Vacarme 89 / Cahier

frontières et migrations : l’urgence de l’imagination

par

Peu représentées et mal connues en France, les border studies repensent le champ des migrations.

Un sentiment d’urgence : c’est ce que évidemment suscite l’abandon de l’asile par les gouvernements d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie. La fermeture et la militarisation des frontières, la mort, qui aurait pu être évitée, de réfugiés et de migrants en mer, dans le désert, dans les camps et les prisons, la criminalisation du sauvetage et de la solidarité : tout souligne que le temps n’est plus aux réflexions philosophiques. Ce qui est en jeu ce n’est pas seulement la vie et la mort des personnes qui traversent les frontières, mais aussi la réalité de notre engagement à préserver la vie comme valeur fondamentale, dans les réponses collectives face aux mobilités et aux migrations. Face aux violences envers les personnes qui traversent les frontières, c’est sur les militants qui vont se mettre en première ligne (et sur les pêcheurs, qui eux ne se posent pas vraiment la question) que reposent le sauvetage et l’interpellation des États et des citoyens, mis en cause pour leur rôle fondamental dans ces morts, sinistre routine aux zones frontières.

Pendant ce temps se multiplient les études sur les frontières et la migration, sous deux formes. D’abord expliquer l’actuel régime de frontières et tenter d’identifier ce qui l’a rendu possible : comment en sommes-nous arrivés là ? L’intérêt de ce travail est de mettre en lumière les systèmes logiques, les modèles historiques et les constellations de pouvoir qui permettent à la fois de masquer et de justifier la violence inhérente à la police des frontières, en nous rappelant que dans sa forme actuelle elle est contingente et non inévitable. Ensuite voir quelles sont les structures politiques et législatives qui pourraient atténuer les pires excès du régime mondial de frontières, en remettant en avant les principes et les pratiques de l’asile et des droits humains, opposant ainsi à la violence nue des arguments décisifs qui puissent peser dans les interventions juridiques et politiques sur des cas spécifiques.

Ces deux formes d’intervention académique ont leurs limites. La première est déconstructive dans son approche et ne va pas jusqu’à proposer des alternatives reconstructives. La seconde prend pour acquis les structures fondamentales du régime mondial de frontières (souveraineté de l’État, citoyenneté, contrôle des frontières lui-même) sans s’attaquer à la façon dont ces structures reproduisent les hiérarchies de statut et les limites illibérales apportées à la liberté de circulation. Et aucune des deux n’a pour intérêt primordial cette question tout aussi fondamentale : comment pouvons-nous nous en tirer ?

Pour les tenants de ces deux approches, nourrir des idées ambitieuses sur ce que serait un monde au-delà des frontières ne ferait qu’entretenir des conceptions utopiques et complaisantes : outre qu’elle seraient radicales, elles seraient sans intérêt et à ce point inutiles qu’elles en deviendraient dangereuses. Face à la montée des partis populistes et anti-immigrants dans les démocraties du monde entier, militer pour des mondes alternatifs ne peut qu’ajouter de l’huile sur le feu : renforcer l’opposition, durcir les perspectives polarisées et conduire le courant politique dominant vers un « centre » plus autoritaire.

Cette réaction de rejet est réelle, mais pas plus que les risques encourus si on laissait la peur dicter les limites du débat public, ou déterminer les opinions académiques considérées comme acceptables. Au moment même où le monde est témoin des effets marqués et inégaux du réchauffement de la planète, du surdéveloppement et des inégalités — tous moteurs de déplacements, dont aucun n’est pris en compte par l’actuel régime de frontières — définir de possibles limites en matière de frontières et de migrations n’est qu’un nouvel arrangement du status quo. Craindre le retour de bâton c’est adopter un sens de plus en plus étroit à la faisabilité politique et éclipser le rôle de l’imagination dans une politique transformatrice. Un monde différent n’adviendra que si on commence par l’imaginer.

C’est pour participer à cette réflexion novatrice que je voudrais avancer cinq idées, dont aucune n’est un point de départ intuitivement évident pour envisager des solutions de rechange au régime actuel des frontières, mais qui à mon sens offrent des voies urgemment nécessaires pour redonner un sens de possibilité à la question : vers où aller ?

