Vacarme 89 / Cahier

le procès du diggin’ ? approximation culturelle et limites de l’exotisme musical

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le procès du diggin’ ?

Sur un marché bientôt saturé, des chasseurs de son se font la course au coup éditorial et s’accusent de manquements éthiques à l’égard des artistes dont ils dénichent et font remonter les œuvres à la lumière. Mais plus que l’« appropriation culturelle » c’est la grande soupe aux « approximations culturelles » et l’appétit du gain de ces chercheurs d’or qui peut être interrogée. Petit voyage au pays des diggers, ces êtres symboles du cool aux dents parfois bien longues.

« Mais regarde ! Moi il faudrait que je donne mes titres gratuitement ». C’était en 2015, chez Ti Amo, la boutique d’un des patrons historiques de cette pop libanaise des années 1960-1980, à Beyrouth. Antoine Samaha, aujourd’hui disparu, était le boss de Voice Of Beirut, l’un des labels pop libanais des années 1970-1980. On avait beau venir le voir pour retracer avec lui l’histoire de l’un de ses groupes (La famille Bendaly), en guise d’introduction il avait à l’époque tendu un mail imprimé, en pestant. Le mail venait d’un jeune loup parisien, sans expérience de la réédition, qui disait préparer une compilation de musique libanaise et demandait les droits sur quelques titres.

Samaha était remonté face au « ça te fera de la pub » qui courait le long du mail [1] : l’apprenti digger n’avait pas le moindre sou, jamais mis un pied au Liban, et espérait tout régler par mail. Or pour un vieux routier comme Samaha, qui gérait un business, pas une œuvre de charité, et avait toujours négocié en face à face, un mail pareil se tenait entre le surréaliste et l’insultant. Sans surprise, la compilation ne verrait jamais le jour.

À quelques détails près, la même histoire se retrouve en Afrique ou en Amérique Latine, régulièrement. Les revendeurs de disques, artistes et producteurs à l’étranger en ont chacun à raconter, sur un ton mi-rigolard mi-lassé. Des histoires de tensions à la fois sociales et culturelles. Tous ont été confrontés récemment à l’arrivée de plus en plus massive d’apprentis diggers, du nom des chercheurs d’or aux États-Unis, repris aujourd’hui pour désigner des professionnels de la chasse aux sons. Ce sont ces personnages qui se trouvent à la base de ce marché de la réédition ou des mix de pop exotique calibrés pour l’apéro. Ces intermédiaires vous ont fait écouter de la pop saharienne ou du funk chilien, et ces global grooves font désormais partie d’un fond sonore des années 2000-2010. Un marché de niche de la curiosité musicale, qui est en train de toucher ses limites.

Le marché de l’exotisme vintage est en effet arrivé à un triple point de surtension aujourd’hui. Il est d’abord marqué par un trop-plein de rééditions, venues de tous les continents, portant sur tous les styles, et la qualité, sonore, musicale, matérielle même, s’en ressent. Ensuite c’est une source qui se tarit : l’Afrique était un continent d’une richesse incroyable, où dans les années 1990-2000 des dizaines de diggers ont travaillé, jusqu’à quasi-saturation. Se tournant aujourd’hui vers le monde arabe, ou (moins souvent) vers l’Asie, ils font face à un potentiel de réédition moins riche. Enfin, cette massification s’accompagne du brouhaha de plus en plus menaçant des voix qui s’élèvent pour interroger le circuit et l’origine de ces musiques : le soupçon d’« appropriation culturelle ».

l’appropriation culturelle en question

Les diggers, ce sont ces jeunes Américains ou Européens partis en Afrique dans les années 1990, dans le monde arabe aujourd’hui, pour y acheter des disques qu’ils revendent, placent dans leurs mix de Djs, ou rééditent. Accusés d’appropriation culturelle, ils le sont pour d’abord deux raisons : car cette revente leur rapporterait une fortune [2], et parce qu’elle cacherait souvent une spoliation des droits d’auteur quand ils rééditent. En 2018, alors qu’arrive jusqu’aux Grammy Awards un album de rééditions de musique burkinabé, ce dernier provoque les foudres de certains musiciens, qui disent ne pas avoir été contactés au préalable [3].

