le handicap, sport de combat
par Clara Lecadet
Créer un rapport de force politique et s’attaquer aux ressorts économiques des politiques dans le domaine du handicap en visant les lobbies du transport et du bâtiment : Odile Maurin, présidente de l’association toulousaine Handi-Social, mène depuis 2014 des actions coup de poing qui font éclater la logique des mobilisations traditionnelles et des représentations autour du handicap. En écho aux slogans popularisés dans les années 1970 par le mouvement des « handicapés méchants », il n’est pas question de soin et de compassion, mais de justice, de liberté de circulation et de rupture de l’égalité des droits entre les citoyen·ne·s. Une tentative de fracture dans les modes d’oppression et de relégation spécifiques que subissent les personnes en situation de handicap avec des mots pour les nommer : validisme, capacitisme, discrimination systémique.
« On n’est pas là où on nous attend, on va dans des lieux où on ne nous attend pas. Tout en s’adaptant au handicap : effectivement on ne va pas escalader une montagne ! » dit Odile Maurin, qui emploie depuis plusieurs années avec les militants d’Handi-Social des méthodes d’action radicales et disruptives. Handi-Social investit des lieux emblématiques du transport, de la mobilité et de la construction, pour dénoncer la collusion entre pouvoir politique et pouvoir économique en matière de politique d’accessibilité. L’association se démarque par des actions spectaculaires sur le terrain : opérations péage gratuit, blocages de cimenteries, d’un TGV, d’un convoi Airbus, irruption sur les pistes d’un aéroport, etc. La puissance performative de ces blocages par des personnes ayant un handicap n’est pas seulement d’émettre des revendications, mais aussi de faire une démonstration de force dans un champ marqué par l’atonie politique.
Le maintien du statu quo a été dès les années 1970 en partie imputé à l’Association des paralysés de France (APF) et à l’Association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées (LADAPT), deux des plus anciennes associations qui représentent en France la cause du handicap, respectivement fondées en 1933 et 1929. À l’époque, des groupes formés dans la mouvance de mai 1968 comme le Centre des paralysés étudiants, puis le Mouvement de défense des handicapés (MDH) et le Comité de lutte des handicapés (CLH, dit « Handicapés méchants ») marqués à l’extrême-gauche, tentent de faire du handicap un sujet d’affirmation collective à l’intérieur d’instances représentatives et porteuses de revendications, et dénoncent l’approche passéiste et le recours à la charité au sein de l’APF [1]. L’objectif de l’accessibilité universelle, pourtant fixé par les lois de 1975 et 2005, a connu ces dernières années des régressions majeures, qui montrent l’incapacité de l’APF et de LADAPT, restées des acteurs associatifs centraux, à réellement peser sur les décisions gouvernementales. La raison en est souvent attribuée à leurs intérêts dans le maintien d’institutions spécialisées, dont elles sont en partie gestionnaires, et dont l’existence contredit le principe même d’une vie autonome, désormais reconnue comme une priorité par les instances internationales en matière de handicap.
L’objectif de l’accessibilité universelle, pourtant fixé par les lois de 1975 et 2005, a connu ces dernières années des régressions majeures.
