Vacarme 88 / Cahier

filmer ces fils qui tiennent les gens ensemble entretien avec Alessandra Celesia

filmer ces fils qui tiennent les gens ensemble

Maxence Voiseux est un jeune cinéaste. Au travers d’une série d’entretiens [1], il sonde ce qui peut être dit du documentaire. Il interroge ainsi les termes de cette « profession » à un moment où elle change profondément et où lui-même s’apprête à l’embrasser. C’est un choix qui ne se fait pas à la légère tant il y a là une pratique qui engage souvent toute une vie, un mode d’existence et qui s’inscrit à l’intersection de plusieurs industries, de plusieurs champs, de plusieurs marchés : le cinéma, l’audiovisuel, l’art contemporain et le web, mais aussi la dramaturgie et les arts vivants. Pour ce second épisode, c’est avec Alessandra Celesia, auteure de films documentaires où domine une parole intime de ses personnages, que la conversation s’est engagée.

D’abord, pourquoi être venue étudier en France ?

Je viens d’une petite région frontalière du nord de l’Italie, ouverte sur la montagne et dont on fait rapidement le tour. La France, c’est un choix naturel pour les gens originaires d’Aoste. À l’aube de mes 18 ans j’avais juste envie de découvrir le monde, de vivre dans une plus grande ville. Quand on vit à Aoste, il y a deux solutions pour aller étudier la comédie : Rome où je n’avais pas très envie de vivre ; ou Paris, où je suis finalement arrivée. Je voulais vraiment découvrir le théâtre mais je n’avais pas l’ambition de devenir professionnelle. Je voulais simplement apprendre à jouer et me nourrir de théâtre. Je me suis inscrite à l’école Jacques Lecocq, qui m’a parue immédiatement un endroit idéal de recherches et d’expérimentations.

Comment le glissement de la comédie vers la réalisation s’est-il opéré ?

De manière très banale ! J’étais enceinte de ma première fille et je n’ai pas pu partir en tournée. Je me suis retrouvée bloquée tout un été, me disant qu’il fallait que je m’occupe pour ne pas devenir folle. Avec quelques amis on a commencé à filmer dans les jardins potagers de la ville. Au départ ce n’était qu’une occupation puis peu à peu c’est devenu mon premier film, Orti. Je me suis rendue compte que le pas à franchir pour se dire « réalisatrice » était plus facile que ce que j’avais imaginé. Je découvrais qu’être documentariste consistait dans un premier temps à se confronter au réel puis à le restituer. Mais en réalité, c’est plus complexe : il y a des vraies personnes qu’il faut transformer en personnages, des situations qui doivent être fabriquées comme des scènes. Ce passage à la réalisation a été comme une évidence pour moi, comme si ce que j’avais appris pour le théâtre pouvait me guider dans l’aventure filmée.

« Dès mon premier film, et sans m’en apercevoir, j’ai posé la question essentielle qui serait au cœur de tous mes films : qu’est-ce d’être loin de sa terre d’origine ? »

En tant que comédienne, j’ai toujours beaucoup observé les gens pour me nourrir du réel. Je me suis aperçu que je n’arrivais jamais à les regarder tels qu’ils étaient mais que je voulais toujours leur donner un statut de personnage. Je crois que mon désir de réalisation est aussi né de cette réflexion sur la représentation. J’ai encore du mal à bien l’exprimer mais je crois que les personnes représentent quelque chose de plus éternel qu’elles-mêmes.

Vous réalisez donc votre premier film Orti au milieu des potagers municipaux et autour d’histoires sur l’immigration, le travail et la guerre à laquelle on échappe par miracle. Comment ce projet s’est-il construit ?

Nous avions obtenu une aide de 1 500 euros de la Rai régionale et nous avons assumé la production avec cette seule somme. Cela a été une fabrication très artisanale et une expérience en totale autogestion. J’avais demandé de l’aide à des amis : le son était fait par un DJ et l’image par un ami caméraman semi-professionnel, qui avait son matériel. Je me suis vite aperçue qu’il ne filmait pas très bien donc j’ai décidé de tout faire en plan fixe sur pied pour minimiser les dégâts. J’imagine que c’est ce qui a permis de sauver le film. Cela a été une manière de découvrir les outils du cinéma que je ne connaissais pas. Je n’avais pas fait d’études de cinéma, je ne savais même pas ce qu’était un plan !

Vous avez finalement appris de manière empirique ?

