès d’associations en 2005-2008.


Ansems de Vries : Le point de départ de cette discussion est la tendance d’une part importante de la pensée critique post-structuraliste à reproduire tacitement les ontologies modernes libérales. Nous utilisons la notion de « fracture » dans le contexte des luttes politiques comme un point focal pour discuter de notre travail et de notre réflexion critique. Nous disons tou·te·s, d’une manière ou d’une autre, qu’il est important pour la pensée critique de mener une (re)construction ontologique active, et que la « fracturation » de la politique doit être, en terme d’ontologie, plus largement prise en compte et débattue. La critique post-structuraliste notamment, bien qu’elle interroge les cadres modernes, peine à les fracturer et retombe toujours sur les mêmes affirmations ontologiques. Sur un plan méthodologique, notre conversation prend les choses « par le milieu » — au milieu  : en s’intéressant à des luttes politiques en différents lieux, elle permet de développer à la fois des analyses qui relèvent le défi de « fracturer » la politique moderne/coloniale, et des conceptions divergentes sur les implications théoriques et pratiques de ce défi.

Coleman et Rosenow : La plupart des études post-structuralistes reposent sur un ethos qui, plutôt que de réduire la politique à des ontologies modernes fixes, la définit comme fracturée, provisoire, et circonstancielle, ce qui a donné lieu aux « travaux de pensée dissidente » [1]. Indépendamment de cet ethos, les recherches « dissidentes » se concluent (et commencent) encore souvent par des affirmations sur les relations sociales, liées à ces mêmes ontologies que les chercheurs avaient entrepris de critiquer. Nous avons abordé ce point ailleurs, au sujet d’études post-structuralistes sur la « sécurité » [2]. Malgré leur effort pour interroger les pratiques qui donnent sens aux concepts de « sécurité », malgré l’élargissement de l’enquête à un vaste ensemble de pratiques de sécurisation, l’objet de l’analyse a toujours tendance à être circonscrit par l’universalité présumée de tropes traditionnels modernes tels que la survie, la menace et les distinctions entre amis et ennemis. Les ontologies modernes qui définissent l’« objet » de la réalité politique continuent à déterminer les formes de pratiques susceptibles de retenir l’attention du chercheur critique. Par exemple, si la théorie politique moderne/libérale fondée sur l’axiome « liberté vs sécurité » est critiquée, l’ontologie sous-jacente demeure néanmoins : les pratiques libérales qui ne sont pas explicitement désignées comme appartenant au champ de la sécurité (par exemple dans le domaine économique) sont considérées comme l’arrière-plan « neutre » (c’est-à-dire ne relevant pas du champ de l’analyse) des pratiques de sécurité. Meera Sabaratnam note cependant (à propos des analyses critiques sur la consolidation de la paix libérale) que l’attention continue dont bénéficient les discours occidentaux renforce l’idée que l’agency est du côté de l’Occident ; et que la façon dont l’Occident se représente lui-même est le « terrain du politique » [3].

Ansems de Vries et Tazzioli : Dans la littérature critique sur les migrations on trouve un autre exemple remarquable d’un intérêt pour la fracturation du politique qui conduit à reproduire les ontologies politiques modernes. La migration est pensée en relation ou en opposition directes avec les concepts majeurs de la pensée politique moderne, telles que la citoyenneté, la nation, la sécurité et l’économie. Néanmoins, la critique adressée aux conceptions libérales de l’ordre et de la subjectivité est souvent désamorcée par le retour à une ontologie libérale du sujet fondée sur la citoyenneté. Ce corpus met ainsi en lumière les effets transformateurs et déstabilisants des mouvements de migrants pour la citoyenneté, en particulier les qualités disruptives des revendications politiques et des luttes des migrants [4]. Mais, bien qu’il soit méthodologiquement essentiel de « mobiliser la politique » [mobilizing politics] [5] par la migration, c’est à l’aune de la citoyenneté que cette littérature jauge si les pratiques des migrants sont politiques, tout en critiquant la conception courante de la citoyenneté. Comme le notent Nyers et Rygiel [6] : « Le langage de la citoyenneté est encore ce qui saisit le mieux le langage de la subjectivité politique ». Il faudrait considérer les migrants comme des « citoyens actifs », qui contribuent à renforcer la citoyenneté en temps de crise, plutôt que comme des menaces pour l’État-nation.

Fracturer la politique implique un ethos : une recherche de la pensée dissidente qui ne propose ni ligne fixe, ni argument, ni cadre d’analyse qui meènerait à la construction d’un « tout » cohérent.

Bien que ces auteurs s’inscrivent dans un processus de dénationalisation méthodologique de la citoyenneté, nous pensons qu’ils en reviennent à une compréhension moderne du terme, dans la mesure où la politique est toujours « une affaire » de citoyens, de souveraineté, et d’États-nations, plutôt que de luttes pour la mobilité en tant que telle. Pour rompre avec cela, la « mobilisation » de la politique a besoin d’aller plus loin : se concentrer sur les luttes pour la mobilité, dont la compréhension déborde le cadre de l’ordre politique et du langage de la citoyenneté, afin d’éclairer ce que la migration annonce [7]. Il faut également déplacer l’objet de l’analyse : passer des migrants, considérés comme sujets et citoyens dans un ordre plus vaste de souveraineté et d’États-nations, aux luttes pour la mobilité dans un monde hétérogène, où ordre et désordre coexistent [8]. Se concentrer sur les luttes ne signifie néanmoins pas perdre de vue l’étude des pratiques de gestion et de maîtrise de cette mobilité disruptive. Étant donné l’interrelation étroite entre les pratiques de résistance, de lutte, de management et de contrôle, il importe de retracer les conditions de possibilité politiques et historiques par lesquelles la production de l’« illégalité » des migrants et de mobilités inégales a par exemple été naturalisée. Comme le suggèrent Coleman et Rosenow, fracturer la politique implique également un ethos : une recherche de la pensée dissidente qui ne propose ni ligne fixe, ni argument, ni cadre d’analyse qui mènerait à la construction d’un « tout » cohérent, que ce soit l’État, la souveraineté, ou une notion plus large de citoyenneté.

The Humans of Calais
Il est révélateur que le seul commentaire fait sur cette photo soit « C’est notre tente ». « C’est à nous » est le message à retenir. Les gens ne savaient jamais s’ils auraient un abri pour dormir la nuit ; certains étaient détruits par le feu, d’autres s’effondraient dans la boue après des averses violentes. Cette photo montre aussi le caractère improvisé de la majeure partie du camp, bâti avec tous les matériaux disponibles. Depuis six mois, les matériaux de construction n’étaient pas du tout autorisés dans le camp. Nous étions accueillis dans de nombreuses tentes avec une grande hospitalité. Même si ces tentes constituaient pour les habitants un habitat provisoire, la plupart cherchait à les maintenir propres et à les décorer avec des photos de leur maison et de leur famille.

Remettre en cause les ontologies modernes suppose de discuter des luttes susceptibles (ou non) d’aboutir à quelque chose de plus cohérent, et d’inventer un cadre d’analyse qui dépasse la production du savoir moderne. Conceptuellement, cela peut se faire en créant de nouveaux concepts et des connections « transversales » avec d’autres champs de la pensée et de la pratique. L’un de nous a développé la notion de « milieu » pour décrire un mode de pensée qui part « du milieu » [9] : ouvrir à la relation et à la mobilité plutôt que partir d’ordres, de cadres, et de sujets individuels (fixes) ; et ouvrir à la transversalité plutôt que chercher une cohérence à travers des fondements ontologiques et épistémologiques stables. De plus, partir « du milieu » en ce sens implique de reconnaître la relation étroite entre les forces de l’ordre et du désordre : l’ancrage et le désancrage continus des cadres et des pratiques de pensée modernes. Nous cherchons des « fissures » disruptives et transformatrices des ontologies modernes, sur lesquelles simultanément ces fissures s’appuient. C’est cette approche ontologique (re)constructive qui fait le lien entre nos interventions dans cette discussion, même si nous développons des conceptions divergentes des types de moments-mouvements transformateurs, et des fissures et des cassures qui se produisent.

Vázquez : Coleman et Rosenow font valoir que le terrain de la politique est généralement compris sous le prisme des auto-représentations occidentales ; c’est d’autant plus important que la recherche critique tend à renforcer cette territorialité. Je souhaiterais suggérer que ce qui est fracturé c’est le sens du politique à l’intérieur de la modernité, mais que cette fracturation ne remet pas en question le monopole de la modernité comme terrain majeur du politique. Il est important de comprendre comment et pourquoi les ontologies sociales libérales ont tendance à se reproduire. La pensée politique qui domine la modernité occidentale reste confinée au territoire épistémique de la modernité, produisant et contrôlant ses frontières [10]. Cela a marginalisé ou disqualifié d’autres expressions du politique. Prendre au sérieux la question de la colonialité, c’est questionner le monopole de la modernité sur les critères de reconnaissance du politique. Selon moi, le défi est donc de dépasser le cadre moderne/colonial, et pas simplement de le déstabiliser ou de le fracturer.

On peut retracer cette relation entre la modernité et son altérité dans les efforts de la philosophie politique classique pour faire de la modernité le territoire de la vie politique. Dans les travaux fondateurs de Hobbes, Locke et Rousseau, la modernité est établie par opposition à l’« état de nature » (pure violence ou pure innocence), situé en dehors du politique. Si nous replaçons cette pensée politique dans son contexte géo-historique, il devient évident qu’ils ne parlaient pas simplement d’état de nature dans un sens abstrait, mais qu’ils le pensaient en relation avec un monde colonial, tenu en dehors du politique comme non-civilisé, sauvage, ou comme une nature à l’état pur : « le colonial est l’état de nature où les institutions de la société civile n’ont pas de place [11]. » La naissance des notions modernes de politique, de contrat social, d’État, est contemporaine de la négation coloniale d’autres mondes politiques. C’est cet effacement qui a permis que la modernité advienne comme le terrain fondamental du politique. Sans la colonialité, la modernité ne pourrait continuer à se prétendre et à se présenter comme une réalité totale du monde historique.

The Humans of Calais
L’espace ouvert à gauche des dunes de sable était plein de tentes et d’abris, avant d’être dégagé par les autorités en janvier 2016 pour créer une « zone-tampon » entre le camp et l’autoroute. La clôture en barbelés financée par le Royaume-Uni, conçue pour empêcher les migrants de sauter dans les camions sur l’autoroute, est seulement visible au loin sur la photo. Les habitants ont transformé cette tentative pour sécuriser la zone en une opportunité pour créer un sens de la communauté. Pendant l’été, des matchs de foot et de cricket s’y tenaient régulièrement et une journée sportive fut organisée pour les plus jeunes résidents pendant notre séjour en juillet. Il y avait une règle simple pour cette journée sportive organisée par des bénévoles : toutes les équipes devaient être intercommunautaires. Les dunes de sable avaient pareillement un double usage pour les autorités et les migrants, les unes les utilisant comme des points d’observation tandis que les autres profitaient de leur caractère surélevé pour avoir une meilleure réception du réseau sur leurs téléphones portables.