Accuser d’« appropriation culturelle » est devenu une manière de dégager un marché désormais trop encombré.

Mais au-delà de l’argent, la pratique soulève d’autres problèmes. Celui d’extirper des disques de leurs pays d’origine sans parfois qu’il n’en reste une seule copie là-bas, ou de faire usage de morceaux sans avoir aucune idée ce qu’ils représentent ou signifient, jusqu’à mixer « par erreur » un bout du Coran en boîte au Maroc, ou appeler faussement « Chicha » ce qui est en fait de la cumbia (comme dans la compilation The Roots of Chicha, 2007).

Cette idée d’appropriation est pourtant une impasse, même si elle est devenue commune. D’abord parce qu’elle laisse croire à une situation similaire à celle d’un Napoléon qui vient piller le patrimoine égyptien à la fin du XVIIIe siècle. Or l’opposition binaire « riche européen vs pauvre habitant du Tiers-monde » ne marche plus vraiment. Quiconque a flâné dans le milieu des diggers sait qu’on n’est jamais incroyablement prospère à dealer des disques, malgré les rumeurs de « gros coups ». Quant à l’autre côté du business, dans les pays en question tout le monde n’est pas forcément innocent et sympathique.

Les contradictions du diggin’ sont ailleurs. Beaucoup des problèmes actuels englobés sous l’accusation « d’appropriation culturelle » existent depuis le temps où l’on a inventé le terme de diggers pour désigner ceux qui samplaient funk et disco dans le hip-hop. Des problèmes de réédition sauvage, de samples non « clearés » [4], d’artistes floués, aux soupçons d’enrichissement sur certains revendeurs, tout était déjà là.

Inversement les problèmes étaient nombreux, depuis longtemps, dans les mondes musicaux extra-occidentaux : les histoires ne manquent pas d’artistes africains ou arabes arnaqués par leur entourage, qui n’ont jamais touché de droits d’auteurs ni signé de contrats, ou de producteurs ayant vendu des « contrats d’exclusivité »… à plusieurs acteurs en même temps. Les diggers ne font que réactiver à ce titre la méfiance fondamentale qui règne dans ces mondes musicaux, pas franchement tendres.

Enfin, cette accusation d’« appropriation culturelle » est trop pratique pour ne pas être suspecte : plus qu’une critique venue de l’extérieur, elle est souvent mobilisée dans les conflits entre diggers eux-mêmes. Et si une autre tentative encore de réaliser une compilation « pop libanaise » a échoué depuis 2015, c’est bien pour cette raison. Les deux DJ israéliens de Fortuna Records en ont fait l’expérience en avril 2019 : ils ont été l’objet d’une campagne d’accusation sur les réseaux sociaux suite à l’annonce d’un disque de pop libanaise — annulé dans la foulée. Leur naïveté était surprenante. Ils avaient « oublié » le contexte géopolitique et le fait que les deux pays sont toujours officiellement en guerre, et n’avaient rien vu venir, sous prétexte de bonne foi, d’apolitisme, et d’avoir « contractualisé » dans les formes juridiques avec les artistes. L’attaque ne venait toutefois pas de n’importe où mais de la concurrence : d’autres diggers qui entendent rééditer de la musique libanaise. Accuser d’« appropriation culturelle » est devenu une manière de dégager un marché désormais trop encombré, et n’a rien d’une réflexion intellectuelle. Si Samaha avait des griefs contre ce jeune digger inexpérimenté, la question de l’appropriation culturelle n’émergeait à aucun moment dans ses propos. La question était financière, et lui ne cachait pas se trouver dans un marché, où, fauché depuis longtemps, il était à l’affût d’un peu d’argent. Comme au fond la majorité des diggers, dont c’est le problème numéro un.

le marché du diggin’

Le monde du diggin’ lui aussi est organisé comme un marché, mais il ne veut pas le dire et joue le copinage, quand pourtant les logiques de concurrence sont évidentes, et expliquent certaines pratiques douteuses.