Absolument. J’ai appris rapidement à passer le plus de temps possible avec mes personnages, à leur parler, à les écouter pour qu’une relation naisse entre nous. À cette époque j’habitais déjà à Paris et ma fille venait de naître loin de ma terre d’origine. Ce premier film m’a permis de m’interroger sur moi-même — ce qui est l’essence même du documentaire je crois. Dès ce premier film, et sans m’en apercevoir, j’ai posé la question essentielle qui serait au cœur de tous mes films : qu’est-ce d’être loin de sa terre d’origine ?

Extrait Luntano

On découvre au début du film deux hommes dans une petite camionnette qui sillonne les routes de la Calabre. Plus loin ils trient de la nourriture qu’ils achemineront vers leur famille qui habite désormais à Turin. Une fois par mois, ce camion traverse la péninsule de l’extrême sud de l’Italie jusqu’au pied des Alpes. Plus de trois mille kilomètres aller-retour pour délivrer des cartons remplis de pots de légumes conservés sous huile par la tante Berta, des oranges et des citrons du potager de l’oncle Pino, des paquets de pain traditionnel cuit au feu de bois par nonna Maria, des poissons séchés pour les fêtes.

Ce camion est le résultat d’une page difficile de l’histoire contemporaine italienne, celle de l’émigration massive du Sud rural et défavorisé vers le Nord. Ces familles séparées par des milliers de kilomètres tentent de conserver des liens à travers ces paquets qui sillonnent l’Italie à bord du camion des frères Milone. Comment atterrissez-vous dans cette famille en Calabre ? Comment avez-vous construit et produit Luntano, votre second film ?

C’était une affaire de saucisse au départ ! Le mari de ma sœur est calabrais. Il devait recevoir une saucisse par ce camion, mais il ne pouvait pas la réceptionner. Il m’a envoyée à Aoste où se faisait la dernière étape. Quand je suis arrivée, c’était la poésie totale sur cette place ! Il y avait plein de paquets en carton scotchés, des hommes avec des ficelles à la main, le nom des destinataires… C’était comme si tout le village était allongé sur cette place. Les gens circulaient autour de ces paquets comme on le fait lors de la reconnaissance d’un cadavre. Chacun venait chercher son paquet. Quelque chose m’a immédiatement touchée. Je me suis interrogée sur la manière dont on garde un lien avec la terre d’où on vient : combien de fois par an faut-il y retourner ? Manger l’orange du potager suffit-il pour conserver ce lien ? Au bout d’un moment ce lien se délite et on devient quelqu’un d’autre, presque étranger à sa terre. L’Italie est un pays profondément divisé en deux et ce camion était comme une allégorie de cette séparation. Je suis ensuite partie dans le Sud pour rencontrer cette famille. J’ai fait une première fois le voyage avec eux sans filmer puis je les ai convaincus que c’était intéressant de les suivre et les filmer.

Le documentaire impose une forme de contrat entre le filmeur et le filmé, les personnages et le cinéaste. Pourquoi les frères Milone se sont-ils engagés selon vous à faire ce film, quel contrat avez-vous passé avec eux ?

Il est toujours compliqué de savoir pourquoi les personnes décident d’adhérer à la démarche d’un film. Je pense que c’est l’enthousiasme qui peut les convaincre. L’idée de laisser une trace peut aussi jouer. Après le film, le protagoniste principal est parti vivre au Canada. Il a fait le saut comme beaucoup d’Italiens, il a quitté son métier, conscient que l’aventure de ce camion était terminée. Au début du film, le père avait vieilli et le personnage principal avait pris la relève, mais il voulait déjà partir. Il doit certainement revoir le film avec beaucoup de tendresse aujourd’hui. Au départ, le contrat était simple : on devait se mettre à leur rythme, ils n’allaient pas s’arrêter pour le film. Ils allaient faire le trajet habituel et on devrait suivre. C’était compliqué car ils ne s’arrêtaient jamais. La majeure partie du tournage était dans le camion où l’on était trois assis derrière les deux conducteurs. Il a fallu assumer cette présence sans prendre trop de place. C’était un équilibre délicat.

Les personnages se rendent-ils compte de ce dans quoi ils s’embarquent ?

Je pense qu’ils n’ont pas eu le temps de réaliser. C’était tellement court, le tournage n’a tourné que douze jours. J’ai le sentiment qu’ils ont accepté dans l’urgence. Si cela avait été ailleurs qu’en Italie, nous n’aurions pas pu le faire. Quand j’y repense, il y avait quelque chose d’un peu fou : rouler deux jours sur l’autoroute à cinq dans la cabine du camion, avec une chaise comme fauteuil, et la caméra attachée comme on le pouvait. Nous avons participé à une aventure en quelque sorte. Depuis, c’est ce que j’expérimente toujours sur mes films : je propose une aventure à mes personnages. Puis se pose la question de l’après. On ne peut pas disparaître du jour au lendemain de la vie des gens une fois le tournage terminé. Je me devais d’être encore avec eux après le film, de continuer à les accompagner, les voir. Ça ressemble à la période qui suit un accouchement.

