prix des médicaments : dans l’arène du débat

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Le 28 mai 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté une résolution historique favorisant la transparence sur les prix des médicaments. Ce sujet, que l’on pourrait croire consensuel, a pourtant donné lieu à une bataille politique sans précédent. Pendant près de dix jours, le palais des Nations unies de Genève s’est transformé en une véritable arène mondiale, où toutes les dissensions, conflits et intérêts contradictoires autour des questions de prix et d’accès aux médicaments ont surgi au grand jour. L’OMS est alors redevenue ce qu’elle aurait toujours dû être : le centre des débats pour l’accès aux médicaments et pour une recherche adaptée aux besoins des malades. Les représentant·e·s des pays ont pour leur part été contraint·e·s d’assumer leurs positions. Révélant les pratiques de pays trop habitués à dominer dans les négociations internationales.

Depuis vingt-cinq ans, les activistes de l’accès aux médicaments tentent d’imposer un débat sur la légitimité du prix des médicaments, des monopoles sur les produits pharmaceutiques, et sur la nécessité de considérer des modèles alternatifs de recherche et de développement sur des médicaments.

un système opaque protégeant des prix illégitimes

Les réelles innovations thérapeutiques sont de moins en moins nombreuses. Les médicaments mis sur le marché qui apportent un bénéfice thérapeutique conséquent, comparés à leurs prédécesseurs, sont vendus à des prix de plus en plus élevés, pour un monopole d’une durée de vingt ans. Lorsqu’un brevet expire et qu’un médicament tombe dans le domaine public, celui-ci est aussitôt remplacé par une nouvelle version, dont les bénéfices thérapeutiques supérieurs ne sont pas forcément substantiels, et est à nouveau protégé par un brevet pour une durée de vingt ans. Le système des brevets entrave ainsi l’accès aux traitements sans pour autant stimuler une innovation tournée vers les besoins des populations. Cette inflation incontrôlée compromet les systèmes de santé solidaires et empêche les malades des pays pauvres d’accéder à des traitements vitaux. L’opacité entourant ce système ne permet pas d’évaluer la légitimité de ces prix imposés par l’industrie pharmaceutique. Par exemple, le coût réel de la recherche et du développement est largement surestimé par le secteur privé pour justifier les prix dont le caractère exorbitant ne sert ni la santé publique, ni la recherche et le développement (R&D), ni l’économie nationale et l’emploi, mais bien les profits des actionnaires des multinationales pharmaceutiques. De plus, de très nombreux médicaments et produits de santé ont été développés grâce à l’argent public. Au nom de quoi l’argent public devrait-il les payer, une deuxième fois, très cher, aux actionnaires de groupes privés ? Remettre en question ce système est essentiel.

Mais ce débat, pourtant crucial, peine à avoir lieu, dans les institutions internationales ou multilatérales, en présence de l’ensemble des acteurs et actrices concerné·e·s : les gouvernements, les agences et institutions internationales, les ONG, les associations de malades et d’usager·ère·s, et le secteur privé. Le décalage entre ce qui est en jeu pour des milliards d’individus à travers le monde, et l’absence de débats dans les instances internationales dédiées à la santé, sclérosées par l’influence des multinationales et des pays industrialisés, est particulièrement frappant.

Si cette question s’est posée dès la fin des années 1990 pour l’accès aux traitements dans les pays pauvres ou à revenus intermédiaires, en France, par exemple, ce n’est qu’au cours des cinq dernières années que des actions concrètes d’opposition aux brevets et de remise en cause de la légitimité des prix des médicaments ont été portées par les associations.