Coleman et Rosenow : L’échec de la confrontation à la question de la colonialité se retrouve dans des travaux de théorie critique plus récents, sous la forme de la « critique interne de la modernité », chez des auteurs tels que Foucault, Derrida, Adorno, et Horkheimer. Comme Gurminder K. Bhambra le fait remarquer, une (ré)écriture critique des histoires (ou, dans son cas, des sociologies) ne peut qu’abandonner les « perspectives singulières », pour reconstruire une modernité « incluant ses récits coloniaux et leurs conséquences » [12]. Sinon, comme Vázquez l’a noté plus haut et ailleurs, les critiques de la modernité restent intra-modernes : elles parviennent à « retirer à l’économie de la vérité de la modernité sa demande d’universalisme en la rendant socialement et historiquement constituée », mais sans se pencher sur la colonialité ni discuter la violence de l’effacement de ces terrains épistémiques au-delà de ses frontières [13].

En second lieu, quand on se limite à la pensée poststructuraliste (inspirée en particulier par la pensée de Foucault et celle de Derrida — même si elle ne leur est pas toujours fidèle), le spectre des violences susceptibles d’être dénoncées et critiquées est souvent particulièrement limité. La critique ne reste pas purement interne à la modernité, elle devient sa propre référence. L’auto-référentialité est la conséquence involontaire du désir de fracturer les cadres épistémiques dominants de la théorie politique traditionnelle sans construire des cadres alternatifs généraux à la place. Mais quand la question de la généralité est entièrement omise, il y a danger à recentrer ce que les penseurs poststructuralistes ont initialement cherché à décentrer. Dans le champ des relations internationales par exemple, Richard Ashley et R. B. J. Walker continuent à se référer à, et à mettre au centre de leur réflexion, la « souveraineté » comme problématique moderne décisive [14]. Et dans les analyses contemporaines des problématiques de sécurité, les post-structuralistes restent centrés sur des notions du pouvoir qui valorisent la compréhension de la « sécurité » en tant que manifestation de la protection contre la violence et la contrainte directes, qu’ils opposent par exemple aux violences invisibles liées à la « normalité » de l’économie politique investissant dans des technologies générales de pacification et de dépossession [15].

The Humans of Calais
L’école est un des nombreux lieux d’apprentissage dans le camp, un autre lieu phare étant la bibliothèque, baptisée la Jungle Books. L’école et la Jungle Books proposent des cours de langues, principalement le français et l’anglais, dispensés par des bénévoles. Le résident qui a pris cette photo précisa « l’école est un endroit très spécial pour moi ». Nous avons rencontré de nombreuses personnes qui avaient été forcées de quitter l’université dans leur pays d’origine, et qui étaient frustrées d’avoir dû arrêter leur formation. Certains des résidents que nous avons croisés avaient le bac, un master ou un autre diplôme de l’enseignement supérieur, et ressentaient de la frustration de ne pas pouvoir s’en servir.

Milieu 1 — spatialité, (in)visibilité et mobilité

Ansems de Vries : En partant de la notion de milieu et en passant « par le milieu » dans notre engagement conjugué pour les luttes politiques ainsi que pour la déstabilisation et la (re)construction ontologiques, nous nous tournons maintenant vers le premier site de lutte : la mobilité des migrants à travers l’Europe. Nous nous intéressons particulièrement à la façon dont ces luttes politiques pour le droit de circuler sont un défi lancé aux conceptions modernes de la spatialité et de la visibilité, tout en attirant aussi l’attention sur la relation complexe entre les luttes transformatrices des migrants et les pratiques de gestion des migrations qui cherchent à réguler leur mouvement. La fracturation émerge ainsi plus comme un processus de dislocation de la modernité, comme un défi aux présomptions de cohérence, aux raisons immuables, ainsi qu’aux relations de pouvoir, que comme une rupture radicale.

Ansems de Vries et Tazzioli : Pour nous, parler de fracturation implique une dislocation des systèmes binaires qui caractérisent les acceptions modernes de la politique, sans reproduire ce même cadre épistémique. Cela signifie critiquer d’une part la préoccupation moderne de cohérence et de complétude, et d’autre part la posture post-structuraliste vis-à-vis de la fracturation, qui reste ancrée dans des concepts créés pour décrire un monde fini et universel. Ce monde « fini » omet la reconnaissance, par exemple, du passé et du présent coloniaux qui l’ont façonné, comme l’indiquent Coleman, Rosenow et Vázquez. Il ne s’agit pas pour autant d’un appel à en finir définitivement avec les oppositions binaires ; il se pourrait bien que l’urgence de surmonter les éléments binaires ne fasse que contribuer à les perpétuer [16]. Décrire un monde complètement « fracturé » ou sans « cohérence » risque également d’invisibiliser les structures de la violence et de la domination. Considérer les migrants principalement comme des sujets « nomades » qui déterritorialisent les conceptions et les espaces dominants de la politique, et comme les précurseurs d’une nouvelle politique radicale de la mobilité, empêche de tenir compte des pratiques et des structures racistes auxquelles de nombreux migrants sont quotidiennement confrontés.

La fracturation émerge plus comme un processus de dislocation de la modernité que comme une rupture radicale.

C’est plutôt la relation complexe entre gouvernance et résistance que souligne notre approche, qui consiste à prendre les choses « par le milieu ». Ainsi parler de complexité n’implique pas de dénier la puissance de transformation de certains mouvements-moments de résistance, et ne veut pas dire qu’il est impossible de trouver un sens, mais plutôt qu’il se peut que les mêmes pratiques opèrent simultanément comme gouvernance et résistance [17]. À partir de là, nous devons être attentifs aux effets perturbateurs et reproductifs de certaines pratiques, sans pour autant présumer abstraitement du caractère naturel, fixe, et/ou finissant des cadres modernes. Ce qui nous intéresse ici, c’est de savoir comment les luttes politiques perturbent les ontologies modernes, puisent en elles tout en se les réappropriant stratégiquement. Nous en discuterons au regard des concepts-clés modernes d’espace et de visibilité, plus particulièrement à partir des luttes de migrants qui ne sont pas des revendications « conventionnelles » liées au territoire ou à la reconnaissance comme sujets politiques, mais revendiquent ce que Fernandez et Olson ont appelé le « droit d’aller et venir » [18].

luttes relatives à l’espace politique (européen)

Les chercheurs sur les migrations, influencés par la pensée (post-)marxiste et post-structuraliste, ont critiqué l’identification de la politique avec le territoire en affirmant que la frontière n’est pas un point ni une ligne mais une technique de gouvernement, une méthode. Ainsi, l’Europe est devenue une frontière [19] dans la mesure où les techniques de la frontière agissent à la fois à l’intérieur du territoire et au-delà des territoires nationaux et de l’Union européenne. Cette reconfiguration va de pair avec la critique d’une « crise » migratoire en Europe, dans laquelle la migration est présentée comme la source d’une crise sécuritaire et/ou humanitaire [20]. Ces chercheurs affirment qu’il s’agit plutôt d’une crise du régime des frontières, qui empêche les gens de circuler.

Si passer des frontières et de la sécurité (entendues comme des réalités) aux techniques de frontiérisation et de sécurisation ouvre un espace pour repenser la mobilité, il n’en reste pas moins que le focus reste sur ce qu’il était question de remettre en cause, à savoir les notions de frontière, de sécurité et de crise, comme l’ont déjà souligné Coleman et Rosenow à propos de la sécurité. D’un côté, cela risque de (re)produire un monde cohérent à l’excès et se présentant comme le reflet trop fidèle des techniques de gouvernement. Une meilleure entrée dans cette problématique est de s’éloigner totalement de la notion de « crise », en se concentrant à la place sur les luttes des migrants pour leur mobilité et pour le droit à rester [21]. D’un autre côté, se concentrer sur l’Europe comme un espace de « crise » nous coupe d’une géographie et d’une histoire plus larges de la mobilité et de la politique, à la fois extérieures et intrinsèquement liées à l’« Europe ».

Notre approche consiste à partir des luttes [22], des pratiques de mobilité mises en œuvre par les migrants dans leurs efforts pour circuler face aux pratiques de gestion des migrations. De ce point de vue, la migration met en question ce qu’est et où est l’Europe. Mais cela ne veut pas dire que toute la migration provoque un bouleversement spatial : le régime européen des frontières opère tout autant hors de son territoire officiel qu’à l’intérieur, et son fonctionnement de base consiste à rendre la migration illégale — par exemple en bloquant les routes légales pour arriver en Europe. De ce fait, les migrations non autorisées ne sont pas disruptives en elles-mêmes. Cependant, certains ont affirmé que les revendications politiques de ceux qui ne sont pas considérés comme des acteurs politiques — c’est-à-dire les non-citoyens — mettent en question la nature même de la politique. À l’inverse, nous suggérons que la dislocation de la politique exige que des mobilités non autorisées mettent en question non seulement qui peut être un acteur politique mais aussi les termes politiques du territoire souverain et de la citoyenneté. Ainsi d’importants groupes de migrants se sont présentés de façon inattendue à la frontière gréco-macédonienne pour sortir de l’Union européenne (UE), afin d’y rentrer plus au Nord. Défiant la réglementation Dublin III, qui stipule que les migrants doivent demander l’asile dans le lieu de leur première arrivée dans l’UE — renforçant ainsi l’idée de territoire souverain —, la seule demande de ces migrants était de traverser ce territoire. Leur demande ne concernait pas l’asile ou la citoyenneté, ou du moins pas encore, mais plutôt la mobilité, en faisant abstraction de la frontière de l’UE et des réglementations sur l’asile.

The Humans of Calais
Cette photo illustre la dualité dans le camp entre l’officiel et l’informel. Le premier plan montre les abris et les tentes de fortune, qui constituaient l’habitat de la majeure partie des résidents dans le camp. Les abris étaient construits dans un effort concerté par les bénévoles et les résidents, avec différents matériaux. Le camp des conteneurs se trouve à l’arrière-plan. Les autorités françaises ont construit le camp des conteneurs pour remplacer les tentes détruites durant la démolition de la partie Sud du camp le 29 février et le 1er mars 2016. Les résidents exprimaient des sentiments mêlés sur les conteneurs, beaucoup mentionnaient les aspects positifs de l’électricité, de la propreté, des lits et des toilettes. Mais quand on leur demandait s’ils voudraient vivre dans un conteneur, beaucoup répondaient « non ». La prise d’empreinte et le manque de sécurité arrivaient en premier dans les raisons données. Obtenir une place dans le conteneur supposait d’être enregistré, en donnant l’empreinte de sa paume de main. Beaucoup redoutaient que la collecte de ces données biométriques affecte négativement une future demande d’asile au Royaume-Uni. La sécurité était aussi une préoccupation majeure. Beaucoup parlaient de la fréquence des pillages et étaient réticents à partager leur conteneur avec des gens qu’ils ne connaissaient pas ou en qui ils n’avaient pas confiance. L’organisation du camp informel était caractérisée par des communautés soudées, mais ce sens de la communauté semblait être absent dans le camp de conteneurs.

