Vacarme 89 / Cahier

œuvrer une justice spéculative Bureau des dépositions

par

œuvrer une justice spéculative

Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative est fondé sur une conception pragmatique du droit, à partir de celui déjà existant et de ses limites, à distance du régime moral et compassionnel de la plainte. L’œuvre s’inspire du droit de la propriété intellectuelle, infléchi par les pratiques du logiciel libre, afin d’attaquer le contentieux du droit des étrangers et du droit d’asile. Le fac-similé de la procédure est suivi d’un texte de Sarah Mekdjian et Marie Moreau retraçant les pratiques de cette œuvre signée en co-auctorialité, initiée depuis janvier 2019 au Patio solidaire sur le campus de l’université Grenoble Alpes, et au Magasin, centre national d’art contemporain à Grenoble. Il s’agit d’une création, immatérielle et processuelle, signée par dix auteur·trice·s.

Scénographie du « Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative. »

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Fac-similé

Requête

Tribunal…
Chambre civile…
Audience publique N° …

DEMANDEURS

Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Laye Diakité, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, Saâ Raphaël Moundekeno, coauteur·trice·s-performeur·se·s de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative.

Représenté·e·s par…

DÉFENDERESSES

Préfectures de…

Représentées par…

FAITS, PROCÉDURES ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Laye Diakité, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, Saâ Raphaël Moundekeno, sont les co-auteur·trice·s-performeur·se·s de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative.

Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative est une œuvre originale en cours de création depuis janvier 2019, à Grenoble, au Patio solidaire, en résidence au Magasin, centre national d’art contemporain.

L’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative est une performance ; elle est immatérielle et processuelle, ce qui signifie qu’elle est continuellement, et toujours, en cours de co-création par les co-auteur·trice·s performeur·se·s.

Cette œuvre se compose :

  1. de « lettres de dépositions » signées par leurs auteur·trice·s ;
  2. de performances publiques et en co-auctorialité des lettres : les lettres sont exposées, discutées par les co-auteur·trice·s ;
  3. d’un temps continu de co-création, depuis le Patio solidaire, le Magasin à Grenoble, la radio R22 Tout-Monde, l’université Grenoble Alpes. D’autres lieux et institutions sont en cours de contractualisation avec les co-auteur·trice·s du Bureau des dépositions pour des temps de création et de recherche.

Une requête juridique, dont est ici publié un extrait, est liée à l’œuvre.

Cette œuvre est également accompagnée de contrats de cession de droits d’auteur des co-auteurs·trices avec des institutions artistiques, culturelles, de recherche, et d’un contrat de co-auctorialité signé par l’ensemble des co-auteur·trice·s.

Ces contrats stipulent que la coprésence de l’ensemble des co-auteur·trice·s-performeurs volontaires est la condition nécessaire de tout le processus créatif et de sa divulgation, lors des temps de performances. Les contrats comportent des annexes qui précisent les statuts administratifs de chacun.e des co-auteur·trice·s du Bureau des dépositions.

Dans ce contexte, et simultanément au processus de création et à la performance de l’œuvre, plusieurs co-auteurs sont inquiétés par des procédures administratives d’éloignement du territoire dans le cadre de contentieux du droit d’asile et du droit des étrangers, prononcées par les Préfectures de… et les tribunaux administratifs de… Ces mesures d’éloignement entraînent l’éloignement réel des personnes hors du territoire français ou obligent les personnes à vivre dans la clandestinité.

En conséquence, Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Laye Diakité, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, Saâ Raphaël Moundekeno , demandent au tribunal de :

  • Constater une atteinte au droit au respect et à l’intégrité de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative : le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre (Code de la propriété intellectuelle, article L121-1). L’auteur a le droit de s’opposer aux atteintes portées à l’intégrité de son œuvre (modification, colorisation, destruction, démantèlement, agrégation à d’autres éléments…). À noter, cependant : pour les œuvres situées dans un espace public, les juges mettent en balance ce droit avec les impératifs de sécurité, les règles d’ordre public et les droits du propriétaire des lieux. Les impératifs de sécurité, au nom de la souveraineté nationale, qui pourraient être avancés par les Préfectures pour justifier les mesures d’éloignement, au mépris de l’œuvre, sont contredits par l’implication des co-auteurs en France et dans l’œuvre, elle-même valorisée par des institutions culturelles et artistiques majeures, dont les activités participent à l’intérêt général.
  • Constater une atteinte au droit de divulgation de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative. Le droit de divulgation (Code de la propriété intellectuelle, article L121-2). L’auteur est le seul à pouvoir décider du moment et des modalités de la divulgation de son œuvre. Nul ne peut le contraindre à rendre publique une œuvre dont il n’est pas satisfait, quand bien même on lui en aurait passé commande.
  • Constater une atteinte au droit contractualisé d’exploitation et de diffusion de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative, pour les institutions artistiques, culturelles, de recherche, signataires des contrats de cession de droit d’auteur avec les co-auteur·trice·s du Bureau des dépositions.
  • Constater une entrave à la liberté de création artistique pour les co-auteur·trice·s de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative. Loi no2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine. Article 1, la création artistique est libre. Article 2, la diffusion de la création artistique est libre. Elle s’exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément à la première partie du code de la propriété intellectuelle.
  • Déclarer les mesures d’éloignement prononcées par les Préfectures de… nulles et non avenues.