l’OMS, arène mondiale des débats sur la transparence

Lorsque la première version de ce projet de résolution ambitieuse a été proposée auprès de l’OMS par l’Italie, les pays qui s’y opposaient ont argué de problèmes de procédure pour la disqualifier : le texte n’aurait pas été déposé dans les temps pour la réunion de janvier du conseil d’administration de l’agence onusienne. Puis, alors que son inscription à l’agenda de la soixante-douzième assemblée mondiale de la santé (AMS 72, 20 au 28 mai 2019) devenait inévitable, les oppositions sur le fond se sont manifestées de plus en plus clairement. Les pays les plus opposés à la résolution étaient le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suisse, le Japon et la France, un front sans surprise puisque c’est là que se trouvent les sièges des multinationales du médicament les plus puissantes au monde. Les États-Unis ont quant à eux tenu une place inédite dans l’arène du multilatéralisme. Alors qu’ils se positionnent toujours en faveur des intérêts de leurs multinationales, ils ont décidé cette fois de soutenir le texte. Pourquoi ? L’administration Trump constate, comme tous les Américain·e·s, le prix très élevé des médicaments aux États-Unis, et s’est également rendu compte que les prix y sont les plus élevés au monde, alors qu’il s’agit du pays où le secteur public contribue le plus à la recherche et au développement. Elle considère donc qu’il est « injuste que les États-Unis paient pour l’ensemble de la planète ». Pour le gouvernement américain, faire la lumière sur le prix des traitements serait ainsi une façon de prouver au monde que les États-Unis paient plus que les autres et que les multinationales devraient… augmenter leur prix dans les autres pays pour les baisser aux États-Unis !

Les représentant·e·s français·e·s à Genève estimaient en coulisse qu’un tel texte ne devait pas être discuté dans le cadre de l’OMS mais plutôt au sein de l’Organisation mondiale du commerce, comme si la santé ne devait être considérée que sous le prisme de la finance et du commerce, bien loin de l’intérêt public.

Ancien·ne·s mllitant·e·s d’Act Up-Paris, nous nous sommes alors demandé comment il était possible que des gouvernements « démocratiques » puissent être à ce point dérangés par la transparence ? Comment un concept a priori aussi consensuel pouvait-il autant effrayer les grandes puissances ?

Plusieurs semaines avant l’assemblée, les associations françaises, en particulier Aides, Avocats pour la santé mondiale — une ONG internationale de plaidoyer pour l’accès aux soins —, Médecins du monde ou encore Médecins sans frontière, avaient tenté de convaincre le gouvernement de soutenir la résolution. Mais celui-ci semblait tenir un double-discours, car à Genève, derrière les portes fermées, la France n’était pas favorable au texte, considérant que sa version initiale, la plus exigeante, donc la plus intéressante, serait « inapplicable ». Le manque de volonté politique, voire l’hostilité de certain·e·s responsables français·es, pouvaient ainsi se justifier derrière l’alibi du pragmatisme et de l’efficacité. Le maintien du statu quo, au nom de l’indispensable opacité entourant les politiques économiques de santé, revenait au fond à laisser l’industrie pharmaceutique privée, principale bénéficiaire de l’absence de transparence, libre de décider quelle résolution serait applicable ou non.

le double-jeu de la France

Alors que l’explosion des prix des médicaments met en danger notre système de santé solidaire et l’accès aux médicaments dans les pays en développement, la France brille depuis des années, quel que soit le gouvernement, par son inaction nationale et internationale pour enrayer ce phénomène. Le double-jeu et le lobbying du gouvernement Macron contre la transparence ont donc été les déclencheurs de notre mobilisation.

Images utilisées par les activistes lors de la campagne d’interpellation des représentants français sur les réseaux sociaux.

Informé·e·s du contenu des négociations qui se tenaient dans le secret et de l’hostilité de la France, nous avons interpellé par voie de presse, aux côtés d’ONG de nature très diverses, les représentant·e·s du gouvernement. Nous les avons aussi quotidiennement interrogé·e·s sur les réseaux sociaux, en particulier la tête de la délégation française : la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, l’ambassadeur de la France à l’ONU à Genève, François Rivasseau, et l’ambassadrice chargée des questions de santé mondiale, Stéphanie Seydoux, représentante de la France au Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui se tenait à Genève la semaine avant l’Assemblée Mondiale de la santé.