Le réalisateur François Caillat définit le travail du documentariste comme « l’expression possible des états qui sont les siens [2] » Il voit le cinéaste comme une place plutôt que comme un métier. Quel est votre rapport à ce métier et surtout comment le définiriez-vous ?

Si on le considère comme un métier, cela s’épuise très vite. Je crois qu’être documentariste, c’est porter un désir de voir le monde de ses propres yeux puis de le restituer aux autres. Pour moi, filmer est une manière de s’interroger et de se « soigner ». Il y a quelque chose que tu ne comprends pas du monde et c’est en le filmant que tu essaies de le saisir. Filmer le réel, c’est tenter d’y mettre un peu d’ordre aussi. Quand je réalise des films, j’ai l’impression de déposer un joli paquet cadeau sur la réalité. J’ai pratiqué le théâtre pour les mêmes raisons : la réalité est insupportable alors il faut la raconter pour essayer de la comprendre.

« Filmer est une manière de s’interroger et de se “soigner”. Filmer le réel, c’est tenter d’y mettre un peu d’ordre aussi.

Mais si on gagne sa vie en réalisant des films documentaires, cela devient un métier

C’est sûr qu’il y a quelque chose d’étrange à dire qu’on gagne sa vie avec cette activité — si tant est que ce soit le cas. Cette position est souvent très inconfortable. On est toujours dans une position de « voleur de quelque chose ». On se défend en disant qu’on ne vole pas puisqu’on donne aussi beaucoup, mais dans le fond qu’est-ce qu’on donne ? Ce qu’on reçoit en tant que documentariste n’est jamais payable. Se pose constamment la question de la légitimité à être présent et à filmer. On se dit qu’on enregistre « l’Histoire » ou qu’on laisse une trace sur le monde. C’est presque une question anthropologique, ce rapport que nous avons avec le réel en tant que cinéaste.

Extrait 89 Avenue de Flandre

Quelques années plus tard, on atterrit dans le 19e arrondissement de Paris. Devant nous une immense tour située juste à côté du périphérique, plongée dans le ciel automnal de Paris. En bas, quelques habitants entrent et sortent du bâtiment. C’est le début de 89 avenue de Flandres. Le film entrecroise les histoires des habitants de la Tour des Orgues. Françoise vit entourée de ses chats. René, 97 ans, chante « Valentine » à ses voisins venus lui rendre visite. Un père et son fils gravement handicapé se promènent chaque jour dans le square. Colette discute de la Star Academy avec des rappeurs qui tournent un clip en bas de l’immeuble.

89 avenue de Flandre est un film sur la vieillesse, sur Paris aussi, où parvient encore à subsister un esprit de quartier qui en fait un espace encore habitable. Pouvez-vous nous parler du point de départ de ce projet ?

Le point de départ c’est le personnage de Colette, qui était la nounou de mes enfants. Cela faisait des années que je la regardais évoluer en me disant qu’un jour j’aimerais la filmer. Le hasard comme souvent a fait le reste. Mon producteur m’a dit que France 2 cherchait des « sujets de société ». Je lui ai répondu que mon sujet de société c’était Colette. J’ai élevé mes enfants dans une ville où je ne connaissais rien ni personne d’autre que mon mari. Je me suis toujours demandé quels étaient les fils qui m’aidaient à tenir debout. Je crois que Colette était l’un d’eux, indéniablement. J’ai imaginé un film sur ces fils qui tiennent les gens ensemble, sur ces liens qui nous font tenir debout.

Quand on regarde ce film, on s’aperçoit qu’il y a déjà les premières marques de ce qui va constituer votre manière de faire du cinéma : un récit choral, des personnages qui se croisent, se soutiennent dans la vie de chacun et une place importante laissée à la musique.

