Vacarme 89 / Vacarme 89

Chers lecteurs, chères lectrices, chers abonnés, chères abonnées,

Vous avez en main le dernier numéro de Vacarme.

Vacarme a été portée pendant près de vingt-cinq ans par un comité de rédaction soucieux de repenser les catégories politiques à partir des expériences minoritaires, dans des textes poétiques ou polémiques, de fiction ou de réflexion, en donnant la parole à d’autres manières d’être, d’agir, de percevoir. Nous avons mené ce programme éditorial en cherchant à ouvrir un espace particulier aux arts et aux formes esthétiques avec lesquels notre réel se construit, comme à d’autres façons d’écrire les sciences sociales, l’histoire, la philosophie… Initié par des militant·e·s d’Act Up, ce projet a rapidement été rejoint par des activistes du Gisti, de Nous sommes la Gauche, d’AC !, tout·e·s mu·e·s par la volonté d’ancrer les recherches de la revue dans l’actualité politique, et ce depuis les luttes locales et autonomes, en-deçà et en marge des formes de mobilisation traditionnelles. Notre engagement éditorial était nourri d’un désir de rencontres et de discussions entre théoricien·ne·s, activistes, artistes d’horizons divers. L’une de nos convictions était que les formes esthétiques conditionnent l’apparition et l’issue de nos combats politiques. Que les pratiques, artistiques, de résistance, de terrain, réalisent des formes politiques, cruciales et fondatrices. Mais nos désirs éditoriaux ont évolué dans des directions multiples. Les forces humaines et matérielles se sont peu à peu épuisées. D’autres lieux de pensée ou d’action nous ont parfois sollicités, conduisant à nous inscrire dans des trajectoires différentes. Nous avons décidé d’en prendre acte. Vacarme s’arrête avec ce numéro 89.

Cet arrêt a lieu dans un contexte de mobilisations politiques intenses. Depuis 2014, on assiste à une intensification de la violence et de la répression politiques. Ce nouveau régime de la force fait peser sur les exilé·e·s, les habitant·e·s des quartiers, les lycéen·ne·s, les militant·e·s, la menace d’un ordre répressif en recomposition. Les Gilets jaunes sont ainsi apparus comme les acteurs d’une re-territorialisation insurrectionnelle de la politique quotidienne. Sur les ronds-points comme au cœur des villes s’est réinventée une certaine idée des solidarités locales échappant aux organisations qui, depuis deux siècles, encadraient leur expression. Les formes de luttes et de résistances ont gagné en radicalité au moment où se revendiquaient les signaux d’une appartenance universelle (la voiture, La Marseillaise, le peuple). Les centaines de blessé·e·s, l’ampleur des mutilations, la mort de Zineb Redouane, Steve Maia Caniço et Cédric Chouviat (après Adama Traoré, Gaye Camara, Amine Bentounsi et les innombrables morts de banlieue) témoigne de la volonté de minoriser ce mouvement, de marquer définitivement les corps révoltés, comme le sont les corps racialisés depuis l’époque coloniale. Aujourd’hui, plus d’un an après le début des Gilets jaunes, la grève contre la réforme des retraites est en passe de devenir l’une des plus longues de l’histoire de la Cinquième République.

Ce mouvement contre les retraites a aussi été marqué par une intervention significative de la culture et des artistes, à l’image des cortèges d’Art en grève ou des spectacles publics présentés par les membres de l’Opéra de Paris. C’est cet entrelacement que nous avons cherché à penser. C’est celui-là aussi qui a conduit les quatre finalistes du Turner Prize 2019, Tai Shani, Lawrence Abu Hamdan, Helen Cammock et Oscar Murillo à demander — et à obtenir — de recevoir collectivement ce prix d’art contemporain, « au nom de la communalité, de la multiplicité et de la solidarité dans l’art et dans la société ».

Les luttes contemporaines — décoloniales, environnementales, féministes, queer, antivalidistes… — reconfigurent le champ des possibles. La revendication de nouvelles territorialités, c’est-à-dire de nouvelles manières d’habiter le monde, des grands ensembles aux communes rurales, qu’on soit enraciné·e ou en circulation, d’ici ou d’ailleurs, apparaît comme un objectif stratégique des politiques d’émancipation, invitant à entonner « gilets noirs, gilets jaunes » comme le fait Pierre Creton avec son dernier film, Le bel été (2019). Vacarme se conclut sur un numéro territorialisé. C’est à Marseille que l’on a choisi de s’arrêter, au bord de la mer qui monte.

Arrêter une forme pour une autre est parfois plus vivant et désirant que vouloir la maintenir à tout prix. Cet arrêt peut aussi nous libérer pour d’autres tâches, d’autres échelles, d’autres collectifs. Aujourd’hui de nouvelles revues ne cessent d’apparaître, qui pensent, proposent, renouvellent le regard et les formes. Françaises, étrangères, en ligne, sur papier, inventives, mordantes, impatientes, que nous aimons et nous soutenons, que vous pourrez vous aussi lire et suivre : Acta, Après la révolution, Ballast, Contretemps, En attendant Nadeau, Euronomade, Infoaut, Jef Klak, Le Crieur, Lundi Matin, Mouvements, Multitudes, Panthère Première, Plateforme d’enquêtes militantes, The Funambulist, Terrestres, Urbanités, Viewpoint

Vacarme est née en 1995. Depuis vingt-cinq ans nous avons aimé penser ensemble, mettre en œuvre un projet éditorial qui année après année nous a rassemblé·e·s, a élargi nos horizons, a contribué, peut-être, au débat politique et esthétique.

Nous sommes convaincu·e·s que la période que nous vivons en ce début d’année 2020 est charnière. Peut-être ouvrira-t-elle des basculements politiques permettant d’imaginer un dépassement et un changement radical des formes d’organisation de la vie sociale. D’autres temps nous attendent.

« À bientôt, j’espère. »

Vacarme