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Les membres du Bureau des dépositions.

Œuvrer les limites du droit

Extrait de l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative [1] :

On appelle Marie Moreau pour la lecture de la lettre de déposition, pièce jointe n° 17 : « Par l’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative, nous fabriquons de la justice depuis les interstices et les limites du droit. Nous reprenons ce que d’autres ont écrit sur les murs de la ville : “Les femmes n’ont pas eu le droit de vote en allant voter”, ce qui confirme la nécessité d’instituer le droit par nos mouvements sociaux qui prennent soin de la vie et des liens, quand d’autres les tuent. Bureau des dépositions œuvre à créer des précédents en développant une stratégie contentieuse en matière de droit d’auteur contre le contentieux du droit des étrangers et du droit d’asile. Par justice spéculative, nous entendons une justice possible, qui a lieu depuis le droit existant et ses limites. En nous réunissant, nous créons aussi une forme de justice transformatrice, au sens d’une justice qui donne à entendre les causes et les conséquences de ces violences, et par là ouvre à de nouveaux possibles. Notre œuvre est processuelle, en cours de procès. Chaque manifestation du Bureau des dépositions qui s’expose au public nous permet de rebattre les cartes, de remettre en débat, en dissensus nos positions. Cette œuvre est ouverte à de nouvelles auteur·trice·s. Elle n’est pas fictionnelle, elle se prolonge dans une recherche en cours avec des avocat·e·s et une saisine d’un tribunal de grande instance et/ou d’un tribunal administratif. »

Les politiques et les lois migratoires qui exposent à une violence journalière ne peuvent et ne pourront pas durer. En nous réunissant, en nous constituant demandeurs et en créant les conditions d’un contentieux, nous nous munissons des forces nécessaires à transformer, faire plier le droit, dans le contexte d’une justice toujours manquante et asservie à un système nationaliste et capitaliste, productiviste et mortifère. Nous constituons, comme beaucoup d’autres, un corpus de pièces qui lèvent les responsabilités et peuvent faire preuve. Nous re-suscitons nos expériences contre les discours et mises sous silence qui nous sont imposés par les attendus des juges de l’OFPRA, de la CNDA, du ministère de l’Intérieur en France, par les dispositifs de contrôle des États, par les entreprises extractivistes qui circulent le long d’un continuum Europe-Afrique. Ailleurs encore.

Ambivalence d’utiliser les dispositifs de l’État de droit contre l’État de droit

Il peut sembler paradoxal d’assigner l’État de droit depuis les dispositifs même de l’État de droit, comme le souligne Wendy Brown [2] au sujet des ambivalences des revendications de droits dans les luttes d’émancipation :

« Les droits, quelqu’utiles qu’ils puissent être sont une forme paradoxale de pouvoir. (…) les droits comme limite et comme accès, comme articulation et comme mystification, comme marque de son humanité et comme réduction de son humanité. Le droit à la liberté comme droit à l’intérêt personnel (comme dans la critique marxienne des droits et de l’égoïsme des droits). Comme forces d’émancipation et comme discours régulateurs, comme moyens d’obstruction ou de cooptation de revendications politiques plus radicales, ou comme la plus creuse des promesses vides. »

Wendy Brown rappelle la nécessité des droits dans les luttes d’émancipation, tout en les définissant, à la suite de Michel Foucault, comme des instruments de contrôle, produisant les sujets qu’ils prétendent protéger ou émanciper. Ainsi, pour l’autrice, « les droits ne doivent pas être confondus avec l’égalité, ni la reconnaissance juridique avec l’émancipation [3] ». À partir de cette critique, il est nécessaire de préciser ici ce que nous entendons quand nous parlons de « justice » et de « droit ». Nous soulignons avec Wendy Brown la forme d’aporie qui fait des droits autant ce qui est à combattre qu’à revendiquer.