Comme l’illustre également l’exemple suivant, cela remet en question l’idée selon laquelle, pour être dans le politique, on doit soit détenir soit revendiquer (illicitement) une forme de citoyenneté, à l’intérieur d’un territoire particulier. Pendant l’été 2015, des migrants retenus à la frontière italo-française ont organisé une protestation sur les falaises de Vintimille, qui a duré des semaines et était illustrée par des pancartes où l’on pouvait lire « Nous ne partirons pas. Nous avons besoin de passer. » Le refus de leur collectif de déposer une demande d’asile en Italie déplaçait la capture spatiale de « Dublin », qui les empêchait de choisir où aller et où rester. Ils se battaient pour le droit à une protection humanitaire sans être pour autant piégés dans les cadres (spatiaux) des frontières nationales et des droits associés à la citoyenneté. La protestation a transformé la zone de la frontière entre la ville italienne de Vintimille et la ville française de Menton en un espace de lutte dépassant ces deux États. En un sens, c’est l’« Europe » en tant que telle qui est devenue le point de référence de leurs revendications.

La notion de « milieu » permet de décrire un mode de pensée qui part « du milieu » : ouvrir à la relation et à la mobilité plutôt que partir d’ordres, de cadres, et de sujets individuels fixes.

Ces formes de luttes et d’espaces politiques passent inaperçues dans le champ de la recherche universitaire qui — tacitement ou explicitement — ne cesse de revenir à la souveraineté, au territoire et à la citoyenneté comme points d’ancrage de la politique. En outre, d’autres luttes politiques autour de l’« Europe », et leurs résonances coloniales, restent tout aussi invisibles, par exemple l’imposition par l’Europe de ses frontières en dehors de son territoire officiel. Par conséquent, le focus sur les luttes montre d’abord, à un niveau pratique, que l’approche de l’UE a consisté à neutraliser, à capturer, et à prévenir les mobilités à la fois dans et hors de l’Europe avec des conséquences importantes sur les vies des migrants. Cela montre aussi que les réponses souvent ad hoc de l’Europe provoquent des formes de fracturation, au sens où les revendications des migrants sur l’espace sont le résultat du renforcement des frontières, qu’elles débordent et provoquent. De plus, sur un plan épistémique, ces luttes sont un défi au concept moderne d’espace politique.

l’(in)visibilité comme outil de mobilité

Être vu et reconnu est un trait constitutif du fait d’exister politiquement, au sens moderne du terme. Des penseurs post-structuralistes comme Judith Butler [23] reprennent cette image en décrivant les mouvements contre la précarité comme l’exercice d’un « droit pluriel et performatif à apparaître ». Ce qui soulève les questions suivantes : quel est le point aveugle de ce qui est rendu visible, et quelles autres stratégies d’invisibilité sont en jeu ? Autre question : cette économie du visible et de l’invisible est-elle l’objet de la politique à proprement parler ? Les luttes des migrants décrites ici suggèrent que la visibilité et l’invisibilité peuvent être utilisées tactiquement, non pas dans le but d’être vu mais dans celui de se mouvoir. En effet la visibilité n’est pas juste un enjeu visuel lié au fait d’apparaître et d’être reconnu, elle est aussi une question de production de savoir au sens où elle consiste à produire et/ou à ébranler une représentation particulière de la réalité.

Dans ses premiers travaux sur la discipline, Foucault a écrit cette phrase célèbre « la visibilité est un piège » [24]. C’est en étant vu, ou en présumant qu’on est vu, par une instance de pouvoir qui voit tout mais demeure invisible, que le pouvoir disciplinaire opère. L’optique disciplinaire n’est cependant qu’une manière de comprendre la question de la visibilité dans l’œuvre de Foucault [25]. Ses travaux plus tardifs décrivent le gouvernement comme un effort pour transformer la réalité en savoir : faire d’une chose visible un savoir est la rendre gouvernable [26]. Cela peut aussi prendre une autre forme : rendre quelque chose ingouvernable, ou invisible, ou chercher à déserter le champ de la production de savoir. La visibilité et l’invisibilité peuvent être des tactiques de gouvernement, aussi bien que de résistance, les deux étant étroitement liées [27].

En effet, le gouvernement et la résistance sont réversibles [28], comme le montre le sauvetage des migrants en Méditerranée. La visibilité, qui permet l’exposition de certains sujets et en laisse d’autres dans l’ombre, peut être « habilement rejouée par les sujets » [29]. Les migrants en mer, dont la plupart cherchent à rendre leurs trajets vers l’Europe indétectables, se réapproprient la préoccupation européenne de faire de la gestion des migrations un objet de visibilité-savoir-gouvernement à travers une sorte de « visibilité tactique ». Ils réclament d’être vus et sauvés en mer, devenant ainsi des objets de préoccupation non sécuritaire mais humanitaire. Plus que de la « réversibilité », la pratique du sauvetage constitue une mesure de gouvernement en même temps que de résistance. Tant que le régime militarisé de la frontière n’est pas renversé, il est temporairement réapproprié en vue d’un autre objectif. En outre, l’(in)visibilité en tant que telle n’est pas le principal objet politique, elle sert plutôt d’outil dans la lutte pour la mobilité.

Les fossés qui existent entre des terrains dissonants ne peuvent pas être réparés ou comblés, on ne peut que les éprouver.

À cet égard, la fracturation peut être comprise comme une dislocation, plus qu’une rupture radicale, du lien moderne entre politique et visibilité. On le voit aussi chez les migrants de la « jungle » de Calais, qui se retrouvent pris au piège et ont différentes pratiques d’(in)visibilité, par exemple quand ils demandent à être reconnus comme des êtres humains (« nous ne sommes pas des animaux » est un slogan souvent entendu). Toutefois, l’(in)visibilité pourrait être un outil pour devenir autre chose qu’un sujet politique au sens moderne, sans ajouter à une « vision » alternative cohérente de la politique. En janvier 2016, les autorités françaises ont évacué une bande de 100 mètres de la « jungle ». Bien que qualifiée de « zone tampon » ou de « no man’s land », l’étendue ainsi dégagée était clairement un lieu de contrôle, donnant à la police une meilleure visibilité du campement et facilitant son intervention. Cependant, la bande a vite fait l’objet d’une contestation créative en devenant un terrain de sport collectif pour les jeunes, qui redevenaient des gamins jouant sur un terrain plutôt que des objets de sécurité. Là aussi, les conceptions modernes de la spatialité et de la visibilité sont fracturées — perturbées et transformées sans être radicalement dépassées.

Ces pratiques vont contre l’idée selon laquelle le passage de sujets à la visibilité est un objectif politique à part entière. La priorité de ces luttes n’est pas de devenir visible, ou de rejouer stratégiquement les modalités de la visibilité et de l’invisibilité, mais plutôt le droit d’aller et venir, la liberté de circuler. Si l’on repense à la critique de Chow [30] sur la tentative de transposer et d’imposer aux subalternes, comme critère de leur agency politique, la capacité de parler, nous pourrions de façon similaire défendre l’idée qu’au lieu de voir toutes les luttes de migrants comme un effort pour devenir visibles, nous devrions considérer comment la spatialité, la visibilité et la mobilité se jouent dans ces luttes. De plus, cela permet de prendre une autre direction, qui consiste à retracer la migration « en avant et en arrière », à la fois géographiquement et historiquement, en poussant ainsi l’« Europe » à se confronter à son passé et à son présent coloniaux.

The Humans of Calais
Un groupe d’adolescents, mineurs pour la plupart, partageait une tente près de la barrière entourant le camp de conteneurs. Ils ne mangeaient ni dans les restaurants ni dans la ligne de distribution de nourriture ; ils préféraient se préparer à manger dans leur cuisine de fortune devant leur tente. Ils nous disaient que cuisiner leur permettait de se préparer la nourriture à laquelle ils étaient habitués dans leur pays. Cuisiner était aussi une façon de manifester leur autonomie en faisant eux-mêmes des choses quotidiennes, plutôt que d’attendre passivement leur tour pendant des heures dans la queue pour la distribution des repas. Les résidents du camp partageaient de la nourriture à la fois à l’intérieur de leur communauté et entre communautés. Cela apporte un autre regard sur l’insistance de certains médias à propos des rixes entre communautés. Il y avait certainement des tensions et des problèmes entre communautés, mais dans le temps que nous avons passé dans le camp, nous avons rencontré des communautés afghane, soudanaise, pakistanaise, érythréenne, irakienne, et syrienne, qui se soutenaient et s’entendaient.

Discussion — colonialité, altérité, (in)humanité

Vázquez : Je suis d’accord avec le fait que l’enjeu politique de la migration excède le terrain épistémique du politique dans la modernité et requiert que nous nous confrontions à la question de la colonialité. Toutefois, plutôt que de m’attarder sur la manière dont l’invisibilité est mobilisée stratégiquement, je veux relever quelque chose qu’Ansems de Vries et Tazzioli n’ont fait que mentionner, à savoir que les gens qui migrent sont invisibles comme acteurs politiques dans le cadre moderne de la citoyenneté et de l’État. À mon sens, l’impossibilité de les reconnaître est due au fait qu’ils sont placés en dehors du politique. À travers leur catégorisation comme « migrants », on les prive de leurs trajectoires et ainsi du lien de leur migration avec leurs histoires et avec la personnification de la colonialité. Nous devons donc nous demander comment la conception occidentale du politique a fonctionné pour priver de l’accès au politique ceux qui ont été, à ses frontières, marginalisés et altérisés.

L’altérité est une question de premier ordre pour une politique décoloniale, c’est-à-dire une politique autre, une politique qui désobéit et se délie du cadre de la modernité. Comme le montre Lugones [31], les colonisés étaient réduits à l’animalité, placés en dehors de la sphère de la « sociabilité » et de la vie politique. La circulation du pouvoir moderne/colonial s’est directement exercée sur les corps des opprimés. Sartre le note succinctement dans la préface des Damnés de la terre de Fanon : « La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue. » [32] Les esclaves travaillant dans les plantations et les haciendas étaient entièrement déshumanisés, brutalement placés hors de la norme politique dominante.