Dans un premier temps, aucun·e n’a répondu à notre question : la France allait-elle activement soutenir le texte proposé par l’Italie, dans sa formulation la plus exigeante ? Il est certes aisé de se prononcer de façon abstraite en faveur de la transparence, mais nos demandes portaient sur des points concrets qui interdisaient de s’abriter derrière de grands principes sans conséquence : la lumière devait être faite non seulement sur les prix des médicaments et de l’ensemble des produits de santé (vaccins, diagnostics, thérapies géniques etc.), mais également sur le financement de la recherche et du développement (R&D), les statuts des brevets, l’enregistrement des médicaments etc.

Le Royaume-Uni a tenté de vider le texte de toute sa substance en demandant des modifications à chaque virgule.

Nous étions en pleine campagne des élections européennes. Ministres et représentant·e·s du parti au pouvoir s’affichaient donc régulièrement. La situation était favorable à une campagne systématique d’interpellation, notamment sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que nous avons organisé une action lors du live Facebook de campagne d’En Marche le dimanche 19 mai. Lors des interventions vidéos en direct des ministres concerné·e·s, Agnès Buzyn et Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances, des dizaines de militant·e·s ont pu les interpeller sur les insuffisances et les contradictions affichées des positions françaises sur la résolution transparence.

Habitués à ne pas nous contenter de réponses de principes et d’engagements vagues, nous avons décidé que nous ne relâcherions pas la pression tant que la France n’aurait pas affiché un soutien sans réserve au texte proposé par l’Italie. Alors que nous n’avions aucun retour de représentant·e·s français·e·s, le samedi 18 mai, nous avons découvert avec stupéfaction que Stéphanie Seydoux serait présente le lendemain à un événement co-organisé par Les Entreprises du médicament (LEEM), le syndicat français de l’industrie pharmaceutique qui agit comme son organe de pression sur les gouvernements, français notamment, mais également dans toute l’Afrique francophone. Cet événement était co-organisé par l’Organisation internationale de la Francophonie, qui, bien loin de son objet, contribue régulièrement à des réunions de ce type, en partie destinées à promouvoir les médicaments princeps sous brevets et à discréditer les génériques au nom d’une lutte dévoyée contre les faux médicaments. Ainsi, cette organisation internationale regroupant 88 États et gouvernements s’est montrée très active ces dernières années dans l’entretien de l’opacité du système des brevets, notamment en tentant de renforcer les mesures contre les « faux médicaments », officiellement pour promouvoir la qualité des médicaments, en réalité pour cibler les génériques.