Odile Maurin se décrit comme une autodidacte, qui n’a pris la mesure qu’avec le temps de la « politique d’ensemble » qui conditionne la vie des personnes ayant un handicap. Lorsqu’elle fonde Handi-social en 2001, elle se consacre surtout à la défense des droits de personnes auxquelles l’allocation adulte handicapé (AAH), l’allocation d’éducation spécialisée (AES) ou l’allocation compensatrice tierce-personne (ACTP) étaient refusées, un domaine juridique dans lequel elle devient experte. Le passage du traitement de dossiers individuels aux premières manifestations dans l’espace public se fait en 2008 sous la bannière du mouvement « Ni pauvre ni soumis » initié par l’APF avec une centaine d’autres associations, pour la revalorisation de l’AAH. Des chèques de 2 ou 3 euros sont remis par les militants au préfet, afin de « lui rendre son aumône » et dénoncer la précarité associée au handicap. Cette mobilisation se poursuit dans le cadre du mouvement contre la réforme des retraites en 2010. Odile Maurin réussit alors à mobiliser les cadres et les adhérents de l’APF locale sur ces manifestations. Elle connaît encore mal le rôle de l’APF dans l’histoire française du handicap, et ses activités de gestionnaire au sein des établissements et services où les personnes ayant un handicap, notamment moteur, sont ghettoïsées, pâtissent d’un déficit éducatif structurel et sont victimes d’exploitation par le travail et de maltraitance ; ce qui ôte à l’APF, selon certains, toute crédibilité pour contester ce système et y mettre fin. Si elle défend déjà le principe de la vie autonome, Odile Maurin n’est pas certaine que celle-ci soit possible pour tous les types de handicap, et elle veut croire qu’une association gestionnaire peut aussi être une association militante. Elle accepte de rejoindre l’APF en 2012, en raison du ton combatif de son nouveau président, Jean-Marie Barbier, qui tranche avec celui de ses prédécesseurs, et on la convainc que ce qu’elle arrive à faire seule, sans moyen, sera démultiplié avec le soutien de l’APF. Pourtant, fédérant déjà plusieurs associations et siégeant dans différentes instances liées aux questions de handicap dans le département Haute-Garonne et la région Occitanie, elle rencontre vite les entraves mises par l’APF à toute contestation radicale du système, « ces gens d’en haut qui freinent des quatre fers », les tentatives pour empêcher que l’information circule parmi les militant·e·s et que ceux·celles-ci s’organisent en dehors des actions prévues par l’instance nationale.
Les tensions se multiplient en 2014 lorsqu’elle commence à organiser des actions pour dénoncer l’ordonnance accessibilité, lancée sous la présidence Hollande, qui multiplie les dérogations et les délais pour la mise en accessibilité des lieux accueillant du public (en particulier les Établissements recevant du public (ERP) et les transports). À l’inertie de l’APF face à ce qui apparaît comme une régression majeure par rapport à la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », elle répond par la mise en place d’une opération péage gratuit, avec en ligne de mire Vinci, entreprise-symbole des enjeux économiques autour du déplacement et du transport : « L’idée des péages est venue par rapport à l’entreprise Vinci, en voyant des syndicalistes le faire et en réfléchissant à la façon d’adapter ce type d’opérations à des gens comme nous. La seule chose qu’on ne pouvait pas faire, c’était prendre les barrières physiquement pour les bouger. Pour la première opération, on était près d’une cinquantaine, des handis, des proches et quelques syndicalistes qui nous ont filé un coup de main en nous montrant comment bloquer les barrières. » Aux policiers appelés sur les lieux qui leur lancent « Les handicapés vous êtes gentils mais on vous laisse sur le parking… faut pas aller trop loin parce qu’après c’est dangereux pour vous ! » elle rétorque « Quand je suis régulièrement obligée de circuler sur la route parce que vous ne verbalisez pas les véhicules, que vous ne les dégagez pas du trottoir, je ne vous vois pas venir vous préoccuper du danger, et là vous me parlez de sécurité ? » Devant l’attitude paternaliste de l’APF qui souhaite se rendre à la police pour répondre à la plainte déposée par Vinci contre Handi-Social et négocier avec l’entreprise, elle contre-attaque avec une campagne sur les méthodes prédatrices de Vinci : « Dur la rentabilité de 20 % des autoroutes et l’esclavage moderne au Qatar… donc obligé de faire les poches des handicapés. » Vinci retire sa plainte et elle en sort fortifiée dans la conviction qu’il faut toucher à des points névralgiques du pouvoir économique, pour espérer faire bouger les choses. Elle n’a eu de cesse de dire au nouveau président de l’APF, Alain Rochon, énarque en fauteuil roulant qui a fait toute sa carrière à Bercy : « sans rapport de force, on n’aura rien. »
Son exclusion de l’APF en 2015 et le contentieux qui en a résulté la convainquent de l’incompatibilité entre activités gestionnaires et militantisme, ainsi que de l’urgence de la désinstitutionnalisation. La longue histoire d’enfermement et de ghettoïsation des personnes en situation de handicap dont la France se refuse toujours à sortir, est fustigée dans un rapport [2] de Catalina Devandas-Aguilar, rapporteuse spéciale de l’ONU pour les personnes handicapées. Un événement déclencheur pour Odile Maurin a été le scandale du service d’aide à domicile (SAAD) géré par l’APF à Toulouse, qui était sous-financé, générait de la maltraitance institutionnelle (multiplicité des intervenants, manque de qualification, souffrance des salariés aussi, personnels non formés, etc.) et dont se plaignaient les adhérents. Après avoir tenté de négocier davantage de moyens pour ce service, en vain, elle a refusé de cautionner la poursuite d’un fonctionnement maltraitant et a préféré contribuer à sa fermeture, alors que l’APF cherchait à préserver l’institution : « On me disait qu’il fallait défendre le service et moi je disais qu’il fallait défendre les personnes. » Elle a aussi constaté avec amertume les dégâts causés par l’institutionnalisation dans le foyer de Muret, lieu d’infantilisation et de soupçons de maltraitance institutionnelle, alors même que les personnes auraient pu, avec un accompagnement de qualité et de proximité, vivre une vie autonome.