Coleman et Rosenow : Il est bien sûr nécessaire de mettre la question de l’altérité au cœur de notre réflexion sur une politique différente, décoloniale. Il nous faut cependant souligner l’importance de l’analyse des situations et des conjectures spécifiques où s’affirment ces altérités. Des modes violents et différents de reconnaissance et de concession de l’humanité aux autres peuvent en fait naître du désir de défendre l’altérité. Par exemple, comme Coleman l’affirme à propos du travail post-structuraliste de David Campbell [33], des appels à la défense de l’altérité prennent souvent la forme d’une éthique immanente : ils sont formulés dans des termes tellement flous qu’ils sont facilement récupérables dans les schémas normatifs à travers lesquels l’altérité est reconnue et défendue en pratique. Campbell a raison d’historiciser les cadres normatifs de l’humanitarisme libéral. Mais il n’arrive pas à mettre en œuvre une éthique qui puisse (comme pourrait le dire Vázquez) être « dé-liée » du cadre moral moderne. Parce qu’il fait sa demande abstraitement, la seule façon d’« évaluer les pratiques actuelles et potentielles de résistance » est « liée aux valeurs et aux engagements qu’elles incarnent », en admettant qu’elles soient « automatiquement oppositionnelles, critiques, éthiques » [34]. De telles analyses glissent rapidement vers ce que Vázquez appelle la critique ultramoderne. La question est donc pour nous : comment pouvons-nous réfléchir à une politique de lutte décoloniale capable, pour que soit reconnue l’humanité d’autres abandonnés et dépossédés, de mobiliser la notion d’altérité sans être réincorporée dans les schémas dominants ?

Milieu 2 — vers une politique de la relation

Ansems de Vries : Le second lieu de lutte, le Mexique, pose un défi plus fondamental pour appréhender la fracturation de la politique comme besoin de dépasser le cadre moderne colonial. À partir de ce point de vue décolonial sur la fracturation par les luttes autour de l’altérité, la (re)construction ontologique implique de se confronter à des sources et à des savoirs non-modernes/coloniaux, ouvrant ainsi la perspective d’une conception alternative, relationnelle de la politique. L’horizon du politique est étendu à des formes de relation qui incluent toujours déjà la communauté et la connexion à la terre.

Vázquez : La colonialité comme négation de la vie politique est au cœur de la politique de lutte décoloniale qui se déroule depuis cinq siècles. Une généalogie de la politique décoloniale montrerait une tradition de lutte contre la modernité vue comme le territoire politique du privilège, contre la colonialité qui dicte la négation des mondes vivants et de la vie politique des opprimés. Les luttes politiques des migrants sont situées aux frontières du territoire politique de la modernité et sont irréductibles à des actes de résistance qui cherchent simplement la reconnaissance ou l’inclusion dans le territoire de la modernité [35].

La mobilisation des indigènes, des afro-descendants, des paysans, des femmes et de la jeunesse forme des luttes qui cherchent à s’auto-organiser en tant que pouvoirs d’une société alternative, non libérale, non-étatique et non capitaliste.

Toutefois, contrairement à ce qu’ont souligné Ansems de Vries et Tazzioli, les luttes décoloniales excèdent fondamentalement la modernité par leur épistémè insubordonnée, et parce qu’elles ouvrent et mettent en pratique des horizons alternatifs de la vie politique. Elles débordent les cadres de l’État, ceux de la capacité d’action individuelle du citoyen, et ceux de la politique internationale menée par les États-nations, les institutions internationales et les entreprises, comme Coleman et Rosenow l’ont souligné [36]. L’option décoloniale voit l’émergence des voix, des mémoires, des politiques, des mondes de tous ceux qui ont été soumis, niés sous le colonialisme du projet occidental de civilisation. Comme Fanon l’a dit avec les mots de son temps : « L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène. […] Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe. » [37]

mouvements sociaux et désobéissance épistémique

En Abya Yala [38] (Amérique latine), les trois dernières décennies ont vu l’émergence d’une large gamme de mouvements sociaux qui redéfinissent le politique dans leur pensée et leur pratique. Ils donnent naissance à des formes alternatives de vie politique : leurs pratiques émanent de géo-généalogies alternatives ; leurs lexiques, leurs notions du politique excèdent les épistémologies occidentales modernes et leur désobéissent [39]. Dans la pensée de ces luttes on trouve des outils et des notions puissantes pour mettre en œuvre et repenser le politique. Leur horizon de libération n’est pas limité par la logique de la modernité ; en d’autres termes, elles ne cherchent pas la libération seulement par l’État, ou le marché ou par des cadres modernes d’intelligibilité [40].

« Le tournant décolonial représente l’ouverture et la libération du point de vue de la pensée et des formes de vie (économies alternatives, théories politiques alternatives), l’épuration de la colonialité de l’être et du savoir ; la déconstruction des liens vis-à-vis du sortilège de la rhétorique de la modernité, de son imaginaire impérial articulé à la rhétorique de la démocratie [41]. »

Ces réflexions appellent la remise en question du monopole de la modernité sur la représentation du politique. En un sens, nous avons besoin de dépasser la fragmentation de la modernité, ainsi que sa propre logique interne de fragmentation, pour reconnaître le décolonial comme politique. Lugones nous aide à critiquer la notion de politique fragmentée comme allant de pair avec la logique de la domination, qui correspond à la séparation des groupes sociaux et des individus entre entités discrètes. « La personne est fragmentée parce que la société elle-même l’est, en groupes purs, homogènes » [42]. Lugones nous invite à penser en termes de « multiplicités non-fragmentées » qui ne sont pas atomisées en catégories discrètes, en systèmes hiérarchisés. Ces formes du politique constituent une politique de la multiplicité capable de reconnaître l’emboîtement d’oppressions multiples. Cette reconnaissance s’ancre dans des expériences de l’oppression, concrètes et incarnées. Une politique de résistance et de libération ne peut se réaliser que par une politique d’alliance qui aille contre le grain de la fragmentation, et qui conteste l’oppression comme condition de la dépolitisation et du déni d’une vie politique. Nous assistons à l’émergence de subjectivités plurielles, d’une politique de coalition radicale qui avance des vocabulaires et des pratiques politiques alternatives.

politique décoloniale de la relation

Une politique décoloniale consisterait donc dans la dilution des formations politiques abstraites, au profit d’une politique du lieu, incarnée, non contingente, et ancrée dans le contexte et l’expérience concrètes de la division moderne/coloniale. La mobilisation des indigènes, des afro-descendants, des paysans, des femmes et de la jeunesse forme des « luttes qui cherchent à s’auto-organiser en tant que pouvoirs d’une société alternative, non libérale, non-étatique et non capitaliste » [43]. Ces luttes décoloniales mettent en acte des formes alternatives du politique. Elles sont non-modernes au sens où elles ne viennent pas d’une géo-généalogie de pensée occidentale, et ne considèrent pas la modernité comme seul terrain du politique. Nous discuterons ici deux courants majeurs à l’intérieur de ces politiques de la relation : « autonomia » (autonomie) et « communalidad » (communalité).

Les politiques de la relation émergent non pas de la fragmentation de la politique au sens moderne, mais des fissures du système moderne/colonial qui annoncent l’émergence du décolonial. « Les fissures deviennent le lieu et l’espace à partir desquels l’action, le militantisme, la résistance, l’insurrection et la transgression progressent, où des alliances sont conclues et quelque chose d’autre est inventé, créé et construit [44]. » Les fissures marquent un abandon radical du cadre moderne/colonial, du politique conçu à partir de notions individuelles sur la capacité d’agir à l’intérieur des cadres institutionnels. « Les fissures comme lieu d’appel, un “autre” lieu qui invite, appelle à se rassembler, crée un lieu pour désapprendre et réapprendre “avec”, dans et par une pédagogie-politique-pratique ancrée dans la relation. »

« Autonomia » et « comunalidad » sont deux exemples importants de configurations politiques alternatives ancrées dans des géo-généalogies indigènes qui se confrontent à la modernité occidentale. Gustavo Esteva explique ce que recouvre la notion zapatiste d’« autonomia » :

« L’autonomie implique un gouvernement auto-organisé, dans lequel les autorités commandent en obéissant. Les gens ne délèguent pas leur pouvoir à des représentants, mais désignent des autorités temporaires, qui peuvent être remplacées à n’importe quel moment et assument des mandats et des responsabilités spécifiques. Il ne s’agit pas de politiciens ou de bureaucrates professionnels, mais d’hommes et de femmes ordinaires qui assurent provisoirement des fonctions de gouvernement. La distance entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés disparaît… La lutte zapatiste pour l’autonomie combine la liberté et la capacité d’auto-détermination avec le fait de concevoir avec d’autres peuples et d’autres cultures des chemins de communion politique et culturelle. » [45]

Sur les terres zapatistes, il n’est pas possible de concevoir le politique comme quelque chose qui est séparé du peuple, qui appartient « aux institutions ou aux politiciens ». Personne n’est apolitique ; personne n’est exclu de la vie politique. Le politique n’est pas un espace de production et de reproduction des privilèges. Cette pensée politique de l’assemblée (la asemblea) est le principe fondateur d’une vie politique qui protège la notion d’autonomie, dans laquelle la diversité est le socle de l’égalité et de la relation, et non pas de la fragmentation et de l’individualité. « Nous sommes égaux parce que nous sommes différents. » disent-ils.

La notion zapatiste d’autonomie est étroitement liée à celle de « comunalidad », mise en œuvre par de nombreuses autres communautés indigènes en Abya Yala, et ainsi nommée à Oaxaca au Mexique. « Nous sommes la communalité, le contraire de l’individualité ; nous sommes un territoire communal et non une propriété privée ; nous participons à une communauté, pas à une compétition » [46]. « Comunalidad », dans les géo-généalogies de pensée indigènes, traduit un sens du politique qui n’est pas anthropocentrique mais basé sur une compréhension de l’humain comme toujours déjà inscrit dans une communauté plus large, humaine et non-humaine, les relations s’étendant dans l’espace comme dans le temps. « Ce qui en ressort, ce sont des mondes vraiment relationnels, dans lesquels le communal est placé au-dessus de l’individuel, la connexion avec la terre au-dessus de la division entre humains et non-humains, et le bien-vivre (buen vivir) au-dessus de l’économie » [47].

Leaders communautaires, occupation des terres (septembre 2006).
Trois mois avant que je ne prenne cette photo, la police anti-émeutes avait expulsé cette communauté d’une terre destinée à un projet de développement. Des cabanes avaient été brûlées, de nombreuses personnes blessées et un bébé de six mois tué. Des semaines plus tard, un grand nombre de ces personnes réoccupèrent cette terre, déterminées à ce que le gouvernement respecte son obligation de fournir aux citoyens un habitat digne.
Lara Montesinos Coleman Sembrando Dessaraigo

Nous assistons à l’émergence d’une politique relationnelle qui subvertit les récits dominants de l’Occident, et questionne la négation de l’altérité par le politique, qui maintient la séparation entre l’humain et son autre, entre l’humain et la terre. La modernité est décolonisée comme terrain privilégié du politique, par une politique relationnelle menée par ceux à qui on a dénié une place dans le politique, par ceux qui ont été réduits à l’animalité par la racialisation et par la négation de la différence sexuelle. La décolonisation du politique inclut l’émergence de la nature et, plus généralement, de la terre comme une sphère politique non-anthropocentrique. Ici le milieu, en tant que force située au milieu, peut nous aider à penser le politique comme une force qui embrasse les connections transversales entre les humains et la terre. C’est un pas au-delà de la fracturation du politique, qui concerne à la fois la lutte contre la modernité/colonialité et le développement de politiques alternatives.