couacs et revirement

Finalement, le 19 mai, sur Twitter, et par l’intermédiaire de Stéphanie Seydoux, la France a affirmé soutenir la résolution. Le lundi 20 mai, lors d’un événement présentant le projet de résolution, aucun·e représentant·e français·e ne se trouvait pourtant dans la salle. Nous avons alors à nouveau communiqué, en dénonçant l’absence de la France. Les négociations ont débuté le lendemain et la France est restée totalement silencieuse jusqu’à la fin des négociations sauf à deux reprises. Le vendredi 24 mai, elle a attaqué la procédure de négociation au motif que le secrétariat de l’OMS avait, la veille au soir, publié sur son site internet le texte en négociation, avec le nom des pays demandant de modifier tel ou tel passage. Preuve que la mobilisation paie, la seule occasion où un représentant français sortira par la suite de son silence sera le lundi 27 mai, pour soutenir le passage qui réclamait la transparence sur le financement des essais cliniques. Ce passage était très critiqué par les pays défendant l’intérêt de l’industrie pharmaceutique de marque, puisque sa stricte application permettrait d’évaluer précisément ce que la R&D doit réellement à l’argent public ou à celui des ONG et des grandes fondations. Mais il avait déjà été supprimé au moment de l’intervention française et il n’était plus envisageable de le réintroduire dans le texte à ce stade des négociations. Jusqu’à la dernière seconde, des pays comme le Royaume-Uni et l’Allemagne ont tenté d’obtenir un report de la résolution. Dans deux styles bien différents, ces pays avaient déjà essayé d’empêcher le bon déroulement des négociations. Après s’être d’abord mis en colère sous les regards stupéfaits des autres délégués, les représentant·e·s allemand·e·s ont quitté la salle de négociation pour ne plus jamais y remettre les pieds à partir du 23 mai, vexé·e·s par la publication des interpellations d’activistes sur les réseaux sociaux et par un courrier de Médecins sans frontière à leur ministre de la Santé. Le Royaume-Uni a, pour sa part, tenté de vider le texte de toute sa substance (procédé appelé en anglais to kill by the cut), en demandant des modifications à chaque virgule, ce qu’il a en partie réussi. Le 28 mai, juste après l’adoption du texte, les deux pays déclareront se « dissocier » de la résolution. À des années-lumière de la position de l’Allemagne et du Royaume-Uni, la Thaïlande interviendra pour regretter le caractère seulement volontaire de la résolution et son absence de mécanisme contraignant. L’ambassadeur de la France à Genève, François Rivasseau, prendra la parole pour affirmer que la France soutient « sans réserve » le projet de résolution.

Le directeur de l’AIFA, l’agence italienne du médicament, Luca Li Bassi, qui a présidé les négociations du groupe de travail pour la délégation italienne, reconnaîtra le caractère exceptionnel des négociations dans son discours lors de l’adoption du texte. Ce discours laissera largement transparaître, quoique dans une rhétorique très diplomatique, ce qui s’est joué pendant les négociations : « Au nom de la ministre italienne de la Santé, et au nom de tous les co-sponsors, je voudrais faire un compte-rendu du travail qui a été mené dans l’objectif de développer un texte consensuel sur cette résolution ces derniers jours. […] Nous reconnaissons que nous devions construire un dialogue constructif sur des sujets sensibles. Nous avons été ravis de voir le nombre de pays et de pays membres à travers le monde qui se sont rassemblés autour de ces questions importantes, avec un esprit ouvert et la volonté d’identifier des moyens d’avancer et des actions qui pourraient répondre des questions importantes liées à l’accès aux produits pharmaceutiques. Nous avons aussi été ravis et parfois surpris de savoir à quel point ce sujet a suscité beaucoup d’intérêt, non seulement auprès des décideurs politiques, des régulateurs, représentants de gouvernements, mais aussi dans le monde académique, chercheurs, médecins, professionnels de santé de partout à travers le monde, de différentes universités, instituts de recherche, experts, de toutes les régions du monde. Nous avons également été surpris de voir à quel point ce sujet a été considéré si important pour les gens ordinaires, pour nos patients, pour les groupes de la société civile, qui ont exprimé un fort désir de participer à ce dialogue. Il est important que nous reconnaissions que tous les efforts ont été faits pour avoir un dialogue franc et ouvert au sein du groupe de travail, et même si nous ne pouvons pas ignorer les couacs que nous avons expérimentés pendant le processus. […] » 

Le lendemain du vote de la résolution, le conseil d’administration de l’OMS (son executive board « EB ») s’est réuni comme le veut l’usage. Différents pays se sont plaints de la pression exercée par la société civile via les réseaux sociaux pendant les débats. La représentante de Monaco a même proposé qu’en parallèle de l’Assemblée mondiale de la santé soit organisé « une sorte de festival pour les ONG, pour qu’elles puissent s’exprimer. » (sic)

À la question de savoir ce que valait la résolution adoptée, une militante répondit sur les réseaux sociaux : « Moins qu’on aurait voulu, mieux que l’enterrement souhaité par les labos ». Bien évidemment, la résolution finale adoptée le 29 mai est beaucoup moins ambitieuse que le texte de départ. Mais le gouvernement français, qui a dit soutenir le texte initial, même s’il n’en a pas été co-sponsor, est désormais tenu à cet engagement.