Ce vivre ensemble était effectif mais la « réunion » de ces gens est mise en scène. Certains personnages n’habitaient pas dans ces tours. Ils habitaient le quartier mais je sentais qu’il était important que cette tour devienne le centre de tout. La mise en scène permet de mieux faire ressentir les choses. Je suis convaincue que restituer le réel de manière « authentique » ne permet pas au spectateur de le recevoir au mieux. Parfois rester trop fidèle à la réalité disperse trop le récit, et c’est là que doit intervenir la mise en scène. On a le même processus de création dans le théâtre, où on concentre les personnages et les événements. La seule chose que l’on ne peut pas feindre ce sont les émotions. Il faut bien doser la quantité de mise en scène car elle peut tuer l’émotion. En documentaire comme au théâtre, il faut être capable d’improviser avec ses personnages. C’est dans l’acte d’improvisation que tu trouves les choses les plus fortes. Mais il faut que l’improvisation soit guidée bien sûr pour que cela nourrisse l’histoire. Il m’est arrivé d’écraser complètement les émotions des personnages à cause d’un excès de mise en scène. La règle que je me suis fixée, c’est que la mise en scène ne doit jamais « blesser » le personnage. Elle doit toujours respecter la limite de ce qu’il accepte.

En voyant vos films, on se dit que vous auriez certainement du mal à écrire de cette façon en vous positionnant sur le terrain de la fiction.

Oui, ce serait très compliqué parce que je ne pourrais jamais avoir de comédiens connus avec le travail que je développe. Pour le moment, la fiction ne m’intéresse pas. La réalité a souvent de bien meilleures idées que moi ! Je préfère travailler autour des imprévus, des dialogues qui arrivent en situation de réalité. Dans 89 avenue de Flandres, il y a un dialogue incroyable entre Colette et Nelly à propos d’une petite tranche de quiche à partager. C’est grandiose, et ça raconte la vie ! Je n’aurais jamais pu écrire ce dialogue. Pour le moment, je reste dans le documentaire et je m’y sens bien. Après, le problème c’est l’accès au cinéma. Le public du documentaire en salle est très limité. Même si je comprends bien les difficultés à faire venir des gens pour voir un film autour de vieux qui vivent dans une tour.

Au départ, ce sont souvent des rencontres qui déclenchent votre désir de cinéma puis vous tentez de pousser ces personnages vers un ailleurs, de les déplacer vers un terrain qu’ils ne connaissent pas.

L’objectif est toujours d’arriver à leur faire exprimer la dimension intime qu’ils portent en eux. Le personnage principal du Libraire de Belfast est un vieux retraité mais je le vois comme un héros qui sauve les livres. Lui ne se projetait pas de cette manière. Le but c’est de changer la perspective en essayant de savoir comment on peut rendre ça en image. J’ai fréquenté ce libraire pendant sept ans avant de le filmer. Je croyais qu’il avait tout compris mais quand nous avons démarré le tournage, il a tout de suite voulu me donner une interview alors que je ne travaille pas de cette manière. Appréhender le travail du documentariste se fait peu à peu pour les personnages. Quand le libraire a commencé à accepter la part de mise en scène, il a pu commencer à se raconter. Il avait même saisi la chorégraphie du tournage : je me rappelle une scène où il s’est mis à raconter quelque chose dont il ne m’avait jamais parlé. Il m’a surpris car il a attendu que nous soyons en place et que la caméra soit sur lui pour raconter cette histoire. La magie opère quand le désir du personnage rejoint celui du cinéaste.

Le Libraire de Belfast (2011)
Alessandra Celesia

Pouvez-vous revenir sur la naissance du Libraire de Belfast ?

Je cherchais un livre pour un autre projet de film. On m’avait conseillé d’aller dans cette librairie et ce vieux monsieur m’a aidé à trouver ce livre. Quand je l’ai rencontré, cela a été comme une évidence. Au départ, je voulais réaliser un film pour en quelque sorte « expliquer » Belfast à mes enfants, une ville meurtrie, mais dont l’âme de fond est très forte. Chez ce libraire, j’ai trouvé l’âme de la ville que je voulais filmer. Ce n’est jamais le « sujet » qui nourrit mon désir de cinéma, mais bien les personnages, qui sont toujours l’histoire de quelque chose. Dans 89 avenue de Flandres, Colette porte avec son langage toute une époque de la France. C’est une petite vieille qui ne sait plus où va le pays. Je crois beaucoup aux personnages car ils portent en eux une histoire que je veux filmer. Pour moi, filmer ces histoires raconte mieux le monde qu’un vague sujet auquel on souhaiterait greffer des personnages.

Les cinéastes transforment d’une certaine manière la réalité en la filmant. Les dispositifs de cinéma que vous installez pour Le Libraire de Belfast et dans vos films suivants produisent une autre réalité que celle du réel. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce processus de transformation ?