Les « chasseurs de sons » de pays exotiques, souvent au bord de l’ethnomusicologie ou de la radio comme Charles Duvelle (à l’origine de la série Ocora [5]) ou avant lui Alan Lomax, sont rares aujourd’hui, et depuis les années 1980. Après eux, continuer à chercher du son nécessite de se payer son billet d’avion low-cost et de monter sa petite entreprise : le financement public ou « désintéressé », déjà rare à l’époque, a laissé place à un marché, où l’argent dépend de dates de Djing, de revente et de rééditions. Dans ce marché concurrentiel, chacun cherche à contrôler son territoire, l’un spécialiste d’un pays (la collection Éthiopiques), d’un style donné, d’un support (cassettes pour Awesome Tapes of Africa), voire de clients (comme ces diggers réputés pointus, dont les clients sont eux-mêmes des stars). Il faut multiplier les casquettes et les projets pour espérer gagner sa vie et la fortune des diggers est plus que relative dans cette économie étriquée. D’autant plus quand nombre de gens s’engouffrent dans le milieu, s’estimant capables de réédition ou de Djing. à la faveur d’un billet low-cost et d’un crochet par les quelques vendeurs de vinyles entre deux visites touristiques.

Mais paradoxalement, à mesure que le nombre de types (vous pouvez vainement chercher des femmes dans ce milieu) augmente, la diversité musicale souffre. Elle se trouve coincée dans un marché de la curiosité très contraint, pour plusieurs raisons. Du fait de cette dimension de marché, tout d’abord, qui transforme parfois la passion musicale en boursicotage digne de revendeurs du Bon coin, mais aussi de trois autres facteurs : la destination de ces disques (des mix à la chaîne) ; un côté vintage teinté de passéisme ; et l’auto-starification des diggers, génératrice de malentendus.

l’uniformisation de la curiosité musicale

La destination de ces disques constitue un premier problème : on ne ramène pas des sons par curiosité musicale, on part avec une certaine définition de la curiosité, restreinte par l’enjeu de vendre ensuite des mix. Si on va dégoter ces sons partout, c’est pour la première partie de soirée. Autrement dit, on vise une musique fonctionnelle, apte à faire danser en douceur ou à passer le temps sans qu’on s’en rende compte. Idéalement on peut même glisser d’un continent à l’autre sans presque s’en apercevoir, dans une forme de bande-son globale sans aspérités. C’est l’approximation plutôt que l’appropriation culturelle qui règne à ce titre. Peu de diggers ont le temps de se poser de grandes questions sur ce qu’il faut rééditer. Il faut surtout faire vite, avant les autres. De plus en plus poussés à l’approximation par la concurrence, les diggers sautent d’un pays à l’autre, multiplient les projets et les séjours en sauts de puce.

Au passage, ils délaissent un rôle précieux qu’avaient une partie des gens qui rééditaient jusqu’ici : rendre une certaine forme de justice dans une histoire de la musique souvent injuste. Dimension politique parfois explicite, à l’image de la compilation Par les damné·e·s de la terre(2018) de musiques protestataires francophones ; parfois plus indirecte, comme lorsqu’on redonne vie à des musiques rares. Le cas de cette réédition de new wave française, Des jeunes gens modernes, sortie en 2008, est typique d’une musique qui aurait pu avoir son heure de gloire. Cette ambition est à la baisse aujourd’hui. Elle est simplement moins réaliste quand on n’entretient aucun lien avec le pays dans lequel on travaille, y compris au niveau de la langue, et qu’on n’a pas le temps d’approfondir. Comment faire avec une musique étrangère sans guide ni documentation, sans prise pour savoir ce qui a marché et ce qui est jugé bon ? Par extension, comment éviter la réédition de choses jamais écoutées, voire méprisées dans le pays en question, sous prétexte de faire danser quelques branchés à Berlin et Paris ? En l’absence du moindre garde-fou, on voit émerger rééditions douteuses, miroirs déformants, écoutes-malentendus. Certaines donnent des étincelles, d’autres posent problème.

Le diggin’ est un produit du « retour du vinyle » comme support d’écoute et comme nouveau marché à hipsters.

