Vacarme 88 / Cahier

sentiers extrait /4

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Quatrième et dernière chronique extraite d’une histoire qui se déroule au cœur de la grande forêt tropicale, dans la ville déchue de Minos, des décennies après la fastueuse époque de l’extraction de l’hévéa. Dans les épisodes précédents : notre héroïne Joséphine arrive à l’hôtel Victoria ; on entend parler de la Bostonienne et de sa guérison miraculeuse ; on découvre la discothèque de Minos (Vacarme 84) ; chassée du Victoria pour des raisons inconnues, Joséphine trouve refuge dans un mystérieux appartement ; une cérémonie folklorique tourne mal (Vacarme 85) ; au cours d’un dîner au restaurant on se demande s’il y a des jardins à Minos ; un homme échappé des mines erre à l’orée de la ville (Vacarme 86).

À la fin, la Bostonienne avait mis le feu à la cabane, mais à cause de l’humidité des bois celle-ci n’avait pas brûlé. Peut-être était-ce mieux ainsi ? Joséphine avait fini par trouver la clairière, après une zone de friches et de taillis qui griffaient la taille et ralentissaient le pas, elle avait suivi un sentier boueux à peine marqué — suffisamment cependant pour montrer qu’il était emprunté régulièrement. On sentait qu’un passage brutal s’y frayait, des branches étaient cassées, des plantes piétinées par un pas lourd. Lorsqu’on surgissait à découvert, d’abord on se trouvait étourdi, les herbes jusqu’aux genoux et clignant des yeux, puis le toit de palmes pentu de la maisonnette sur pilotis apparaissait, les planches verdâtres par endroit encore noircies de fumée, les quelques marches de bois qui montaient jusqu’à l’entrée, dépourvue de porte. Les fleurs que la Bostonienne avait cultivées tout autour étaient devenues presque des arbres qui enlaçaient le petit édifice comme une glycine, enchevêtrées avec d’autres plantes, manioc et cucurbitacées aux feuilles démesurées. Cette végétation donna de l’espoir à Joséphine. Les plantes luttaient avec fureur contre la désolation qui émanait de la cabane abandonnée, étouffaient les souvenirs que Joséphine partageait désormais avec la Bostonienne, tant elle avait écouté ses récits. Ici la comptable de l’Huerequeque Lodge avait abrité ses amours avec le jeune homme enfui du rouge pays des mines, ici elle avait bricolé, récuré, jardiné, cuisiné, d’un cœur léger, construisant un petit havre paisible et fleuri, à l’écart de la ville et de tout ce qu’elle connaissait.

À l’intérieur régnait une pénombre végétale, l’odeur du bois vous prenait à la gorge, mêlée d’effluves contradictoires et assommantes. Quelque chose s’entrechoqua à ses pieds, elle se pencha et saisit par le goulot une bouteille vide et collante de cet alcool local bon marché qu’on vous servait partout, la jeta et aperçut deux verres sales — elle eut alors la vision de la Bostonienne et son amant faisant tchin-tchin, les yeux brillants, assis gracieux dans des fauteuils en osier, auréolés par l’amour naissant qui donnait à chacun de leurs gestes la perfection et l’harmonie d’une chorégraphie joyeuse. Plus tard leurs visages se rapprochaient et ils s’embrassaient longuement dans les rayons du couchant qui incendiaient la pièce.

Plus j’aménageais notre maisonnette, racontait la Bostonienne, plus le jardin fleurissait et embaumait, plus il s’absentait. Je quittais le plus tôt possible mon bureau à l’Huerequeque et je passais le reste de l’après-midi à préparer le dîner, aussi le premier coup au cœur qu’il me porta ce fut le soir où il annonça qu’il ne toucherait pas à ma cuisine — lui qui l’aimait tant ! Il avança le prétexte qu’il était devenu végétarien. Joséphine vit parfaitement la Bostonienne consternée devant les morceaux de poulet délicieusement parfumés qu’elle avait grillés sur trois pierres à l’entrée de la cabane. Elle portait encore son tablier noué à la taille mais elle s’était parée pour le jeune homme, comme toujours, et des larmes peut-être coulaient de ses beaux yeux maquillés devant la terrible assertion : je suis végétarien, je ne toucherai pas à ce plat.

La traversa un instant le désir d’en finir avec la maisonnette en la faisant flamber pour de bon.