C’est le jeu d’écrire sans décrire. Je commence à filmer une histoire que j’ai imaginée mais la réalité m’emmène sur d’autres pistes. Je repense à ce jour où j’arrive chez le libraire convaincue de ce que j’allais filmer. Mais lui était très préoccupé par son matelas qu’il voulait changer. Il n’arrivait pas à trouver un matelas à la taille de son lit. Cette situation était tout à fait banale mais d’un coup, je me suis dit qu’elle représentait tout ce qu’il était : il n’avait plus de place dans cette société. On filme alors la scène puis je tente d’adapter mon récit. On filme ses coups de téléphone pour tenter de commander un matelas. Je sais que la coiffeuse du quartier a un matelas trop grand dont elle veut se séparer. Je la convaincs d’apporter son matelas. Tout en sachant pertinemment que celui-là aussi sera trop grand pour le lit du libraire ! Je tente de produire des rencontres autour de cette situation pour en nourrir la métaphore. Une fois la situation installée, le libraire a tenu à s’allonger sur le lit et à parler de la mort. Cela symbolise bien ma manière de travailler : l’écriture se fait en collaboration avec le personnage. La surprise amène toujours une authenticité et une forme de vérité.

Au départ d’un projet, on lance de grandes promesses au producteur et à son équipe pour donner l’énergie nécessaire au démarrage du film. Partagez-vous l’idée selon laquelle initier un film se fait souvent autour d’un « mensonge » pour embarquer l’équipe sur quelque chose qui n’existe pas au départ ?

C’est une angoisse que je partage complètement. Et pourtant, il faut être convaincu que c’est possible. Les jours qui précèdent le tournage sont toujours très stressants. Je suis juste dans l’attente. Deux, trois jours avant, je suis complètement démunie, je me dis que j’ai fait une grosse connerie. Après, quand je commence à tourner, les choses se calment car je dois être très mobilisée. Maintenant, après avoir réalisé quelques films, je sais que les promesses du départ ne sont jamais tenues, c’est autre chose qui apparaîtra. Parfois, c’est plus fort que ce que j’avais imaginé, parfois ça l’est moins, mais c’est toujours différent. Quand je compare les dossiers d’origine avec le film, il n’y a jamais rien à voir ! Sauf le noyau. Reste le petit pourquoi je me suis lancée dans cette aventure. Tout le reste disparaît. Cela représente une vraie difficulté pour financer les films documentaires pour le cinéma — notamment pour se présenter à l’avance sur recette. Le CNC nous demande le scénario d’un film documentaire alors que nous n’avons aucune idée de la manière dont les personnages vont réagir aux scènes proposées, à l’équipe, à la mise en scène. Il devrait y avoir une avance sur recette spécifique pour le documentaire.

Mariage à l’italienne (2011)
Alessandra Celesia

Extrait Mirage à l’italienne

Le film démarre sur une femme qui promène son chien dans les rues de Turin. Au loin quelques cris, quelques coups de pétards. Dans un intérieur bien sombre, elle négocie au téléphone un emploi avant de finalement raccrocher. En bas, le tramway passe avec sur son côté droit l’écriteau : Vous cherchez du travail ? L’Alaska vous attend.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet et ce qu’il nous raconte ?

La genèse de ce projet remonte à 1995, où j’avais passé du temps à Turin. J’avais aperçu une annonce de travail pour aller pêcher le saumon en Alaska et vu des gens improbables répondre à cette annonce. L’une de mes tantes, secrétaire, très bien habillée du matin au soir, était prête à partir pêcher le saumon en Alaska de peur que l’économie s’étouffe et qu’elle perde son emploi. C’est une période où l’espoir a commencé à disparaître en Italie. Ce sentiment a été remplacé par le désir d’aventure, de changement de vie. Cela m’a rappelé l’année de mes 18 ans où j’ai décidé de quitter l’Italie. À cette époque je partageais ce même sentiment je crois. Mirage à l’italienne parle de la nécessité de quitter son pays.

Le mirage de l’Alaska, une terre dure et froide, donne une bonne idée du désespoir : l’annonce est conçue pour le film. C’est donc une vraie histoire, mais dans un cadre mis en scène.

Oui, c’est la pire des « tricheries » que j’ai jamais faite. Je ne recommencerai jamais plus ce type de dispositif. J’ai eu tout au long du tournage peur de blesser les personnages, et les personnes que j’allais rencontrer autour de ce projet. Je me demandais sans cesse ce qui me donnait le droit d’installer ce cadre. Le film à sa sortie a d’ailleurs été controversé et très critiqué. La seule chose que je peux dire pour ma défense c’est qu’il y avait une vraie urgence à faire ce film. Je souhaitais retourner vivre en Italie mais il était impossible pour moi de faire mon métier là-bas — sauf si je devenais amie avec tous les hommes politiques. J’avais une telle rage face à cette situation que je voulais montrer la détresse de gens si désespérés qu’ils sont prêts à partir travailler en Alaska ! Ce dispositif devait servir à fabriquer une fable pour raconter le malaise que traverse l’Italie. Je me disais que personne n’accepterait cette proposition et contre tout attente Arte a soutenu ce projet qui reposait seulement sur l’idée suivante : « Nous allons mettre une annonce pour un travail à Turin et puis nous allons voir ».