Les stratégies disruptives d’Handi-Social s’accompagnent de mots d’ordre politiques puissants sur la liberté de circulation. Les entraves à la mobilité sont matérielles et politiques. Une pétition lancée en 2017 par le collectif interassociatif Handicaps 31, dont fait partie Handi-Social, repositionne la question de l’accessibilité des transports sur l’enjeu politique de la liberté de circulation et du droit, en exigeant « le droit aux transports publics et à la libre-circulation de tous, sans restrictions. » En 2018, les opérations coup de poing se multiplient, dans le cadre d’une campagne contre le « projet de loi relatif à l’évolution du logement et à l’aménagement numérique » dite loi ELAN — qui réduit à 10 % puis finalement à 20 % le quota d’appartements accessibles dans le bâti neuf » (contre 100 % initialement) — et contre la baisse des aides liées à la compensation du handicap. Elles imposent la présence collective de personnes ayant un handicap dans des lieux associés à la puissance technologique (aéroport, gare, chantiers, routes). Ces actions qui supposent des trésors d’ingéniosité, et parfois une mise en danger physique, visent le cœur économique du système du transport et du bâtiment, en dénonçant les injustices qu’il génère, tout en dynamitant les représentations de fragilité et de vulnérabilité associées au handicap. Elles sont une démonstration de force à la fois à l’encontre des centres névralgiques du système mais aussi quant à la représentation politique du handicap.
Les stratégies disruptives d’Handi-Social s’accompagnent de mots d’ordre politiques puissants sur la liberté de circulation.
À des opérations « péage gratuit » le 21 mai et le 29 juillet 2018, succède dans la nuit du 21 août 2018 le blocage du convoi de l’A380 d’Airbus à l’Isle Jourdain dans le Gers pendant 24 heures, opération réitérée le 23 août avec un nouveau blocage du convoi durant 3 heures. La revendication, portée par une critique radicale de la « politique des quotas » dans le logement, vise le retrait de l’article 18 du projet de loi ÉLAN. Attaquer Airbus, c’est viser le système dans son ensemble : « le pouvoir économique, en restreignant notre accès au logement, nous contraint à nous attaquer aux intérêts économiques qui dirigent ce pays ! » Les blocages de cimenteries en septembre 2018 visent nommément les intérêts de la construction et le rôle joué par la Fédération Française du Bâtiment (FFB) dans le projet de loi ÉLAN, avec ce slogan « #FFB #Macron #LREM avec art18 #ÉLAN : quota de 20 % de logements accessibles = Vous nous paralysez, on paralyse l’économie de la construction ! »
Chaque action est l’objet d’une préparation méticuleuse, de discussions internes à Handi-Social et parfois avec des syndicalistes qui partagent leurs expériences et leurs pratiques, ainsi que de communications sur les messageries cryptées Telegram ou Signal pour éviter les risques de fuite. Un communiqué de presse est envoyé une fois les lieux occupés, avec la complicité de quelques médias tenus au secret. Après avoir bloqué le 24 octobre 2018 le départ du TGV pour Paris à la gare de Matabiau à Toulouse sous le slogan : « #Pepy, tant que Matabiau, gare de la quatrième ville de France sera inaccessible en autonomie aux PMR et personnes handicapées, nous paralyserons le trafic SCNF comme vous nous paralysez ! » — un blocage qui se solde par l’accélération du calendrier des travaux de mise en accessibilité —, l’idée d’occuper l’aéroport apparaissait comme une gageure. C’était aussi une façon de repousser les limites, avec ce mélange d’aplomb, de cran et d’humour qui caractérise Odile Maurin. Elle a commencé par bloquer les voitures mal garées en bas de chez elle pour étendre cette technique à des sites stratégiques dans le cadre d’Handi-Social : « On avait commencé à faire des