la prise de conscience des activistes

Pour nous, il ne s’agit pas de s’en tenir à l’affichage symbolique, aussi important soit-il. La résolution doit être suivie de mesures concrètes. Les gouvernements ne peuvent plus se cacher, et continuer à défendre des intérêts privés quand leurs citoyen·ne·s attendent l’inverse. La société civile, quant à elle, ne peut être cantonnée au rôle d’observateur silencieux auquel on voudrait la réduire. Le débat sur la transparence et sa mise en œuvre aurait dû intervenir il y a bien longtemps. Il y aura un avant et un après AMS 72.

En France, les combats pour l’accès aux soins ont très longtemps écarté la question de la légitimité des prix des médicaments. Au milieu des années 1990, Act Up-Paris renvoyait dos-à-dos laboratoires et pouvoirs publics quand ceux-ci arguaient de considérations économiques justifiant les retards dans la mise à disposition des trithérapies contre le VIH, ou proposaient de tirer au sort les malades qui seraient éligibles aux traitements. Il était alors hors de question pour Act Up de rentrer dans des logiques économiques. Et cette stratégie et ce pragmatisme ont alors été salutaires.

Au milieu des années 2000, l’opposition aux franchises médicales et aux autres mesures de démantèlement de la Sécurité sociale justifiées au nom d’impératifs budgétaires, s’est construite sur un refus de principe de considérer que la santé et la vie humaine relèveraient de l’économique. Lors de la manifestation de la journée mondiale de lutte contre le sida, le 1er décembre 2004, Act Up-Paris appelait à se battre contre cette logique dans les termes suivants : «  La droite agresse les plus précaires, les plus vulnérables, les plus malades. “La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût”. C’est le leitmotiv du gouvernement, de l’UMP. À combien estiment-ils notre santé ? Combien coûtent nos vies ? À ces questions obscènes, à ceux qui pensent et disent que la santé est un luxe, la réponse collective que nous devons leur opposer est simple : nos vies ne coûteront jamais trop cher. » L’association appelait à défendre les impératifs de santé contre les logiques économiques, en assumant de coûter « trop » cher. Mais sans jamais interroger sur la cause principale de ce « coût » de la santé.

« Pourquoi ne contestez-vous pas la légitimité des prix dans les pays riches aussi ? Le système des brevets détruit vos systèmes de santé. »

Il faudrait s’interroger sur ce refus de poser les questions sur le prix des traitements au sein de nos combats. Non pas pour le déplorer, mais pour expliquer pourquoi cette réticence, nécessaire ou compréhensible à d’autres moments politiques, doit aujourd’hui être surmontée. Trop jeunes, nous n’avons pas participé aux luttes des années 1990 pour une accélération de la mise à disposition des trithérapies. Mais nous avons participé à celles qui ont eu lieu contre les franchises médicales et le démantèlement progressif de la Sécurité sociale dans les années 2000. Et surtout, nous avons activement lutté contre le système des brevets entravant l’accès aux traitements dans les pays pauvres et intermédiaires.

Ce sont d’ailleurs des activistes indien·ne·s, thaïlandais·es et brésilien·nes, pionnier·ères sur ces questions, qui nous ont ouvertement interpellé·e·s lors d’une conférence internationale en 2010 : « Pourquoi ne contestez-vous pas la légitimité des prix dans les pays riches aussi ? Le système des brevets détruit vos systèmes de santé, et en refusant de généraliser ce combat à vos États, vous donnez l’impression que le système des brevets ne serait intolérable que pour des raisons exceptionnelles, humanitaires, alors que c’est fondamentalement qu’il est mauvais et qu’il doit être combattu. »