1.Les frontières ne sont pas ce qu’elles semblent

La rhétorique du contrôle des frontières est entièrement fondée sur des lignes fixes, des contenants massifs, un dedans et un dehors clairement délimités. Ce n’est pas le vocabulaire des organismes en charge de ce contrôle, qui parlent plutôt continuums, corridors, zones et passerelles. Leur travail est en effet de faciliter la mobilité désirable en empêchant la mobilité des indésirables. Par ailleurs le contrôle aux frontières prend de plus en plus une forme offshore ou externalisée : les États opèrent en dehors de leur propre territoire, sur le territoire souverain d’autres États, ou créent des zones désignées comme offshore même si elles sont géographiquement sur terre. C’est ainsi que l’Australie a « excisé » d’abord ses territoires insulaires, puis l’ensemble du continent [1]. Les demandeurs d’asile arrivant par bateau ne peuvent donc plus demander l’asile en Australie et sont renvoyés dans des camps payés par l’Australie tout en étant prétendument gérés par des États du Pacifique. Les fictions juridiques qui entourent les distinctions sur le terrain et offshore en matière de contrôle des frontières sont les mêmes que celles qui sont à l’origine des centres financiers extraterritoriaux. Dans les deux cas, les États travaillent d’arrache-pied pour créer délibérément une ambiguïté juridictionnelle : ils déplacent les lignes de démarcation sur qui possède quoi, sur où s’appliquent quelles lois et quels règlements. Ce n’est plus le terrain louche de quelques riches méchants qui planquent leurs fonds dans des comptes offshore douteux : c’est une pratique courante dans l’économie politique mondiale et, de plus en plus, dans le débat mondial sur le contrôle des frontières. À y regarder de près, bon nombre des justifications du contrôle aux frontières, tout comme sa rhétorique, n’ont plus aucun sens.

2.La souveraineté n’est pas une fatalité

Au milieu du XXe siècle, alors que les peuples colonisés luttaient pour leur indépendance, il n’était pas acquis que l’indépendance s’incarnerait dans un État-nation souverain, ni que les citoyens s’identifieraient principalement à cet État-nation. En fait, des idées différentes circulaient parmi les intellectuels, les activistes et les politiciens, y compris la notion de confédérations qui reliaient les anciennes colonies aux anciens centres de l’empire sous des formes d’association politique différentes des États souverains [2]. Certaines de ces idées alternatives sur les formations postcoloniales reconnaissaient l’intrication de la colonie et de la métropole, historiquement et dans le futur, et aspiraient à un mécanisme de responsabilisation permanente entre les deux parties. Ces idées n’ont jamais été réalisées. Les États postcoloniaux ont reproduit la forme d’un État souverain. L’intrication s’est bien sûr poursuivie, mais le plus souvent sous la forme de relations néocoloniales : ajustement économique structurel, régimes fantômes, interventions militaires et extraction des ressources, aujourd’hui comme hier facteurs de déplacement et de migrations. Contre cette dimension coloniale persistante de la circulation transfrontalière des personnes, que signifierait revoir ces aspirations du milieu du XXe siècle et les prendre au sérieux ? Comment pourrions-nous travailler avec ces idées, et contre elles, dans notre réflexion sur les formes d’association politique possibles et souhaitables aujourd’hui ? Et si nous lisions ces aspirations anticoloniales non pas comme des projets qui ont échoué, mais comme des points de départ réalistes pour nous demander si les contrôles aux frontières souveraines sont le résultat évident et inévitable de la possibilité d’une souveraineté ?