« Je voulais montrer la détresse de gens si désespérés qu’ils sont prêts à partir travailler en Alaska ! Ce dispositif devait servir à fabriquer une fable pour raconter le malaise que traverse l’Italie. »

Pendant la production du film, vous deviez être tiraillée entre l’idée de raconter leur histoire et de les manipuler pour les amener jusqu’en Alaska.

Oui, c’était atroce même si il y avait une vraie nécessité à faire ce film. On a fini par mettre cette annonce, mais sans penser à quel point la crise en Italie avait frappé. Rapidement nous avons reçu des centaines de candidatures par jour ! Et dès le premier jour j’ai eu très peur. Je me suis demandé ce qu’on avait touché. On a sélectionné une centaine de CV, on a convoqué les personnes pour les entretiens en annonçant qu’il y aurait une équipe qui filmerait tout le parcours. Il faut dire tout de même que tous les personnages du film sont devenus de grands amis. Aucun ne regrette le film et cette « tricherie » du départ. Malgré les dispositifs que je mets en place, je veille toujours à ce que les personnages trouvent « leur compte » et sortent gagnants de l’aventure du film.

Vous revendiquez une grande liberté de travail bien que ce dernier exige le soutien de la télévision. Pouvez-vous nous dire comment vos relations ont évolué avec ce partenaire et vos producteurs tout au long de vos films ?

Je ne me suis jamais dit que j’arrêterai le théâtre pour le documentaire. Je voulais faire du théâtre mon métier, et le documentaire devait se faire à côté. Dès le départ, il s’est donc fait dans un grand esprit de liberté. J’ai eu la chance de rencontrer mon producteur, Michel David, de la société Zeugma Films, qui a été suffisamment fou pour produire ce type de films. Et puis il y a Arte bien sûr, sans qui ils ne se seraient jamais faits. Il reste heureusement ce petit espace de création à la télévision. Ils ne m’ont jamais créé de difficultés au montage, j’ai toujours été dans l’échange avec eux. Mais j’’ai l’impression que les créneaux se rétrécissent fortement. 89 avenue de Flandres ne pourrait plus aujourd’hui être soutenu par une chaîne comme France 2. L’évolution de la télévision ne va pas dans le sens du documentaire de création.

Envisagez-vous vos prochains projets pour le cinéma ?

Je me pose la question tous les jours. Si Arte décide de ne plus me suivre sur ce genre de film, il n’y a pas d’autres chaîne en France vers qui me tourner. On peut construire un projet autour de fonds européens comme Media et avec des co-productions européennes mais c’est aussi compliqué. La salle est une solution, même si c’est un endroit rude pour le documentaire. Les gens ont cependant envie de voir des films documentaires et il y a certainement une manière de travailler cette envie. Je vais très peu voir de documentaires en salle, je dois l’admettre. Nous devons nous interroger sur la manière de montrer nos films. Les productions indépendantes existent grâce à des fonds publics, qui doivent donc servir un public. En tant que cinéaste, on se doit de se questionner sur la portée de nos films, réaliser des films documentaires à la marge n’a pas de sens pour moi. Il faut que cela apporte quelque chose au débat public.

En 2015, vous réalisez un film de commande pour le Théâtre de Chaillot. C’est un projet autour de jeunes d’un hôpital de jour qui rencontrent des élèves d’un lycée professionnel dans le cadre d’une médiation par la danse. Le film traite des enjeux de l’adolescence et du passage à l’âge adulte sur fond de morceaux de musique baroque.

J’avais essuyé un refus pour un autre projet et tout à coup s’ouvrait une année vide et sidérale devant moi. J’ai alors répondu à cet appel d’offres, en pensant que ce serait un film de commande pour gagner ma vie cette année-là. C’est la première fois que je tentais quelque chose de cette sorte. Et à la fin cela a été une énorme surprise car les personnages étaient magnifiques, le sujet aussi et les commanditaires m’ont laissée libre. Je suis heureuse de l’avoir fait. Au départ, je ne connaissais rien aux problématiques des jeunes psychotiques, c’était un monde complètement inconnu. Je suis entrée sur la pointe des pieds car je n’avais aucune idée de ce que cela représentait. J’ai compris que je n’aurai pas le temps effectif de connaître tous les problèmes de chacun, car le tournage devait commencer rapidement. J’ai donc dû filmer avec ma sensibilité comme si je filmais n’importe qui. Cela a été une expérience très forte.