Discussion — comment pensons-nous le pouvoir ?

Ansems de Vries et Tazzioli : Vázquez a montré l’importance de placer le colonial au centre du débat. Son approche, comme la nôtre, souligne l’importance des luttes locales. On pourrait faire d’intéressants parallèles entre les luttes décolonisatrices en Amérique Latine et les luttes des migrants aux frontières et à travers l’Union européenne, sur la façon dont elles confrontent l’Europe à son passé et à son présent coloniaux. Nous verserions cependant dans le romantisme si nous les imaginions comme triomphant de la modernité/colonialité. Si nous sommes sensibles à l’idée de fissure et à l’idée d’une politique de la relation, nous sommes moins convaincues par la notion de « rupture radicale avec le cadre moderne/colonial ». L’idée selon laquelle tout ce qui est décolonial diffère de la modernité, et est par conséquent l’expression d’une politique alternative, risque de fabriquer une nouvelle « vision » d’un monde où les formes de domination et de violence sont rendues invisibles.

Déjeuner à « La Libertad » (septembre 2005).
Le nom de cette communauté de cuisinières signifie la « liberté » car « il n’y a pas de liberté là où il y a la faim ». Pendant que nous mangions, les cuisinières parlaient du fait que plus de gens étaient morts à cause de la faim en Colombie qu’à cause du conflit armé, en raison d’une politique alimentaire et agricole adaptée aux besoins des multinationales, qui va de pair avec le déplacement forcé des communautés agricoles rurales par l’armée et les paramilitaires. En plus de la distribution de repas chauds, « la Libertad » avait ouvert une école, un centre de soins et un service de conseil, ainsi qu’un centre d’éducation communautaire pour que les gens connaissent davantage la législation sur les droits humains et les obligations du gouvernement dans la Constitution.
Lara Montesinos Coleman Sembrando Dessaraigo

La mise en garde contre le risque du romantisme, et aussi la nécessité de souligner l’emboitement entre gouvernance et résistance, concernent tout autant notre exposé que celui de Vázquez. En mettant en évidence les luttes des migrants pour la mobilité — pour aller et venir, pour rester — nous ne suggérons pas que toutes les mobilités, et la migration en soi, doivent être considérées comme des luttes qui questionnent la politique moderne. Nous mettons en garde contre la romantisation du migrant comme avant-garde d’une nouvelle politique. Beaucoup des migrants immobilisés à travers l’Europe ne restent pas là par un geste délibéré de fracturation de la politique mais parce qu’ils sont bloqués par l’effet des frontières, que ce soit les barbelés des frontières physiques ou les politiques de contrôle des migrations, qui les ont rendus « illégaux ». Par exemple, les migrants dont on a relevé les empreintes à leur arrivée en Italie ou en Grèce en application du règlement Dublin, mais qui en sont ensuite partis, peuvent se retrouver bloqués quand ils ne peuvent pas obtenir de statut légal ailleurs en Europe. C’est le cas pour les gens de la « jungle » de Calais, qui refusent de déposer une demande d’asile en France parce qu’ils souhaitent aller au Royaume-Uni, et qui sont coincés dans une zone frontière avec un accès limité aux recours légaux.

« Nous sommes la communalité, le contraire de l’individualité ; nous sommes un territoire communal et non une propriété privée ; nous participons à une communauté, pas à une compétition », disent les Zapatistes.

Cela ne signifie pourtant pas que la « jungle » n’est qu’un espace d’abjection ; c’est plutôt un milieu de gouvernement-résistance : simultanément un espace d’exclusion et de refus, dans la mesure où sa seule existence manifeste l’incapacité des migrants à traverser le tunnel ; un lieu de passage où les gens vont et viennent : un campement pérenne où les gens sont coincés ; et un espace politique autonome, une ville dynamique « en dehors » des cadres officiels de gouvernement. Mais « en dehors » implique « complètement indépendant » : les politiques autonomes de la « jungle » sont en un sens à la fois permises et contraintes par le contrôle du gouvernement/de la police. Au printemps 2015, des migrants qui résidaient à différents endroits à Calais ont été placés sur le site d’une décharge à l’extérieur de la ville. Cette mise au rebut est précisément ce qui a permis l’émergence d’une politique plus autonome. Dans les mois suivants, l’endroit s’est transformé en une sorte de ville industrieuse — zone de résidence, de passage, de résistance et de précarité.

La complexité du processus gouvernance-résistance sur le terrain soulève aussi des questions relatives à notre propre engagement vis-à-vis des luttes de migrants. Il importe d’être attentif à ces luttes et à leur contexte (changeant), sans pour autant y adhérer de façon totalement acritique. À un certain niveau, les gens vivant dans la « jungle », ainsi que ceux qui les soutiennent, sont « contre » la « jungle », car son existence est la manifestation de la violence du régime des frontières. Pourtant, quand le campement a été menacé de destruction, et face à la violence quotidienne des autorités françaises, les migrant·e·s, les militant·e·s et les organisations humanitaires se sont mobilisé·e·s ensemble pour le défendre, même s’ils·elles étaient contre son existence. Dans ce contexte changeant, vous vous retrouvez à être pour et contre la « jungle » : à défendre une amélioration des normes humanitaires et de la protection dans et autour du campement et à contester son existence même. Comment se positionner dans une situation où notre engagement à tou·te·s contribue à perpétuer un espace dont nous pensons qu’il ne devrait pas exister ? En ce qui concerne ses habitant·e·s, après la destruction d’une large zone habitée, le slogan « Non à la jungle ! Non à la jungle ! » se fait moins souvent entendre ; les migrant·e·s disent plus souvent aux chercheur·ses et aux militant·e·s que la « jungle c’est bien », pour résister à la violence qui détruit le lieu tout en perpétuant son existence.

Commémoration du meutre de Jhonny Silva (mars 2006).
Six mois avant que je ne prenne cette photo, j’étais à l’université de Valle à Cali quand la police anti-émeutes est entrée dans le campus illégalement et a tiré sur les étudiants qui manifestaient. Jhonny avait 21 ans et ne pouvait pas courir en raison d’un handicap. Il a été touché au cou et il est mort sur la route de l’hôpital. Les associations locales de droits humains et universitaires organisèrent une commission-vérité sur ce meurtre ainsi qu’une marche de protestation pour attirer l’attention sur le fait que le meurtre de Jhonny — comme la plupart des crimes d’État en Colombie — restait impuni. Six mois après la prise de cette photo, un des leaders étudiants, Julian Hurtado, fut assassiné par des paramilitaires soutenus par l’État devant sa maison.
Lara Montesinos Coleman Sembrando Dessaraigo

Coleman et Rosenow : Ansems de Vries et Tazzioli ont attiré l’attention sur la façon dont les formes autonomes de politique peuvent accidentellement émerger d’une stratégie gouvernementale destinée à les éliminer. Elles ont aussi remarqué que ces politiques autonomes demeurent l’envers d’un régime de contrôle de la frontière qui crée d’abord de la précarité. Dans d’autres contextes, les formes autonomes de politique sont même activement promues par les États afin de neutraliser les revendications qui leur sont adressées. Par exemple, Hale [48] discute la façon dont les revendications indigènes en faveur de l’autonomie ont été entendues par l’État guatémaltèque, et l’autonomie territoriale activement promue grâce à des fonds de la Banque mondiale, dans le cadre d’une reconfiguration de la gouvernance des « espaces vides », inutiles pour le capital. Mais les communautés indigènes qui occupent des terres utiles pour le capital — en particulier pour les intérêts miniers — continuent d’être déplacées et tuées.

« L’être humain est une ruche d’êtres » disait Gaston Bachelard.

Nous sommes d’accord avec nos deux interlocutrices qu’il importe de comprendre les emboitements entre gouvernance et résistance, discipline et contestation [49], mais nous avons toutefois des questions à leur poser. Comment, en appréhendant sous l’angle des luttes la politique fracturée, peut-on donner un sens à ce qui est en jeu dans ces luttes ? Pouvons-nous limiter la discussion critique sur les luttes à la manière dont les pratiques de résistance de mondes créés sur une rupture épistémique perturbent et mettent en question les ontologies modernes ? Ne faut-il pas aussi élaborer une vision d’ensemble sur les relations plus vastes entre le pouvoir moderne/colonial et la violence ? Nous sommes d’accord avec Vázquez sur la nécessité de comprendre comment les luttes décoloniales transcendent et contestent les définitions modernes de la politique. Nous nous demandons néanmoins s’il suffit, ou non, de mettre exclusivement l’accent sur la politique relationnelle en tant que (pure) politique décoloniale. Nous sommes d’accord sur la nécessité d’éviter la romantisation, mais en accordant trop d’importance à la complexité gouvernance/résistance nous aurions beaucoup à perdre : non seulement la possibilité d’alternatives radicales mais aussi toute compréhension des relations de pouvoir plus larges qui sont à l’origine de la lutte. Les questions majeures pour des êtres humains en lutte ne sont pas seulement « quelle vision alternative de la politique cette lutte incarne-t-elle », mais aussi « quels sont les rapports de force spécifiques qui ont provoqué notre dépossession, notre oppression, notre effacement dans cette conjecture ». Aborder ces questions par l’expérience de l’oppression et de la lutte peut souvent conduire, y compris dans les luttes décoloniales, à discuter théorie sociale et économie politique modernes en même temps que théories politiques radicalement décoloniales. Même le mouvement zapatiste a été profondément influencé par une analyse des conditions matérielles des sociétés capitalistes issue du marxisme [50].

« Mère communauté » (septembre 2005).
Vingt-trois femmes de cette communauté composée principalement de personnes déplacées dans la ville de Cali, avaient ouvert leur maison à des enfants d’âge pré-scolaire pendant que leurs parents travaillaient la journée, leur offrant un service de garde d’enfants et d’éducation basique au nom de la solidarité. Elles s’inscrivaient dans un réseau plus large de groupes de femmes auto-organisées menant des projets de soutien aux victimes de violence conjugale, des ateliers sur l’estime de soi, la participation sociale et la promotion de la santé visant à faire émerger une conscience sociale, à l’aide des méthodes de l’éducateur brésilien Paolo Freire, ainsi qu’un service de garde et de repas chauds pour les enfants.
Lara Montesinos Coleman Sembrando Dessaraigo

Milieu 3 — la fracturation dans/par les expériences de lutte

Ansems de Vries : Le troisième milieu cherche à donner un sens à des relations de pouvoir plus générales à travers des luttes spécifiques, en maintenant la tension entre la façon dont ces luttes fracturent les ontologies et les cadres universalisants tout en préservant dans le même temps une compréhension du « tout ». En s’inspirant de l’exemple des mobilisations paysannes en Colombie et de la philosophie des sciences de Gaston Bachelard, on développe une ontologie de la fracture et de la généralité, qui servira de socle à un traitement de la lutte politique comme expérience.