Cet appel a été entendu, mais tardivement, et de façon encore ponctuelle : en 2015, Médecins du monde déposait une opposition juridique à un brevet sur le sofosbuvir, un traitement contre les hépatites virales breveté par le laboratoire Gilead, pour en contester la validité. Aides s’est battu contre l’extension indue du brevet sur le ténofovir, un antirétroviral utilisé en préventif, dont les essais ont été financés par la recherche publique américaine, les premiers brevets déposés à la fin des années 1980 et les derniers brevets expireront après 2030 — ce qui veut dire plus de cinquante ans de monopole sur le ténofovir, ses pro-drogues et ses usages. De son côté, l’Association française contre les myopathies, organisatrice du Téléthon, pose publiquement la question des prix de certains traitements pour les maladies orphelines.

Ces actions sont essentielles. Mais elles doivent être reproduites, et surtout le problème doit être réglé de façon systémique. La question du prix des traitements doit irriguer les débats sur les politiques de santé.

Encore aujourd’hui, le combat pour l’aide médicale de l’État, qui assure une couverture santé aux sans-papiers, sans cesse attaquée par des responsables racistes, ne tient pas compte de l’illégitimité possible des prix des traitements et de l’opacité qui les entoure. Les questions économiques sont abordées : on rappelle ainsi que réduire la couverture santé de populations précaires renforcerait le retard dans le dépistage et les soins, ce qui favoriserait le développement de pathologies lourdes dont la prise en charge coûterait forcément plus cher qu’une prise en charge précoce. Mais que le coût d’une prise en charge, précoce ou tardive, soit en grande partie non justifié, voilà un discours qui n’est toujours pas porté.

On peut étendre ce constat à la sauvegarde de l’hôpital public et aux mobilisations des urgentistes. Deux cents services d’urgence se sont mis en grève cette année, faisant valoir la dégradation des conditions de travail des personnels et la mise en danger des patients par des logiques d’austérité. Mais, à aucun moment, on ne pense à prendre les pouvoirs publics au jeu de leur discours économiste. Ainsi, la somme ridicule de 70 millions d’euros concédée par le gouvernement après des semaines de grève en juin 2019 correspond au remboursement par l’Assurance maladie de 2333 traitements de l’hépatite C (sofosbuvir/ledipasvir, au prix 2019 de Gilead) alors que des alternatives existent en génériques. Imagine-t-on les personnels supplémentaires, les lits et les services, par exemple de proximité, que l’on pourrait mettre en place en faisant des économies systématiques non plus sur les personnels de santé, le panier ou la qualité des soins, mais bien sur les seuls bénéfices, illégitimes, des actionnaires de l’industrie pharmaceutique ?

Intégrer l’enjeu de la transparence sur les prix des médicaments à tous ces combats, ce n’est pas faire une concession à l’économique. C’est au contraire refuser que les considérations budgétaires pèsent sans cesse sur les mêmes, malades, usagers, étrangers, personnel hospitalier, alors que l’industrie pharmaceutique s’assure des profits extraordinaires autant qu’illégitimes.

Ainsi, nous avons décidé de créer l’Observatoire pour la transparence dans les politiques du médicament, pour veiller à la mise en œuvre concrète de la résolution prise à l’AMS 72. Pour proposer les mesures indispensables à cette transparence en France, et pour inciter nos collègues dans d’autres pays à faire de même, pour que le caractère contraignant dont cette résolution ne dispose pas le devienne. Pour porter la question des prix illégitimes partout où elle n’est pas posée alors qu’il serait indispensable de le faire. Pour assurer la vulgarisation d’une expertise sur un sujet dont la technicité cache au fond des enjeux politiques simples autour de la privatisation de la santé.

Post-scriptum

Pauline Londeix est activiste, consultante sur les questions d’accès aux médicaments et aux diagnostics pour différentes organisations à travers le monde et ancienne vice-présidente d’Act Up-Paris.

Jérôme Martin est enseignant, militant antiraciste et LGBTI, ancien président d’Act Up-Paris. Tous deux ont fondé l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (@OTmeds).