3. La souveraineté n’est pas singulière

Les peuples autochtones contestent l’hypothèse selon laquelle la souveraineté de l’État-nation serait la seule forme de souveraineté. À première vue, les revendications souveraines autochtones pourraient être perçues comme une contestation du détenteur légitime de la souveraineté (« c’est ma terre, pas la vôtre ; j’étais ici le premier ») plutôt que comme une perturbation des systèmes de gouvernement qui reposent sur une autorité souveraine unique. De nombreux chercheurs et militants autochtones soutiennent que les enjeux des relations autochtones à la terre, au droit et à la gouvernance ne se réduisent pas à ce qu’Aileen Moreton Robinson appelle la « logique possessive » des revendications des États territoriaux souverains [3]. Cela peut se révéler vrai même si le langage et les concepts des revendications autochtones (terre, territoire, droits, ambassades, passeports et souveraineté elle-même) sont conçus pour être lisibles et faire autorité dans les systèmes juridiques et de connaissances qui prévalent. Ce langage est stratégiquement utile, mais on ne peut présumer qu’il traduise la richesse et la complexité des formes de droit autochtones. Que nous apporterait une étude sérieuse des formes de droit autochtones, découlant de relations au lieu qui dépassent ce qui peut être énoncé dans le cadre d’un paradigme de souveraineté eurocentrique ? Il n’est pas nécessaire de supposer que le droit autochtone est une forme supérieure de droit pour poser cette question. Il n’est pas non plus nécessaire, ni peut-être même possible, d’identifier une forme singulière ou pure de droit autochtone qui n’aurait pas été contaminée par la rencontre coloniale. Le fait que les formes de droit autochtones soient vivantes dans le présent nous dit déjà que la territorialité d’un État souverain n’est pas le dernier mot de la géographie politique internationale. Apprendre d’autres formes de droit pourrait nous éclairer sur la façon d’établir des liens avec nos écologies humaines et non humaines sans vouloir à toute force un résultat à somme nulle sur le plan politique.

4. Citoyens et migrants n’ont pas nécessairement des intérêts opposés

Aux États-Unis, une mobilisation spectaculaire contre les formes racialisées de maintien de l’ordre s’est manifestée ces dernières années, particulièrement au sein du Mouvement pour la vie noire (M4BL, Movement for Black Lives). Ceux qui ont analysé M4BL ont tardé à reconnaître à quel point il est lié aux mobilisations d’organisation des droits des migrants et pour la justice frontalière. Par exemple Alicia Garza et Opal Tometi, lorsque elles ont lancé le hashtag #blacklivesmatter, étaient aussi chefs de file dans des organisations de défense des droits des migrants. Les migrants et les citoyens marginalisés ont généralement été dressés les uns contre les autres, en concurrence pour l’emploi et les maigres ressources de l’État. Mais M4BL et les organisations de défense des migrants discutent actuellement de la façon dont leurs publics sont exposés à des formes voisines de surveillance, de violence, d’exploitation et d’abandon, et dénoncent les discours qui les présentent comme des adversaires comme visant à affaiblir une lutte antiraciste commune. Est mise en lumière la proximité entre les arguments sur le « stockage » des populations de travailleurs excédentaires par l’incarcération massive d’Afro-Américains et les arguments qui menacent les populations de travailleurs précaires en expulsant au hasard des immigrants sans papiers. Les arguments sur les intérêts dégagés dans les prisons et les services pénitentiaires privatisés sont rapprochés des arguments sur les intérêts dégagés par l’extension de la détention des immigrants [4]. Ce type d’analyse permet aux citoyens et aux migrants de réévaluer les types de public où ils se situent. Le transfert international de stratégies de maintien de l’ordre (aux frontières) et de technologies de sécurité élargit encore la compréhension de la géographie qui est celle des populations touchées par les formes racialisées de maintien de l’ordre [5]. C’est en partie pour cette raison, et aussi parce que la citoyenneté n’a pas réussi à donner aux Afro-Américains le même ensemble de droits qu’aux autres, que le clivage citoyen/étranger n’est pas le principal cadre de référence dans lequel ces luttes construisent avec autrui des liens et des différences, au plan local comme mondial. Et si nous examinions les intersections entre ces luttes, pour voir quels autres cadres de référence pourraient servir à mobiliser, dynamiser et rassembler politiquement différents groupes, au niveau national et transnational ?