Coleman et Rosenow : Comme Gayatri C. Spivak l’a noté en 2011 au cours de sa conférence Amnesty à Oxford, l’impact du viol colonial sur la constitution du sujet est tel qu’il ne pourra qu’être « renégocié », mais jamais défait [51]. L’accent mis par Spivak sur l’apartheid de classe [52] nous alerte sur les lignes d’inégalité structurelle à l’intérieur et entre les luttes des mouvements sociaux (à la fois au Nord et au Sud) ; ces inégalités sont le fruit des violences systémiques liées aux structures de domination existantes et historiques. Comment approcher cette violence systémique pour mieux comprendre les enjeux de la lutte ? D’un côté, la conscience de la signification épistémique fondamentale de la colonialité comme soubassement de la modernité exige que nous questionnions le risque potentiel d’impérialisme et de cooptation épistémique, qui naît de toute tentative d’ajustement d’une politique de lutte à l’intérieur d’un cadre déjà établi. Cela ne vaut pas seulement pour les ontologies sociales libérales implicites, mais aussi pour les analyses inspirées de Foucault sur la fluidité des relations pouvoir/résistance, qui n’arrivent pas à saisir des dynamiques plus générales de violence systémique et épistémique. Plus fondamentalement, cela met aussi en question les appels à des cadres marxistes préétablis pour donner sens au pouvoir et pour donner une forme et une voix à « l’humain » [53]. D’un autre côté cependant, nous devons également être attentifs à la manière dont toute tentative pour échapper à la violence épistémique de l’ontologie moderne, en identifiant et en établissant une politique décoloniale, vient de lieux d’énonciation racialisés et soumis à la division de classes [54]. Comment donnons-nous sens à des relations de pouvoir plus larges sans renforcer les ontologies traditionnelles, universalisantes ? Et comment le faire d’une façon qui ne se limite pas à une critique intra-moderne mais qui soit ouverte à une pensée située entre et à l’intérieur des frontières des terrains épistémiques ?

Pour aborder ce dilemme, nous nous appuyons sur l’engagement de l’un d’entre nous dans les mobilisations pour la défense de la « vie » et du « territoire » en Colombie — connues sous le nom de planes de vida ou « plans pour la vie » [55]. Elles ont été puissamment inspirées par la tentative des Zapatistes de constituer une structure horizontale d’organisation sociale, avec une présidence tournante et un processus critique continu des relations de pouvoir interne de domination et des risques de reproduire des logiques de violence dans la pratique de la lutte. Ceci aussi a été conçu comme un processus de désobéissance épistémique, condensé dans la maxime selon laquelle « avant de prendre le pouvoir, nous devons éviter d’être pris par le pouvoir. » Les planes de vida, comme un éducateur populaire l’a indiqué, « sont nés de notre convergence dans l’espace et dans le temps avec les communautés indigènes » et « sont nés de l’opposition au concept de développement [56]. » Les planes de vida sont aussi un aspect de la politique des migrants, dans la mesure où beaucoup de ceux qui y sont impliqués sont des paysans réclamant leur terre après en avoir été expulsés par la violence perpétrée par l’État et les entreprises dans le cadre de gigantesques projets d’extraction et d’agro-industrie. L’ethos des planes de vida est l’un de ces nouveaux départs (en termes conceptuels et également pratiques). La « vie » et le « territoire » ont été invoqués au début comme des termes vides, qui devaient se remplir grâce à la discussion sur ce que signifie pour les gens de vivre et rester sur un territoire, conçu non pas uniquement comme un bout de terre, dans le sens d’un terrain géographique pouvant être une propriété ou une marchandise, mais comme toujours déjà indissociable de la vie humaine [57].

Dans la pratique réelle de la lutte, dans la rencontre avec des constellations de pouvoir et de domination, les cadres de pensée bougent souvent et se transforment.

Pourtant ces luttes ne représentent pas tant une rupture radicale par rapport aux ontologies modernes qu’une fracturation de leur cohérence et l’ouverture de fissures. On en voit l’exemple dans leur position ambiguë par rapport au droit et à l’État. L’État est conçu comme un « ennemi », à l’origine de la répression et de la dépossession, mais dans le même temps comme un participant du conflit auquel on réclame « tous les droits ». Si l’accent mis sur les droits semble pouvoir piéger la résistance à l’intérieur d’un cadre juridique dans lequel les revendications sont autorisées par l’appel à la loi, les droits ont été mobilisés selon des modalités qui bousculent la cohérence de la discussion sur les droits. La dénonciation de l’impunité en matière de violations systémiques des droits de l’homme met en lumière les contradictions entre l’affirmation de droits universels et la négation de ces droits par le développement. Elle s’est parfois accompagnée d’une critique explicite de la manière dont les discours modernes sur les droits humains ne définissent et n’allouent l’humanité que pour ceux qui peuvent être reconnus dans une ontologie coloniale [58].

« Nous exigeons la dissolution d’ESMAD » (avril 2006).
Cette photographie a été prise à la fin d’une marche de protestation, après les secondes funérailles d’un étudiant tué par la police colombienne anti-émeutes, ESMAD, auxquelles j’assistais en moins d’un an. Cette fois, ESMAD avait assassiné le jeune étudiant activiste et poète Oscar Salas. Les étudiants se mobilisaient fréquemment pour la défense de l’université publique, contre les politiques économiques néolibérales et contre la répression armée promue par le gouvernement. Le syndicat des travailleurs de l’université, avec qui je travaillais à cette époque, expliquait comment ils avaient mis en place des commissions pour les droits humains afin d’accompagner les étudiants pendant les protestations, parce qu’ESMAD entrait dans les campus universitaires avec des véhicules anti-émeutes et envoyait des gaz lacrymogènes ou tirait à balles réelles sur les étudiants. Des protestataires avaient écrit par défi « nous exigeons la dissolution d’ESMAD » sur le mur du Palais de justice place Bolivar à Bogota, où, de façon prévisible, ESMAD encercla les manifestants.
Lara Montesinos Coleman Sembrando Dessaraigo

Cette fracturation de la cohérence opère également dans ces processus au long cours de « diagnostic » collectif des relations de pouvoir qui ont rendu la vie impossible, processus inséparables de la tâche qui consiste à donner un contenu à la « vie » et au « territoire » :

« Cela inclut l’analyse de la manière dont, par exemple, la violence de la répression et des privations socio-économiques endurées était liée à la contre-réforme agraire, à la poursuite par la Colombie du FDI [Foreign Direct Investment] pour les ressources naturelles, et à l’appartenance du pays à l’Organisation mondiale du commerce. À travers les liens avec d’autres groupes — paysans, syndicats, groupes indigènes et internationalistas — des expériences de luttes venant d’ailleurs furent l’objet d’échanges qui animèrent l’analyse collective. Un sens du “tout”, de la conjecture, de ce à quoi on résistait, de ce que l’on défendait, et de ce qui composait ce “nous” dans la résistance, émergea de ce processus de lutte. » [59]

Malgré une compréhension de la terre et de la nature comme inséparables de la vie, malgré l’influence des cosmovisions indigènes, malgré le désir de contester et de transcender les conceptions de la politique ancrées dans la négation de l’Autre, la théorie marxiste est une grande part de l’héritage des planes de vida. « L’analyse marxiste n’était cependant pas invoquée comme une perspective théorique cohérente — et encore moins comme un programme [60]. » Toute idée d’une ontologie marxiste cohérente a volé en éclats dans le processus même de son appropriation dans l’expérience de la lutte. « La pensée marxiste était une référence constamment invoquée et venait se heurter à d’autres axes d’analyse, comme les cosmologies indigènes et… la pensée du post-développement » [61]. C’était indissociable de la construction d’une vision de la vie dénuée de « nom et de plaque d’immatriculation », sans compromis avec les « stratégies du capital [62]. »

C’est en considérant les ontologies hybrides et fracturées en jeu dans de telles luttes que nous pouvons aborder les questions liées aux relations plus vastes de pouvoir et d’ordre. La fracturation de la cohérence dans la lutte est souvent une conséquence de l’expérience de la lutte elle-même. Dans la pratique réelle de la lutte, dans la rencontre avec des constellations de pouvoir et de domination, les cadres de pensée bougent souvent et se transforment. L’engagement dans la lutte nous force souvent à saisir la dissonance entre les terrains épistémiques [63]. Cela demande un exercice critique capable de traverser les frontières qui séparent les terrains de pensée. Les fossés qui existent entre des terrains dissonants ne peuvent pas être réparés ou comblés, on ne peut que les éprouver.

une ontologie de la fracture et de la généralité

La question se pose alors de la nécessité, ou non, d’une compréhension plus profonde du socle à partir duquel nous pouvons réclamer de tenir la fracture et la généralité dans une tension productive, d’en éprouver les écarts, tout en refusant de trahir les mondes politiques qui émergent de la lutte. Cela peut sembler à première vue aux antipodes d’un ethos de la fracture, et à nouveau écraser une multiplicité d’expériences et divers cadres épistémiques afin de les soumettre à une compréhension rigide de la « totalité ». Cependant, comme l’a noté Quijano [64], « il n’est pas nécessaire… de rejeter toute l’idée de totalité pour se défaire des idées et des images grâce auxquelles elle a été construite dans la modernité coloniale européenne. » En appeler au « tout » ne signifie pas nécessairement invoquer les idées d’une totalité homogène historiquement ou d’un ordre hiérarchique dont les éléments ont des relations fonctionnelles. Les cultures situées en dehors de l’« Occident » adoptent habituellement, comme le souligne Quijano [65], une approche sur la totalité dans le savoir, qui reconnaît la nature irréductible, contradictoire et hétérogène de la réalité. Une telle vision de la totalité repose sur le refus de supprimer l’idée d’un Autre constitué par la différence, et n’implique pas la relégation de cet Autre à une position d’infériorité.

C’est cette notion irréductible, incohérente et fracturée du « tout » que nous trouvons dans des luttes comme les planes de vida. Ces luttes pourtant ne nous indiquent pas seulement une compréhension plus hétérogène des totalités que forment les relations sociales et sur lesquelles les luttes des mouvements sociaux se jouent. Dans le processus même de « diagnostic » des relations de pouvoir par l’expérience de la lutte, émerge le sens de « ce qui compte » (« ce qui compte » peut ici avoir deux sens : à la fois ce qui se matérialise comme une relation de pouvoir et ce qui est en jeu dans la lutte). La lutte peut être pensée comme une sorte de confrontation expérimentale avec le pouvoir [66]. Les mouvements sociaux peuvent avoir pour point de départ des vues particulières — bien que pas toujours cohérentes — sur la politique, mais des objets qui pouvaient rentrer dans ces cadres se déplacent au fur et à mesure de la répression et de la compromission rencontrées par la lutte ; des expériences de la « ruse » du « pouvoir » quand il riposte ou incorpore les pratiques d’opposition.