Dans ce projet j’ai aussi dû procéder différemment : aucune tentative de mise en scène n’était possible avec ces jeunes pour qui le réel est déjà suffisamment mystérieux. On a rapidement mis la « fiction » à distance ! Le temps de ce film, j’ai redécouvert avec bonheur le cinéma direct dans toute sa noblesse, sans aucune sophistication et avec comme principale ambition d’aller dans le sens des personnages.

Le Bleu miraculeux (2017)
Alessandra Celesia

Extrait Le Bleu miraculeux

Ce film, c’est l’histoire d’individus qui espèrent pour des raisons personnelles, d’une ville qui attend sans jamais prendre l’initiative de se sortir du pétrin. Et puis le vrai miracle, celui des petits riens qui comptent. Des moments de la vie insignifiants et fragiles qui deviennent irremplaçables.

Vous terminez tout juste Le Bleu miraculeux, pouvez-vous nous présenter le film ?

C’est pour moi la rencontre avec une ville que je ne connaissais pas du tout. Je suis arrivée à Naples dans une forme de danger, dans un univers dont je ne comprenais pas les règles. Cela m’a beaucoup déstabilisée. J’ai découvert une autre face de l’Italie. Étant originaire du Nord, Naples est un autre univers. Il y a une forme de croyance qui dépasse la réalité. Les gens de Naples espèrent tous un miracle. Le point de départ du film, c’est une vierge avec un bleu sur la joue. Elle m’a frappée par ses miracles. L’histoire raconte que cette vierge a reçu un coup. C’est un personnage blessé par la vie - ce qui est une autre de mes obsessions. Elle m’a frappée parce que sa blessure devenait elle aussi miraculeuse. J’ai commencé à enquêter sur cette vierge et j’ai rencontré trois personnages, chacun avec un cheminement et une quête différents autour du ce miracle. Une jeune femme anthropologue, en chaise roulante, née juste en face du sanctuaire de la vierge, et dont la mère a essayé de la faire « miraculer » plusieurs fois sans que cela ne fonctionne. Ce personnage étudie la question du miracle. Une transsexuelle, extrêmement fidèle à la vierge. Je dirais que son miracle à elle tient plus au fait de pouvoir s’occuper des enfants de son quartier très pauvre. Elle ressemble presque à Mère Teresa avec tous ces enfants qui l’entourent en permanence. Elle vit dans une contradiction totale, avec une pratique religieuse très forte mais en représentant quelque chose que ne défend pas du tout la religion catholique. Enfin le dernier personnage est une pianiste coréenne échouée à Naples et en quête de sens dans sa vie. Elle dit chercher l’amour mais pas celui d’un homme. Elle cherche l’Amour que l’on peut donner à la vie. Elle habite le même quartier que la transsexuelle et croit aussi au miracle. Son expérience du miracle se fait sur le terrain de la musique.

« Je ne pense pas qu’il faille trop intellectualiser le travail de cinéaste documentaire. Je le rapproche beaucoup de la comédie. Si une comédienne réfléchit trop, elle ne joue pas très bien. »

Faire un film à Naples, est-ce un peu une manière de rentrer en Italie ?

Oui. C’est une très bonne excuse pour rentrer en Italie. Mais dans une Italie que je ne connais pas en réalité. J’ai eu très peur de ce retour. À la suite des premiers repérages, j’ai presque espéré que le film ne se fasse pas.. Naples est une ville très dure et j’avais peur de ne pas y arriver. À Naples, tout est extrême, c’est un endroit complexe et qui porte une grande force d’humanité. Mais l’excitation d’être de retour m’a rattrapée et cela m’a donné l’énergie pour faire ce film.

Votre film Le Libraire de Belfast est actuellement en ligne sur la plateforme Tënk, lancée par les États généraux de Lussas et qui défend une ligne de documentaire de création. L’outil de la télévision change avec la révolution numérique. Faut-il selon vous l’accepter, ou plutôt militer pour qu’existe encore une place pour le documentaire de création à la télévision ?