Dans le monde arabe, la réédition de Fadoul en 2016 est un de ces exemples à la fois enthousiasmant et crispant. Qu’il y a-t-il à prendre dans ce sous-James Brown marocain mal enregistré ? D’une part on n’y trouve avant tout qu’un son kitsch, qui nourrit le goût du vintage arabe en Europe. La musique de Fadoul n’est en rien destinée à surprendre des oreilles ou à les ouvrir. Elle montre surtout en creux l’absence d’une variation arabe sur le funk aussi puissante et intéressante qu’en Afrique. En fait de Fela caché, c’est un ersatz arabe de musique familière, qu’il est nécessaire de sortir avant tout pour se démarquer en tant que DJ. Et plus largement un Fadoul pose le problème d’une injonction croissante à la seule légèreté dans le diggin’. Au départ pourtant, des pionniers de la réédition comme Sublime Frequencies ou Crammed Discs étaient aventureux. Ils versaient dans la réédition de titres obscurs, expérimentaux, difficiles. Ils sont devenus plus rares aujourd’hui.

Mais d’autre part c’est malgré tout un contre-pied habile à une écoute européenne d’ordinaire limitée — où toute musique arabe devient une musique politique ou qui parle de politique. Faire émerger Fadoul est même un pied de nez face à une définition étriquée de la musique arabe, limitée aux « grandes » voix (Oum Kalthoum, Feiruz…) et à la tradition. Il permet de montrer une ouverture dans cette région et une musique potentiellement différente de cette forme de musique mystérieuse et intraduisible : musique de tarab, dont on dit qu’elle est construite sur des maqâms, etc.

Dans d’autres projets, les contradictions sont plus franches : la réédition récente de Mazouni est à ce titre d’une ironie assez mordante. Cet artiste algérien réédité en 2019 pour ses chansons francophones yéyé (là encore avec une écoute qui joue fortement sur la fibre kitsch) s’est trouvé, exactement au même moment, moqué et critiqué en Algérie, pour un énième retournement de veste, qui lui a fait soutenir le hirak (mouvement social) de 2019 avec une nouvelle chanson, après d’autres — en particulier une chanson pro-Saddam Hussein en pleine guerre du Golfe restée dans les mémoires. Pendant que les articles de la presse parisienne en faisaient un dandy et une figure sociale — un chansonnier francophone de l’exil maghrébin dans les trente glorieuses — des posts Facebook algériens le descendaient en flèche comme un modèle d’opportunisme, sur le versant algérien de sa carrière. Non qu’il faille choisir à ce stade, mais une réédition qui construit un Mazouni précis, laissant à peine entrevoir une autre part de sa carrière, est d’emblée problématique.

prisonniers du vintage

Deuxième point fondamental, cette musique se place dans un cadre global, celui d’un son vintage. Il ne s’agit pas d’écouter n’importe quoi, mais du vieux, qui plus est sur des supports d’époque : on mixe « vinyls only ». Jusqu’à des absurdités de diggers faisant presser sur 45 tours des titres jamais sortis comme tels pour les mettre dans leurs mix. C’est oublier au passage une part d’histoire : le support privilégié d’écoute dans les pays du tiers-monde n’a jamais été le vinyle, trop fragile, c’était la radio, puis la cassette. Or, la curiosité musicale s’estompe dès qu’on arrive à ces musiques hors vinyles. En ce sens le diggin’ est encore trop lié à ce support, avec un fort fétichisme. Il est fondamentalement un produit du « retour du vinyle » comme support d’écoute et comme nouveau marché à hipsters.

Dans ce processus un élément disparaît souvent : l’intérêt pour la production musicale actuelle, et ses supports privilégiés : Youtube, le MP3, la carte-mémoire [6]. Comme si le monde musical ne connaissait pas d’évolution notable et intéressante aujourd’hui. Le diggin’ a ainsi un son distinctif, il prise une forme d’esthétique, qui permet aussi de ne pas trop investir dans le long travail de numérisation/remastering pour gagner du temps… Mais ce son craquelé en exclut aussi d’autres, et récrée des hiérarchies : non plus entre styles — les diggers sont des omnivores déclarés — mais entre vieille et nouvelle musique. Non sans ironie, les diggers adorent ainsi le son d’une première mondialisation musicale (des années 1920 à 1980 disons) où des Africains se sont trouvés à jouer des rythmes occidentaux, et un Péruvien une basse funk, mais en retour ils en détestent l’actuelle. Au moins autant qu’ils conspuent la world music, autre phase de mondialisation musicale.

les paradoxes de la starification

En s’érigeant en figures cool, d’abord DJs, producteurs, et à force sollicités désormais en tant que diggers, ces chasseurs de sons sont tentés de devenirs stars. Aujourd’hui plus visibles, ils donnent l’impression d’être connus et de prendre l’argent et la lumière à la place des artistes. Ils deviennent aussi plus facilement des cibles.