5. La poésie peut être essentielle

Nous sommes surchargés d’informations sur la violence de la police des frontières. Les preuves abondent d’infractions aux lois et d’abus de droits. Tous les rapports font état de la mort de ceux qui traversent les frontières, de la détention d’enfants et d’adultes pendant des mois et des années, de l’encampement permanent de réfugiés, et du sort des apatrides, des personnes exilées et des sans-abri. Des poursuites judiciaires sont intentées, des statistiques sont compilées, des photos et des vidéos sont diffusées. Les voyages au cours desquels des personnes sont abandonnées à la mort sont reconstitués à l’aide de technologies médico-légales. Ces preuves deviennent en elles-mêmes objets de débat. Le compte est-il exact ? Ne peut-on faire dire aux statistiques et aux images ce que l’on veut ? La loi a-t-elle été enfreinte ? Qui a écrit la loi ? Est-ce que cela s’applique dans le cas que vous décrivez ? Le droit et les statistiques sont des champs de bataille où les États se donnent beaucoup de mal pour nier qu’ils enfreignent la loi ; ils utilisent des lois opposées pour légitimer et rationaliser leurs approches. Ils compilent les statistiques différemment afin d’étayer leur argumentation. Le droit, la recherche scientifique, les données et les preuves documentaires demeurent des outils essentiels dans les luttes pour les frontières. Mais lorsque les gens sont confrontés à leur implication et à leur consentement par rapport aux violences de la police des frontières, ce ne sont peut-être pas les « données » qui les touchent. Différents modes de communication — poétique, littéraire, cinématographique et esthétique au sens large — charrient des vérités qui sont plus que la somme de faits accumulés. Ce sont des formes de savoir et de témoignage qui transcendent les obscurcissements du langage bureaucratique, scientifique et juridique ; ce sont des formes qui touchent les gens de différentes manières. Behrooz Boochani, réfugié iranien kurde, a écrit le roman No Friend But the Mountains [6]. pendant les six années où il a été détenu en Papouasie-Nouvelle-Guinée par le gouvernement australien. Boochani, qui a plus de raisons que quiconque de comprendre l’urgence de démanteler le régime frontalier actuel, choisit d’écrire sous une forme poétique précisément parce que le journalisme, auquel il est formé, y a échoué. Pour lui, ce n’est qu’à travers une forme poétique, au sens large, que nous pouvons comprendre ce qui rend possible son emprisonnement et celui des autres et ce qu’il faudrait — en nous — pour générer un changement substantiel.

Post-scriptum

Anne McNevin est professeure à la New School for Social Research de New York. Elle travaille sur la manière dont les mobilités spatiales, les migrations internationales, les frontières transforment les communautés politiques, la condition citoyenne et la souveraineté dans un contexte de gouvernance mondiale globalisée. Ses travaux récents ont porté sur la gouvernementalité de la gestion des migrations dans le contexte indonésien.

Elle a notamment publié :

  • Contesting Citizenship : Irregular Migrants and New Frontiers of the Political. New York : Columbia University Press, 2011.
  • With Manfred B. Steger, eds., Global Ideologies and Urban Landscapes, London and New York : Routledge, 2011.
  • “Hospitality as a Horizon of Aspiration (or, What the International Refugee Regime Can Learn from Acehnese Fishermen).” Journal of Refugee Studies, 2018. (co-authored with Antje Missbach)
  • "Luxury Limbo : Temporal techniques of border control and the humanitarianisation of waiting" International Journal of Migration and Border Studies, 4(2), 2018 (co-authored with Antje Missbach).

Article traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Saint-Saëns.

Notes

[1Voir Ghezelbash, D. (2018). Refuge Lost : Asylum Law in an Interdependent World. Cambridge : Cambridge University Press.

[2Voir Wilder, G. (2015). Freedom Time : Negritude, Decolonization, and the Future of the World. Durham and London : Duke University Press.

[3Moreton-Robinson, A. (2015). The White Possessive : Property, Power, and Indigenous Sovereignty. Minneapolis : University of Minnesota Press.

[4Voir par exemple, Valdez, I., Coleman, M., & Akbar, A. (2017). Missing in action : practice, paralegality, and the nature of immigration enforcement. Citizenship Studies, 21(5), 547-569 ; Loyd, J. 2019. “Prison Abolitionist Perspectives on No Borders” in R. Jones (ed.) Open Borders : In Defense of Free Movement. Athens : University of Georgia Press, pp. 89-109 ; Paik, A. N. (2017). Abolitionist future and the US sanctuary movement. Race & Class, 59(2), 3-25.

[5Voir Davis, A. (2016). Freedom is a Constant Struggle : Ferguson, Palestine, and the Foundations of a Movement. Chicago : Haymarket Books

[6Boochani, B. (2018). No Friend But the Mountains : Writing from Manus Prison. Sydney : Pan Macmillan Australia.