blocages de cimenteries parce que c’était pratique à faire, pas loin de chez nous et qu’il y en a partout. Et puis on a eu l’idée de bloquer le TGV parce qu’on voulait que la gare de Toulouse-Matabiau devienne accessible, sans attendre 2024 l’aménagement des deux accès qui bloquaient vraiment pour les fauteuils roulants. Pour le blocage du TGV, j’ai cherché, j’ai fait des repérages, j’ai interrogé du monde. L’idée de l’aéroport est venue du fait qu’ils m’ont poursuivie pour entrave à la circulation routière et ferroviaire. J’ai dit aux camarades : “Il ne nous reste plus que l’aéroportuaire et on aura fait tous les modes de transport !” » C’est souvent elle qui cherche les solutions pour concrétiser les actions. Deux semaines avant, elle fait le tour de l’aéroport pour essayer de trouver une faille, et découvre, incrédule, un portail ouvert qui permet d’accéder directement aux pistes : « Avec le recul, j’étais sur le cul d’avoir trouvé une faille ! Il fallait tenter, le simple fait d’avoir tenté l’intrusion allait faire du bruit. Mais j’avais prévu d’aller bloquer la grande surface Leclerc au cas où cela ne marcherait pas. »
Handicapés et valides, se retrouvent à une quinzaine sur la piste le 14 décembre 2018 entraînant la suspension du trafic. L’opération reçoit un très vaste écho médiatique. L’irruption sur la piste d’un aéroport, censément ultra-sécurisé, de personnes dont la mobilité est quotidiennement entravée par le manque d’aménagement de l’espace public et par un accès restreint au transport, apparaît comme un symbole puissant. Qualifiée d’action non violente de désobéissance civile, cette action des militants d’Handi-Social sert de tremplin pour élargir leurs revendications à l’international.
Les demandes en matière d’accessibilité puisent dans le vocabulaire politique des droits. Elles s’appuient sur des textes du Défenseur des Droits, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, du Conseil de l’Europe et de la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, qui fustigent la politique de la France. Le retard de la France dans ce domaine rompt l’égalité entre les citoyen·ne·s et constitue une atteinte à la dignité des personnes concernées. Le communiqué publié suite à la convocation en correctionnelle le 17 septembre 2019 pour « entrave à la circulation des aéronefs » et à l’octroi d’une amende de 750 euros pour chaque militant·e, affirme que la devise républicaine française est constamment bafouée en matière de handicap et que la constitution d’une catégorie de citoyen·ne·s de seconde zone contrevient à la possibilité d’une démocratie réelle : « User du droit de circuler librement comme tout citoyen est quasiment impossible pour une personne en situation de handicap. La non-accessibilité des transports et des bâtiments implique une dépendance et une organisation qu’une personne valide refuserait de se voir imposer. Travailler en milieu ordinaire relève alors de l’utopie alors que le taux de chômage chez les personnes handicapées est deux fois supérieur à la moyenne nationale. » [3] L’investissement de l’aéroport comme lieu de mobilisation et la revendication sur la liberté de circulation font en outre écho aux luttes des collectifs de migrants et/ou d’activistes qui s’opposent aux expulsions d’étrangers : occupation de Roissy par les Gilets noirs en mai 2019, procès retentissant intenté au Royaume-Uni en 2018 à un groupe d’activistes qui s’étaient enchaînés sur le tarmac de l’aéroport de Stansted pour arrêter un charter d’expulsés et furent condamnés dans le cadre de la législation anti-terroriste. Les revendications autour de la libre-circulation et de la mobilité suggèrent des modes d’action et des demandes communes — dans et en dehors du cadre national — pour les personnes en situation de handicap et les étrangers.