Les fauteuils en osier étaient noircis de moisissure. Des verres et des mégots de cigarettes jonchaient le sol, éparpillés autour d’un matelas douteux, mangé par l’humidité. Sur l’un des murs un miroir en forme de marguerite brillait doucement, réfléchissant un jour voilé. Joséphine souleva le couvercle d’une boîte en bois sculpté qui trônait sur une commode : elle était pleine de préservatifs dans leurs petits emballages brillants. D’accord, c’est donc un endroit où quelqu’un s’adonne à la prostitution ! dit-elle à haute voix, du ton d’une inspectrice dans une série télé. Il est vrai qu’elle menait l’enquête — son esprit battait la campagne : plusieurs personnes travaillaient-elles ici ? Le lieu profitait-il à un réseau ? Ou s’agissait-il d’un abri pour une créature isolée, qui menait ainsi son activité plus discrètement, au calme et sans dépendre de personne ? Elle ne distinguait pas le moindre objet personnel dans la pièce nue, la commode était vide, on ne pouvait pas dire que la cabane était habitée. Joséphine se tenait raide entre les quatre murs, une rumeur comme une vague tiède se coulait de la porte à la fenêtre, perceptible lorsqu’on s’immobilisait — souffle dans les frondaisons de la forêt, bourdonnement des milliers d’insectes, cours du fleuve. La traversa un instant le désir d’en finir avec la maisonnette en la faisant flamber pour de bon — celle-ci avait été le sanctuaire d’un amour désastreux mais magnifique, on ne devait pas la profaner davantage ! Mais cette pensée était mise en déroute par un sentiment plus fort, une présence peu à peu se dégageait de la pièce, une vie s’abrite ici, gémissait la cabane en oscillant légèrement sur sa base, comme si la terre avait tremblé. Joséphine distingua soudain dans un angle, sous une sorte de table de chevet, une paire d’escarpins rouges pailletés, déformés par des pieds osseux ou trop grands, et l’usure des chaussures lui serra le cœur. Combien de fois celle qui se couchait ici sur ce matelas avec des inconnus avait-elle trébuché dans le sentier boueux qui menait des quartiers périphériques de Minos à cet endroit en lisière de la forêt ? Elle se pencha et retournant délicatement un escarpin elle vit de la terre et des feuilles fraîchement collées au talon.

La première fois que nous avons pris le sentier de la cabane, disait la Bostonienne, c’était juste avant le crépuscule, en fin d’après-midi, car ici le soleil comme vous le savez se couche tôt, et sitôt passées les dernières bicoques de la ville, il m’a prise dans ses bras, vous voyez, comme une jeune épousée, et malgré mes protestations nous avons fait tout le chemin jusqu’à notre nouvelle maison, lui me portant, moi confuse et riant de sa force, battant un peu des jambes comme dans une comédie hollywoodienne. À ce moment-là on riait tout le temps. Lorsque je rentrais du travail et qu’il avait passé la journée là, je trouvais mon linge qui séchait au soleil sur une ficelle entre deux troncs, il lavait tout à la main pendant des heures, c’était impeccable.

***

Nous avançons mais ce n’est pas sur un chemin, il n’y a plus de piste, disparue entre les racines, les pousses, les troncs écroulés, noyée par l’eau qui se diffuse souterrainement et soudain se répand, s’étale, en grandissant emporte un pan de forêt avec elle. Nous avançons et soudain la boue nous est montée jusqu’à la taille, le sol a coulé sous nos pieds comme un piège froid. On ne sait pas si l’on sera noyés ou ensevelis, la terre gluante fait beaucoup de bruit autour de nos corps. La forêt est grise ! La forêt est silencieuse !

C’est alors que nous avons vu le cheval, la crinière trempée, son encolure jaillissait de la boue, comme la pièce d’un jeu d’échec qui oscillait là sur les monticules liquides, puis il s’est hissé, son dos ondule sur les vagues brunes, sa croupe apparaît, une colline, ses jarrets tendus, il fait un bond, oui il se cabre et tout son corps, ses jambes tremblantes, se tient au-dessus de nous. Pitoyable son harnachement de cérémonie de Passo Peruano.

Il était là à moitié nu comme une courtisane défaite, sa queue tressée de fil rouge et de terre : que hermoso !

Les rênes dans la boue, le tapis de selle glissé sous le ventre, tout l’entravait le rendait misérable, lui si élégant, l’élégance au soleil, la beauté même : José Antonio José Antonio !

Sous le ventre du cheval nous sommes encouragés à nous hisser, à nous défaire de la gangue où nos forces s’appauvrissent, se gèlent. Oui la chaleur du cheval, son parfum affolé et domestique nous encouragent malgré sa terreur et le désordre de ses mouvements, les sabots qui patinent au risque de nous briser les os du visage. C’est grâce au cheval et sans doute nous emparant de sa queue et de sa crinière, nous enfouissant sous les crins comme des enfants, le prenant par le cou comme des amoureux, c’est grâce au cheval au rouge costume de cérémonie que nous nous sommes retrouvés sur un sol, aussi meuble, aussi profond et spongieux soit-il, nos chaussures le touchent, on marche, en levant très haut les genoux. On marche au pas du cheval, les genoux hauts.