Oui, il faut bien sûr militer mais aussi savoir passer à travers les mailles du système. C’est la seule façon de résister pour un artiste selon moi. En tant que documentariste, j’ai l’impression qu’il faut être un peu comme de l’eau. Il faut infiltrer les failles. La plateforme Tënk est un endroit précieux pour la diffusion des films. Je crois qu’elle fonctionne bien et que les abonnements suivent. Cela prouve que les gens sont intéressés par le documentaire de création. Mais cela n’est pas une fin en soi. Il faut continuer d’interroger la manière de montrer et d’accompagner nos films. La création a une place très singulière dans les temps difficiles, car nous avons tous besoin de réfléchir quand ça va mal. L’époque est compliquée mais je crois que c’est un bon moment pour faire du documentaire.

Faire des films pour la salle ou la télévision… Quel chemin auriez-vous envie de prendre malgré les problématiques de financement ?

Idéalement, j’aimerais réaliser des films qui seraient diffusés à la télévision et au cinéma. Pour le moment, j’ai vraiment envie d’essayer de faire un film documentaire pour la salle. Le film Fuocoammare de Gianfranco Rosi (2016) a été diffusé en salle. C’est un réalisateur que j’aime beaucoup. L’un de ses films précédents, Below Sea Level (2008), est pour moi une référence absolue ! Fuocoammare travaille des problématiques très actuelles, mais avec beaucoup de poésie. Rosi réussit à amener les gens à regarder du documentaire en salle. Je crois qu’on doit interroger aussi nos histoires et nos personnages par rapport au mode de diffusion et au public que l’on vise. C’est compliqué parce qu’il n’y a pas de recette pour faire un film. Même Godard n’a pas de recette dans le fond ! Et je pense qu’un réalisateur ne doit pas non plus trop planifier sa stratégie. En ce qui me concerne, je vais continuer de faire des films qui m’inspirent et tenter de les financer comme je peux. Je ne pense pas qu’il faille trop intellectualiser le travail de cinéaste documentaire. Moi je le rapproche beaucoup de la comédie. Et si une comédienne réfléchit trop, elle ne joue pas très bien. Je crois que c’est la même chose pour un cinéaste.

Vous décrivez le métier de documentariste comme une manière de se soigner, de rendre la réalité plus belle. Pouvez-vous dire comment il trouve un équilibre avec votre vie ?

Souvent on me demande — surtout en Italie — pourquoi il y a moins de réalisatrices que de réalisateurs. Sont-elles mises à l’écart ? C’est plus simple que ça : avoir des enfants et exercer ce métier est un véritable enfer. Quand je dois partir, je dois vraiment partir, je ne peux pas être là du tout. L’équilibre a été compliqué à trouver, j’ai la chance d’avoir un mari qui a vraiment assumé mais c’est un jonglage permanent. Un ami m’a dit un jour : « Tu sais, ce n’est pas le temps que tu passes avec tes enfants qui est important mais l’exemple que tu leur donneras pour leur futur ». Ma fille vient d’avoir 16 ans, elle n’a plus autant besoin de moi. J’ai remarqué qu’elle est très intriguée par les choses que je fais. Elle commence aussi à avoir des pratiques artistiques. Il est certain que mon activité a beaucoup influencé l’équilibre de ma famille. Dans les moments où je suis dans des phases de création profonde je sens qu’il faut mettre le paquet et je me dois d’être complètement immergée. Puis, la famille rappelle aux fondamentaux, elle impose des moments où on doit faire autre chose. C’est une hygiène de vie qu’il faut se donner. En tant que documentariste, si je n’ai pas le temps de vivre, je n’ai pas le temps de me nourrir pour revenir au travail.

Pour vous, faire du documentaire est une manière politique de s’engager ?

Je le crois. Fabriquer des objets qui ont du sens, c’est une forme de résistance. C’est faire de la politique d’une certaine manière. Être documentariste c’est regarder le monde et tenter de le retransmettre — c’est une forme d’engagement. Mais pour moi le grand rôle politique dans le cinéma est occupé par le producteur. Ils réfléchissent à la manière dont peuvent se réinventer la production et la fabrication des films, donc du cinéma.


Filmographie sélective

Orti (2001) ; Luntano (2006) ; 89 avenue de Flandre (2008) ; Le Libraire de Belfast (2011) ; Mirage à l’italienne (2013) ; Le Bleu miraculeux (2017).

Post-scriptum

Cet entretien, réalisé par Maxence Voiseux, est adapté d’une émission diffusée sur Radio Campus le 19 décembre 2016.

Photo en tête d’article extraite du Bleu miraculeux d’Alessandra Celesia ((2017).

Notes

[1Cette série a été initiée dans Vacarme 85, automne 2018, [vacarme.org/3196].

[2Voir Vacarme 85, automne 2018, [vacarme.org/3196].