Les poursuites, Handi-Social a l’habitude d’y répondre par l’ironie. Le 18 octobre 2018, Odile Maurin organise une conférence de presse devant le TGI de Toulouse avec le soutien des associations du Collectif interassociatif Handicaps 31 (CIAH 31), suite à une convocation pour entrave à la circulation routière et non déclaration de manifestation : « Quand une personne entravée quotidiennement dans ses déplacements se retrouve poursuivie pour entrave à la circulation… ». La présence d’Handi-Social en tête du cortège des femmes Gilets jaunes le 10 février 2019 et dans de nombreuses autres manifestations de ce mouvement, dont l’association partage la colère, font aussi d’Odile Maurin et des militants en situation de handicap des victimes de la répression et de la violence policière. Une stratégie de la tension dont nul ne semble devoir être épargné au point de lui faire écrire que la répression est le « seul domaine où l’égalité progresse ».
Le terme de validisme, forgé il y a 30 ans aux États-Unis commence seulement à être diffusé en France, avec les notions de capacitisme, d’handiphobie, grâce à la dénonciation de discriminations systémiques.
Odile Maurin ne méconnaît pas la peur, mais elle la brave, comme elle a toujours fait. Elle lui applique cette méthode risque-tout qu’elle a forgée pour le ski, qu’elle pratique malgré le vertige : « Il faut se renseigner avant sur le niveau des pistes et de la pente. Si tu pars du haut de la piste, tu repères un point beaucoup plus bas mais tu ne regardes pas la pente elle-même, tu te lances en fermant les yeux et tu rejoins le point. » La peur, c’est celle de l’incertitude inhérente à toute action collective — même si elle se réserve toujours un plan B en cas d’échec. La peur, c’est celle des obstacles quotidiens, quand faute de place il faut rouler sur la route « en serrant les fesses ». La peur ultime, c’est celle de rester confinée chez soi : « Je connais plein de personnes handicapées qui ne sortent pas de chez elles, qui ont peur de circuler dans l’espace public. » Cette peur-là, c’est peut-être son principal moteur, une question de vie ou de mort : « Je le fais avec humour, en me foutant de la gueule des gens, en frimant, en crânant un peu, pour me donner du courage. » La peur, il y a mille manières de l’éprouver mais aussi de chercher à la braver. Elle le fait depuis l’enfance, quand elle a longtemps dû défier un mal qui jouait à cache-cache et ne disait pas son nom : « On pensait que j’avais un rhumatisme articulaire aigu, l’anniversaire de mes cinq ans je l’ai passé comme paralysée dans un transat mais la semaine d’après je galopais. » Elle compense en faisant du sport et en taisant ses douleurs. Le sport lui permet de se muscler et de lutter contre la maladie : « J’ai pratiqué la méthode Coué pendant des années car je n’étais pas confrontée à une impossibilité physique durable comme une tétraplégie ou une paraplégie, où là tu peux ou tu peux pas. J’avais des stratégies de contournement des difficultés et cela passait par le sport. Je me déplaçais en vélo, en skate-board, parce que marcher j’avais du mal. Le vélo j’avais du mal aussi mais je m’étais beaucoup musclée en en faisant. Dès que j’ai pu avoir des engins roulants, j’en ai eu. Je faisais aussi de la moto. » Le sport lui permet aussi d’être dans le camp des garçons, elle, le garçon manqué, révoltée depuis toujours par l’absence d’égalité entre garçons et filles. Et puis sa mère, qui avait mal vécu son mariage et qui a été dans les années 1980 l’une des plus jeunes malades de Parkinson, lui a toujours martelé « Sois indépendante, ne dépends de personne ! », « Le handicap c’est une dépendance mais ce que j’ai compris plus tard c’est qu’on peut être totalement dépendant et autonome, quand les moyens humains et matériels sont mis en œuvre pour la compensation du handicap. » Sa maladie s’aggrave à la fin de l’adolescence. Elle ne sera diagnostiquée pour le syndrome d’Ehlers-Danlos et pour le syndrome