À l’aide de la notion d’expérience, nous voulons réfléchir à la possibilité de tenir ensemble la notion du tout avec un ethos de la fracture. L’idée d’une confrontation expérimentale avec la réalité, qui défasse toute distinction nette entre sujet et objet, et nous force à reconnaître leur irréductibilité et leur incommensurabilité, fait écho à la façon dont la science elle-même s’est détournée de l’objectivisme et du déterminisme [67]. La notion de dualité onde-corpuscule tirée des travaux d’Einstein est un bon exemple pour illustrer cela dans la pratique. Si vous voulez comprendre le motif multicolore de la lumière réfractée sur un disque compact, vous devez concevoir la lumière comme une onde. Si vous voulez faire une cellule photovoltaïque, vous devez concevoir la lumière comme une particule [68].

Après Einstein et la théorie quantique, la science elle-même met en question la possibilité de faire une distinction ontologique et/ou épistémologique entre objets et sujets, entre la réalité et les concepts et catégories qui lui donnent un sens, entre les observateurs et les observés, entre l’être et la transformation. Les particules, par exemple, ne peuvent devenir des entités « réelles » que par le processus de leur manipulation scientifique et de la production d’un effet dans les limites d’une expérience particulière. « Elles sont réelles si vous pouvez les pulvériser », selon la formule célèbre de Hacking [69] à propos des preuves de l’existence des charges électriques fractionnaires. En d’autres termes, la réalité ne peut jamais être saisie en dehors de nous, qui la changeons et la fracturons, ce qui implique qu’elle ne peut jamais être complètement assimilée à aucune théorie mise en œuvre pour tenter ce changement ou cette expérience.

Approcher les luttes « par le milieu » signifie être ouvert aux fissures, aux inconsistances et aux connexions transversales qui déstabilisent notre imaginaire moderne, sans pour autant perdre de vue les structures de violence qui continuent à donner forme à ces luttes et à les informer.

Cependant, comme l’a souligné le philosophe des sciences Gaston Bachelard, une compréhension théorique générale de la réalité dans sa complétude est vitale pour réaliser une expérience. Comme Ansems de Vries et Tazzioli l’ont noté, le besoin de complétude est un enjeu-clef des ontologies politiques modernes. Bachelard, selon nous, aide à apprécier la signification de compréhensions cohérentes pour la mise en place des expérimentations, sans leur donner un statut universel. La théorie, selon Bachelard [70], joue dans l’expérimentation le rôle d’un « protocole préliminaire », pour délimiter le contenu d’une question en fonction de ce que nous pensons comprendre. La relation entre la théorie et l’objet est dialectique — Bachelard ne l’entend pas comme une opposition ou une contradiction. Il s’agit plutôt d’une dialectique dans laquelle la théorie et les objets sont les « différents aspects d’une même chose [71]. » Pour Bachelard, la dialectique est un processus immanent : les « faits » sont validés dans une relation d’entrejeu avec des théories qui ont été transformées en points de référence, se référant les uns aux autres « comme dans un jeu d’échos [72]. » Les points de référence théoriques simplifient la réalité afin de souligner, dans les objets qu’ils génèrent, la complexité réelle du monde [73]. Cela permet de produire des théories « nouvelles », complémentaires, qui ne remplacent toutefois pas les « anciennes » — elles s’ajoutent plutôt à celles-ci, dans une recherche de « complétude » qui n’est jamais achevée, jamais unifiée, et ne peut ainsi jamais totalement contredire ce qui a été fait avant [74].

Bachelard avait une conception problématique de la science comme terrain privilégié de la production du savoir « vrai » et comme lieu d’exercice public de la raison [75]. Pourtant, en retournant la lecture de Bachelard contre lui-même, nous suggérons que sa conception de l’expérience scientifique pourrait (re)fonder notre approche de « l’engagement dans la lutte ». Les cadres de pensée dans la lutte sont souvent hydrides et changeants, et, à la différence peut-être des pensées de Bachelard sur la théorie scientifique, ils sont souvent multiples, incohérents et provisoires. Mais les théories générales — comme la théorie marxiste discutée plus haut — entrent en jeu. On peut y réfléchir en les rapprochant des théories de Bachelard, comme « faisant écho » aux points de référence. Les théories permettent une certaine simplification des réalités sociales et politiques qui, lors du processus d’engagement concret, font ressortir toute leur complexité. La réalité vécue dans les expériences de lutte fracture les cadres disponibles, complétant sans jamais l’unifier notre compréhension de ce qu’est la réalité (politique et sociale).

Discussion — dépasser la rationalité scientifique moderne ?

Vázquez : Je voudrais suggérer un autre usage de l’œuvre de Bachelard. Coleman et Rosenow ont détourné Bachelard en utilisant sa philosophie de la science pour parler de politique. De mon côté, je souhaiterais vous inviter à vous servir de la poétique de Bachelard pour réfléchir à la question de la pensée dans la lutte, comme multiple, incohérente et provisoire. Je pense que la poétique de Bachelard peut aider à créer un dialogue avec une conception des luttes décoloniales, envisagées comme des fractures radicales avec la continuité et la certitude du territoire de la modernité. Dans l’introduction de son livre posthume, Fragment d’une Poétique du Feu (1988), Bachelard explique comment il a commencé à réfléchir à une « ontologie poétique » en travaillant sur les images littéraires. L’image poétique lui a permis d’approcher ce que ne lui permettait pas la rationalité de la science. Ce qui est particulièrement important pour ma propre compréhension du décolonial est que la temporalité de la rationalité moderne, rationalité scientifique comprise, reste liée à la centralité de la « spatialité » et à la négation des temporalités relationnelles [76]. Dans le cas de Bachelard, son travail ultime sur la poétique lui a notamment permis d’entrer dans la pensée de l’inattendu, de ce qui excède le donné. Il parle de la poétique comme « langage » plutôt que comme psychologie individuelle et ne privilégie plus la rationalité sur l’imagination comme dans ses travaux antérieurs. Il dit que pour recevoir le poétique, il faut se donner à la « conscience kaléidoscopique » et reconnaître que la vie n’est pas un objet, que la vie excède la détermination de « ce qui est là [77]. » « L’être humain est une ruche d’êtres [78] . » Ce Bachelard tardif nous montre que le flamboiement de l’image poétique transperce les certitudes modernes de la cohérence rationnelle et nous invite à dépasser les critères de la pensée scientifique et conceptuelle.

Ansems de Vries et Tazzioli : Les réflexions de Coleman, Rosenow et de Vázquez offrent différents terrains et points d’écho sur la politique comme expérience et comme lutte. Ces points, ou plutôt ces lignes, divergent — en naviguant entre la science, les arts et la philosophie — et résonnent au milieu, à travers leur préoccupation commune de fracturer les cadres modernes « par le milieu ». Il s’agit d’une recherche de complétude qui reste ouverte à la transformation, qui à la fois fait et défait les fondements, dans un jeu immanent de luttes et d’expériences ontologiques, épistémiques et de terrain. Penser le « tout » comme multiplicité, irréductibilité et incohérence est donc dans notre esprit une question de milieu : il s’agit moins d’établir un « point de départ » que de trouver une « voie d’entrée » en discutant et en transformant des luttes et des théories qui existent déjà, et en créant de nouveaux fondements grâce à leurs résonances, leurs tensions et leurs collisions.

Pour nous, c’est aussi une question de mobilité qui résonne avec l’argument d’Henri Bergson, selon lequel la méthode scientifique moderne échoue à comprendre le mouvement. Bergson fait une distinction entre la manière dont la science moderne cherche à saisir le mouvement à travers des moments, des positions et des états ; et la durée vécue par nous, qui consiste à devenir, et à créer de nouvelles formes. Il affirme que c’est une illusion de penser que nous pouvons construire « l’instable par l’intermédiaire du stable, le mouvant par l’immobile » [79]. Comme l’écrit Deleuze « on rate le mouvement parce qu’on se donne un Tout, on suppose que “tout est donné”, tandis que le mouvement ne se fait que si le tout n’est ni donné ni donnable [80]. » En bref, l’effort pour rendre le mouvement visible et connaissable en déterminant son terrain, sa direction et sa fin, et en construisant une image cohérente du Tout, échoue à comprendre la mobilité, à l’instar des luttes fracturantes, perturbatrices et transformatrices décrites au long de notre conversation.

Au-delà de Bergson, nous pourrions dire que l’approche des luttes « par le milieu » signifie ne pas savoir ce qui peut arriver, être ouvert aux fissures, aux inconsistances et aux connexions transversales qui déstabilisent notre imaginaire moderne, sans pour autant perdre de vue les histoires et les structures de violence qui continuent à donner forme à ces luttes et à les informer. Il s’agit de développer des points et des lignes d’ancrage et d’écho pour leur donner du sens et les informer/transformer, ainsi que les relations de pouvoir plus larges dans lesquelles elles sont intriquées, tout en permettant à ces luttes et à ces expériences de renouveler et de transformer nos politiques.

Post-scriptum

Cet article a été initialement publié sous le titre « Collective Discussion : Fracturing Politics (Or, How to Avoid the Tacit Reproduction of Modern/Colonial Ontologies in Critical Thought) » dans la revue International Political Sociology (2017) et traduit ici avec l’aimable autorisation des auteur·e·s et de la revue.

Leonie Ansems de Vries enseigne au King’s College de Londres ; Lara Montesinos Coleman enseigne à l’université de Sussex ; Doerthe Rosenow enseigne à l’université Oxford Brookes ; Martina Tazzioli enseigne à l’université Swansea ; Rolando Vázquez enseigne à l’université d’Utrecht.

Traduit de l’anglais par Clara Lecadet et Isabelle Saint-Saëns.

Notes

[1R. W. Ashley et R. B. J. Walker, “Reading Dissidence/Writing the Discipline : Crisis and the Question of Sovereignty in International Studies”, International Studies Quarterly, 34 (3) : 367—416, 367, 1990.

[2L. M. Coleman et D. Rosenow, “Security (Studies) and the Limits of Critique : Why We Should Think through Struggle”, Critical Studies on Security, 4 (2) : 202—20, 2016.

[3M. Sabaratnam, “Avatars of Eurocentrism in the Critique of Liberal Peace”, Security Dialogue, 44 (3) : 259-78, 264, 2013.

[4E. Isin, Being Political : Genealogies of Citizenship, University of Minnesota Press, 2013 ; Citizens without Frontiers, Bloomsbury, London, 2012 ; A. McNevin, Contesting Citizenship : Irregular Migrants and New Frontiers of the Political, New York : Columbia University Press, 2011 ; P. Nyers, “Abject Cosmopolitanism : The Politics of Protection in the Anti-Deportation Movement”, Third World Quarterly, 24 (6) : 1069—93, 2003.

[5V. Squire (dir.), The Contested Politics of Mobility : Borderzones and Irregularity, Abingdon : Routledge, 2010.

[6P. Nyers et K. Rygiel (dir.), Citizenship, Migrant Agency and the Politics of Movement, London : Routledge, 12, 2012.