De fait, au moment même où elles sont censées être célébrées, les stars d’origine sont oubliées à nouveau, éclipsées par le nom du DJ qui les diffuse : on connaît Habibi Funk et pas Dalton (groupe funk tunisien), Chancha via Circuito et moins José Larralde (chanteur argentin). On écoute « de la cumbia », ou du funk somalien et ça paraît déjà assez précis et branché comme ça. En tant que digger, on va jusqu’à poser désormais sur une pochette de disque à la place des artistes. Là encore changement d’époque, ceux qui cherchent les disques ne veulent plus forcément valoriser les artistes, contrairement aux aînés qui alliaient efforts pour rééditer des artistes en disque, et efforts pour les pousser à se produire sur scène. C’est la scène éthiopienne dans les années 1990 autour de la série Éthiopiques et de Mulalu Astatke, ou plus récemment le coup de Sublime Frequencies avec le Syrien Omar Souleyman dans les années 2000. Les labels dotés de cette vision panoramique, comme Sahel Sounds, sont devenus rares, parce qu’elle suppose justement du temps, de la patience, un ancrage précis. Les diggers actuels ont dangereusement délié les deux tâches. À force de chercher des disques plutôt que des personnes ils se prennent trop à leur jeu, au point d’oublier que ces artistes sont encore là, vivants, ou qu’ils ont des ayant-droits.

En toute bonne foi certains s’imaginent presque avoir une place similaire aux musiciens d’origine. Ainsi, Chancha via Circuito, digger, producteur et DJ argentin, s’étonne d’avoir été au bord du procès pour des histoires de droits avec son léger lifting de José Larralde [7] (Quimey Neuquén, morceau dead-end de l’algorithme Youtube sur le créneau des chansons argentines folk). Difficile de ne pas reconnaître le morceau original toutefois, malgré sa revendication d’en avoir fait autre chose. Musicalement, l’esthétique vintage est là, contrairement aux remix qui dérivaient des samples et des chansons jusqu’à les rendre méconnaissables. Dans ce global groove on fait du rework, léger passage pour augmenter les basses, nettoyer le son, remonter et rallonger le morceau.

Pour être un digger crédible, il faut pouvoir revendiquer une découverte exactement comme le fait un chercheur d’or.

Mais c’est souvent moins dans leurs rapports à la musique et aux musiciens que les diggers se pensent, que dans la compétition elle-même, entre eux, à laquelle ils ont trop pris goût, au point de se définir par elle. Chancha via Circuito, et d’autres, se trouvent aussi pris dans un jeu où l’on s’approprie la paternité d’une chanson, comme un effet justement d’être tout le temps dans la course. Pour être un digger crédible, il faut pouvoir revendiquer une découverte exactement comme le fait un chercheur d’or, et faire émerger un titre est parfois suffisant pour avoir un attachement proche du titre de propriété : les diggers s’engueulent souvent pour savoir qui a, le premier, trouvé ou mis en ligne un titre. Certains sont fâchés à mort, d’autres gardent à force jalousement les titres. La question est d’autant plus bizarre qu’elle n’a aucun fondement légal, les seuls propriétaires sont les artistes, les producteurs, certainement pas ceux qui rééditent. Sans compter qu’à travailler tous sur des éléments produits en série, et à visiter les mêmes boutiques, le risque est grand de se trouver à faire les mêmes choses.

Dans ce flou sur leurs propres droits et compétences, les diggers occupent beaucoup en retour les réseaux sociaux, où a émergé un « personnage » problématique : un Indiana Jones du vinyle. Cette image de l’aventurier en terre vierge a vécu : s’ils peuvent travailler et trouver des vinyles, c’est justement qu’il y a souvent des vendeurs de disques, des stocks d’anciennes boîtes ou de radios, des collectionneurs, brefs des acteurs locaux, présents depuis longtemps. L’invisibilisation de ces intermédiaires est une faute majeure du diggin’ à l’heure d’une démocratisation d’internet, où tout le monde peut facilement voir ce qu’il advient des vinyles achetés quand ils sortent d’un pays. Sans parler de l’existence désormais de collectionneurs locaux — et pour la musique arabe, dans le Golfe certains ont même des moyens financiers infiniment supérieurs aux petits diggers européens. En ce sens parler d’« appropriation culturelle » a aussi un côté anachronique. Cette dernière n’est plus béante comme celle du XVIIIe siècle, mais l’asymétrie, elle, existe encore : les Arabes et Africains ne peuvent pas venir fouiller à la BNF, la British Library ou dans les universités américaines, ne serait-ce que faute de passeport. Les revendeurs de disques à l’étranger ne peuvent pas toujours expédier par eBay ou Discogs, etc.