d’Asperger que très tardivement, respectivement à 47 et 54 ans. Toxicomanie, hépatite C, tentatives de suicide dont elle réchappe par miracle… Le seul fil l’ayant tenu à sa vie de jeune adulte est sa grand-mère qui refuse de la perdre après avoir vu mourir sa fille : « J’ai vécu pour elles finalement. Je ne voulais pas vivre pour moi toute seule. » Bien qu’elle n’en ait pas pris la mesure, se qualifiant d’« intuitive qui ne calcule pas », ses combats d’aujourd’hui ressemblent à ses luttes d’enfant : contourner les places assignées, dynamiter les catégories par l’engagement du corps, par le défi physique lancé à la vision misérabiliste que charrient le handicap et la maladie. Tout en refusant de l’idée de performance — car dans le domaine du handicap soit on existe, un peu, si l’on est performant, soit on est renvoyé à une condition de misérable —, les actions de Handi-Social sont une démonstration de force : la puissance des corps y est constamment requise, non seulement pour affirmer une présence — en soi politique — mais aussi pour bloquer, arrêter — fut-ce un moment — le flux des transports, le flux du travail.
Ces actions disruptives vont de pair avec la diffusion d’un lexique de la domination, notamment sous l’impulsion du Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CHLEE) et de l’avocate et activiste Elisa Rojas. Le terme de validisme, forgé il y a 30 ans aux États-Unis pour désigner le système de normes et de valeurs qui organisent la vie en société autour de la figure de la personne valide — vis-à-vis de laquelle la personne ayant un handicap est infériorisée et reléguée en marge de l’espace public [4] —, commence seulement à être diffusé en France, avec les notions de capacitisme, d’handiphobie, grâce à la dénonciation de discriminations systémiques. Odile Maurin, qui participe à cette popularisation en postant des vidéos sur les réseaux sociaux, est heureuse de constater que de plus en plus de gilets jaunes viennent à elle dans les manifestations en parlant de validisme, une notion qui leur était encore inconnue il y a peu. Présent en tête du cortège de la manifestation des femmes Gilets Jaunes le 10 février 2019, Handi-Social réclamait dans un communiqué la fin de l’inégalité et l’application de la loi : « Stop handiphobie, validisme, capacitisme. Oui à la Convention ONU et à la vie autonome et Rien pour nous sans nous ! Le 11 février 2005 a été votée la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. 14 ans après, cette loi n’est toujours pas appliquée ! […] Nous sommes près de 10 millions ! Et nous aussi nous sommes en colère !! […] Nous n’aurons que ce que nous prendrons ! » [5]
La diffusion de mots pour nommer un système fondé sur la mise à l’écart et l’infériorisation des personnes en situation de handicap, l’investissement de lieux inhabituels pour défendre leurs droits, l’emploi de méthodes radicales, les actions convergentes avec d’autres mouvements (Gilets Jaunes, LGBTQ+) participent d’un contexte de fracturation d’un système devenu intolérable pour beaucoup, où les avancées apparentes se paient du prix de régressions, de l’instauration de quotas (dans les transports, le logement, l’emploi, etc.), et du maintien de formes de ségrégation. Avec la peur au ventre, avec la tête et le corps, Handi-Social attaque un système historique d’assignation à une place marginalisée et fait de la politique, tout en faisant du handicap, ce qu’il a toujours été, un sport de combat.
Notes
[1] Bas, J. , « Des paralysés étudiants aux handicapés méchants. La contribution des mouvements contestataires à l’unité de la catégorie de handicap », Genèses, vol. 107, n° 2, 2017, pp. 56-81.
[3] Communiqué du 2 juillet 2019 « Aéroport Toulouse/Blagnac, #airbus, #casil = failles béantes de la sécurité = personnes handicapées à l’amende ! », https://www.handi-social.fr/article....
[4] Voir le manifeste du CHLEE, page 48.
[5] Communiqué de presse du 10 février 2019, https://www.handi-social.fr/article....