[7M. Tazzioli, Spaces of Governmentality. Autonomous Migration and the Arab Uprisings, London : Rowman & Littlefield International, 2015.

[8L. Ansems De Vries, Re-Imagining a Politics of Life : From Governance of Order to Politics of Movement, London : Rowman & Littlefield International, 2014.

[9Ibid.

[10R. Vázquez, “Translation as Erasure : Thoughts on Modernity’s Epistemic Violence”, Journal of Historical Sociology, 24 (1) : 27-44, 2011.

[11B. D. S. Santos, Epistemologies of the South : Justice against Epistemicide, Boulder : Paradigm Publishers, 121, 2014.

[12G. Bhambra, Connected Sociologies, London : Bloomsbury, 4 et 13, 2014.

[13R. Vázquez, op. cit., 39-40, 2011.

[14R. W. Ashley et R. B. J. Walker, op. cit., 1990.

[15L. M. Coleman et D. Rosenow. “Security (Studies) and the Limits of Critique : Why We Should Think through Struggle”, Critical Studies on Security, 4 (2) : 202-20, 203-4, 2016.

[16L. Ansems De Vries, et D. Rosenow. “Opposing the Opposition ? Binarity and Complexity in Political Resistance”, Environment and Planning D : Society and Space, 33 (6) : 1118—34, 2015.

[17L. Ansems De Vries, Re-Imagining a Politics of Life : From Governance of Order to Politics of Movement, London : Rowman & Littlefield International, 2014 ; “Politics of (In)visibility : Governance-Resistance and the Constitution of Refugee Subjectivities in Malaysia”, Review of International Studies, 42 (5) : 876—894, 2016.

[18L. Fernandez et J. Olson, “To Live, Love and Work Anywhere You Please”, Contemporary Political Theory, 10 (3) : 412—19, 415, 2011.

[19E. Balibar, “Europe as Borderland”, Environment and Planning D : Society and Space, 27 (2) : 190-215, 2009.

[20L. Ansems De Vries, S. Carrera et E. Guild, “Documenting the Migration Crisis in the Mediterranean : Spaces of Transit, Migration Management and Migrant Agency”, Brussels : Centre for European Policy Studies, Liberty and Security in Europe Papers no. 94, 2016. ; D. Lutterbeck, “Policing Migration in the Mediterranean”, Mediterranean Politics, 11 (1) : 59-82, 2006 ; P. Pallister-Wilkins, “The Humanitarian Politics of European Border Policing : Frontex and Border Police in Evros”, International Political Sociology, 9 (1) : 55-69, 2015.

[21N. De Genova et M. Tazzioli (dir.), Europe/Crisis : New Keywords of “the Crisis” in and of “Europe”, New York : Zone Books, 2016.

[22L. M, Coleman, “Struggles, Over Rights : Humanism, Ethical Dispossession and Resistance”, Third World Quarterly, 36 (6) : 1060-75, 2015 ; “Ethnography, Commitment and Critique : Departing from Activist Scholarship”, International Political Sociology, 9 (3) : 263-80, 2015.

[23J. Butler, Notes towards a Performative Theory of Assembly, Cambridge, MA : Harvard University Press, 9, 2015.

[24M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris : Gallimard, 234, 1975.

[25M. Tazzioli, et W. Walters. “Visibility, Governmentality, and Europe’s Contested Borders”, Global Society, 30 (3) : 445-64, 2016.

[26M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France 1977-78, Paris : Seuil, 2004.

[27L. Anselm de Vries, op. cit., 2016.

[28C. Gordon, “Afterword”, Power/Knowledge : Selected Interviews and Other Writings 1972-1977, Brighton : Harvester Press. 229-259, 256, 1980.

[29M. Tazzioli et W. Walters, op. cit., 2016.

[30R. Chow, Entanglements, or Transmedial Thinking about Capture, Durham, NC : Duke University Press, 2012.

[31M. Lugones, “Toward a Decolonial Feminism”, Hypatia, 25 (4) : 742-59, 2010.

[32F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris : Gallimard, 45, 1961/1991.

[33L. M. Coleman, “Struggles, Over Rights : Humanism, Ethical Dispossession and Resistance”, Third World Quarterly, 36 (6) : 1060-75, 1062, 2015.

[34Ibid.

[35R. Icaza et R. Vázquez, “Social Struggles as Epistemic Struggles”, Development and Change, 44 (3) : 683—704, 2013.

[36L. M. Coleman et D. Rosenow, op. cit., 2016 ; L. M. Coleman, op. cit., 2015.

[37F. Fanon, op. cit., 1961/1991.

[38Abya Yala est un terme Kuna (Panama) qui signifie « terre arrivée à maturité » et qui fait référence au territoire des Amériques. Il est maintenant couramment utilisé par les mouvements indigènes selon ce qui s’apparente à un geste décolonial de revendication du droit à nommer son propre territoire.

[39A. Escobar, “Desde abajo, por la izquierda y con la Tierra”, Blogs Planeta Futuro, Contrapuntos, Serie Desafios latinoamericanos. http://blogs.elpais.com/contrapunto..., 2016 ; B. D. S. Santos, op. cit., 2014.

[40R. Icaza et R. Vázquez, op. cit., 2013.

[41W. Mignolo, “Epistemic Disobedience and the Decolonial Option : A Manifesto”, Transmodernity, 1 (2) : 44—66, 48, 2011.

[42M. Lugones, Pilgrimages/Peregrinajes’ Theorizing Coalition against Multiple Oppressions, Lanham, MD : Rowman & Littlefield, 141, 2003.

[43A. Escobar, op. cit., 2016.

[44C. Walsh, “Pedagogical Notes from the Decolonial Cracks”, E-misférica, 11(1), 2014.

[45G. Esteva, “Hope from the Margins : Regenerating Our World from the Bottom-Up”, http://wealthofthecommons.org/essay..., 2011.

[46J. Martìnez Luna, Eso que llaman comunalidad, Oaxaca : CONACULTA, 17, 2010.

[47A. Escobar, op. cit., 2016.

[48C. Hale, “Resistencia Para Que ? Territory, Autonomy and Neoliberal Entanglements in the ‘Empty Spaces’ of Central America”, Economy and Society, 40 (2) : 184-210, 2011.

[49L. M. Coleman et K. Tucker, “Between Discipline and Dissent : Situated Resistance and Global Order”, Globalizations, 8 (4) : 397-410, 2011.

[50A. Morton, “La Resurección del Maíz : Globalization, Resistance and the Zapatistas”, Millennium, 31 (1) : 27-54, 2002.

[51G. C. Spivak, “Righting Wrongs”, South Atlantic Quarterly, 103 (2-3) : 523—81, 524, 2004.

[52Ibid., 530, 525.

[53L. M. Coleman, “Struggles, Over Rights : Humanism, Ethical Dispossession and Resistance”, Third World Quarterly, 36 (6) : 1060-75, 2015 ; “Ethnography, Commitment and Critique : Departing from Activist Scholarship”, International Political Sociology, 9 (3) : 263-80, 2015 ; L. M. Coleman et D. Rosenow, “Mobilisation”, The Routledge Handbook of International Political Sociology, dir. par P. Bilgin et X. Guillaume, London : Routledge, 194-203, 2016.

[54J. Suárez-Krabbe, “Race, Social Struggles, and ‘Human’ Rights : Contributions from the Global South”, Journal of Critical Globalisation Studies, 6 : 78-102, 2015.

[55L. M. Coleman, “Struggles, Over Rights : Humanism, Ethical Dispossession and Resistance”, op. cit., 2015.

[56Cité dans L. M. Coleman, “Ethnography, Commitment and Critique : Departing from Activist Scholarship”, op. cit., 266, 2015.

[57L. M. Coleman, “Struggles, Over Rights : Humanism, Ethical Dispossession and Resistance,” op. cit., 1072, 2015 ; L. M. Coleman, “Ethnography, Commitment and Critique : Departing from Activist Scholarship”, op. cit., 266, 2015 ; L. M. Coleman et D. Rosenow, “Beyond Biopolitics : Struggles Over Nature”, The Routledge Handbook of Biopolitics, dir. S. Prozorov et S. Rentea, 260-78, London : Routledge, 2017.

[58L. M. Coleman, “Struggles, Over Rights : Humanism, Ethical Dispossession and Resistance”, op. cit., 1070-72, 2015.

[59L. M. Coleman, “Ethnography, Commitment and Critique : Departing from Activist Scholarship”, op. cit., 266, 2015.

[60Ibid.

[61Ibid.

[62Ibid., p. 267.

[63Ibid., p. 273.

[64A. Quijano, “Coloniality and Modernity/Rationality”, Globalization and the Decolonial Option, dir. W. D. Mignolo et A. Escobar, 22-32, London : Routledge, 31, 2013.

[65Ibid.

[66L. M. Coleman, “Ethnography, Commitment and Critique : Departing from Activist Scholarship”, op. cit., 276, 2015.

[67Ibid., 272-278.

[68Merci à Iden Coleman pour cet exemple.

[69I. Hacking, Representing and Intervening : Introductory Topics in the Philosophy of Natural Science, Cambridge : Cambridge University Press, 22, 1983.

[70G. Bachelard, “Corrationalism and the Problematic”, Radical Philosophy, 173 : 27-32 [extrait de Le Rationalisme Appliqué, 5e édition, 1975, Paris, PUF, trad. M. Tiles], 28, 2012.

[71C. Chimisso, “From Phenomenology to Phenomenotechnique : The Role of Early Twentieth Century Physics in Gaston Bachelard’s Philosophy”, Studies in History and Philosophy of Science, 39 (3) : 384—92, 390, 2008.

[72P. Maniglier, “What Is a Problematic ?”, Radical Philosophy, 173 : 21-23. 23, 2012.

[73J. Williams, The Transversal Thought of Gilles Deleuze : Encounters and Influences, Manchester : Clinamen Press, 59-60, http://hemisphericinstitute.org/hem..., 2005.

[74Ibid.

[75C. Chimisso, op. cit., 391.

[76R. Vázquez, “Questioning Presence : The Survival of the Past in Walter Benjamin and Hannah Arendt”, Concordia, 57 : 57-74, 2010 ; “Towards a Decolonial Critique of Modernity. Buen Vivir, Relationality and the Task of Listening”, Capital, Poverty, Development, dir. R. Fornet-Betancourt, Aachen : Wissenschaftsverlag Mainz, 241—252, 2012.

[77G. Bachelard, Fragment d’une poétique du feu, Paris : PUF, 47, 1988.

[78Ibid.

[79H. Bergson, Matter and Memory, trad. N. M. Paul et W. S. Palmer. New York : Zone Books, 1991 ; Creative Evolution, New York : Cosimo, 171 et 297, 2005.

[80G. Deleuze, Cinema I, The Movement-Image, trad. H. Tomlison et B. Habberjam. London : Athlone Press, 7, 1986.