faire un commerce équitable musical ?

Le problème du diggin’ n’est que rarement humain et personnel, il se situe en réalité à un niveau collectif. À supposer toutefois qu’un digger n’est pas qu’un vendeur de tapis mais a un vrai rôle d’intermédiaire entre cultures, une vraie responsabilité. Celle-ci nécessiterait de repenser leur monde au-delà de rôles à la Indiana Jones et de l’affichage d’une plus grande intégrité que le collègue (communication préventive qui a du reste déjà ses pépites, comme ce digger pris en photo avec un artiste, qui commente maladroitement « I needed him for the rights »).

La question serait plutôt de pousser la logique de professionnalisation jusqu’au bout, et de prendre au sérieux le savoir-faire propre à cette étiquette d’intermédiaire. Identifier ce que veut dire techniquement rééditer, remasteriser, trouver et payer des droits, rendre justice à une musique, en faire l’histoire, choisir ce qu’on doit en mettre en avant. Faire en sorte aussi de soutenir l’émergence d’initiatives (d’archivage ? de labels ? de boutiques ? de salles de concerts ?) dans les pays qu’on visite. Dire aussi qu’il faut des qualités humaines : les diggers actuels font souvent rire certains vieux routiers des circuits world music, bien au courant eux de la difficulté à approcher certaines stars au statut légendaire, rare en Europe et en Amérique du Nord. Là encore, les histoires pullulent de types inconscients (faute d’infos) de l’ampleur des stars qu’ils rencontrent, de la méfiance et des attentes à leur égard (« il a de l’argent pour moi »), ou qui commettent des fautes de protocole comme avec Samaha à Beyrouth. Si les diggers se mettent en scène dans des vidéos en train de farfouiller dans des cartons poussiéreux de fond de cour, en contact avec un objet, le vrai contact crucial au quotidien est surtout de construire et gérer des relations humaines. Une qualité éloignée de celle d’un chasseur solitaire et d’un Hit’n’Run de touriste nouveau format.

Réfléchir collectivement aux pratiques de ce milieu serait une alternative à la régulation actuelle, tissée de rumeurs et les réputations. S’il y a un marché, il faut le dire plutôt que faire croire à un petit monde de passionnés désintéressés, et dire aussi, d’emblée, qu’il ne rapporte que des broutilles. Plus encore il faut lui donner des règles communes, et en finir avec la compétition et la défiance des uns envers les autres. Créer un cadre pour que le commerce de cette musique soit « équitable », autrement dit. Ce n’est pas d’accusations périodiques d’« appropriation culturelle » dont on a besoin, mais d’une éthique qui vise à assumer et repenser une position clé entre plusieurs continents et cultures, aussi musicale qu’économique et politique. Vendre des disques est une activité secondaire là dedans.

Notes

[1Et comme beaucoup, ce passionné avait en réalité intégralement pompé sa connaissance de la musique libanaise sur un blog hors-du-commun, tenu par un jordanien, Hytham Hammer : http://theaudiotopia.blogspot.com.

[2Le fait que les prix des vinyles soient désormais publics sur un argus comme Discogs.com, site devenu le leader mondial de la revente des vinyles, a totalement poussé à monétiser la passion musicale et en faire un business.

[4« Clearer » un sample consistant à faire une demande (assortie souvent d’un paiement) auprès des ayant-droits.

[5Sur ce point, voir l’article d’Étienne Menu, « Ethnofiction ou audiovérité : une histoire partiale d’Ocora » dans Audimat, numéro 4.

[6Exception notable, la compilation « Music For Saharan Cellphones » (2011).