Quitter le registre de la plainte pour mettre en crise un régime moral de la charité et de la compassion, pour nous tourner vers le droit et les possibles politiques du droit.

Plutôt que l’élaboration de critères et de principes de théories politiques de la justice, nous entendons lever des contentieux et des possibles précédents, comme scènes politiques de dissensus.Ici l’analyse de Jacques Rancière [4] est précieuse :

« On accordera bien volontiers à Hannah Arendt que l’homme nu [l’homme des droits de l’homme, note des autrices] n’a pas de droit qui lui appartienne, qu’il n’est pas un sujet politique. Mais le citoyen des textes constitutionnels n’est pas davantage un sujet politique. Les sujets politiques ne s’identifient justement ni à des « hommes » ou des rassemblements de populations, ni à des identités définies par des textes constitutionnels. »

Les droits ne sont pas pensés ici en tant que fondements de la politique ou en tant que puissances constituantes, mais en tant que lieux, toujours en voie de constitution, de l’activité politique, celle-ci située dans l’écart creusé entre ce que le droit normalise, y compris dans ses applications, et la vie. En lien avec cette proposition, la justice apparaît également depuis un « vide » ; la justice ne serait pas un ensemble de principes et de critères préétablis aux cas du droit, ni même définie positivement depuis les procédures du droit, mais, comme le propose Étienne Balibar [5] :

« Le manque intrinsèque du droit, ou le “vide” intérieur qui, de façon toujours hasardeuse, poussent le droit et les systèmes juridiques historiques vers leur propre démocratisation […]. La “justice” nomme alors — en recouvrant toute une série de pratiques, de revendications, de dissidences, de révoltes — l’insuffisance même de l’institution, et particulièrement ce qui la rend contradictoire au point de vue de l’universalité aussi bien que de l’équité, ou si l’on veut de la prise en compte des personnes singulières sur un pied de l’égalité. Mais c’est précisément ce qui entretient l’inquiétude (le malaise) au sein du droit, en l’empêchant de se présenter comme une construction achevée, dans son application et même dans ses fondements. »

Les procédures juridiques, scènes de dissensus, élaborées depuis le « vide » de la justice, rejoignent en partie une conception jurisprudentielle et démocratique du droit, soulignée par Gilles Deleuze [6], contre une conception et une utilisation doctrinaire des droits, notamment des droits de l’homme :

« La Justice ça n’existe pas, les Droits de l’homme ça n’existe pas. Ce qui compte c’est la jurisprudence. […] Il ne s’agit pas de faire appliquer des droits de l’homme. Il s’agit d’inventer des jurisprudences où, pour chaque cas, ceci ne sera plus possible. C’est très différent. […] Il n’y a pas de droits de l’homme, il y a la vie, il y a des droits de la vie. Seulement la vie c’est cas par cas. […] Et la création du droit, ce n’est pas les déclarations des droits de l’homme. La création, en droit, c’est la jurisprudence. Il n’y a que ça qui existe. »

Cet intérêt pour l’activité contentieuse et la création de jurisprudence vise précisément à quitter, au moins en partie, le régime de la plainte, victimaire, et celui de la revendication, pour d’abord reprendre attention aux dissensus au sein même du droit, depuis la vie. Quitter le registre de la plainte a d’abord signifié pour nous mettre en crise un régime moral de la charité et de la compassion, pour nous tourner vers le droit et les possibles politiques du droit.

Quitter le régime de la plainte. Intentions de nos stratégies contentieuses

Au printemps 2017, Marie Moreau organisait à Grenoble des rencontres avec des personnes fréquentant l’association Accueil Demandeurs d’Asile, dans le cadre d’une création sur les usages du téléphone portable dans les situations d’exil intitulée « Mobilité connexion ». Au cours de ces rencontres, plusieurs personnes avaient relaté des faits d’une extrême violence en Libye, évoquant des conditions d’exploitation et d’esclavage. En décembre 2017 a paru le reportage de CNN portant sur les conditions de détention et d’esclavage de personnes exilées en Libye. Marie Moreau a alors eu besoin de rédiger une lettre, adressée à des ami·e·s, qui exprimait un profond malaise. La lettre disait une forme de culpabilité et d’impuissance individuelles. Suivaient des injonctions morales, depuis un vocabulaire compassionnel. En relisant cette lettre ensemble, nous avons commencé à critiquer le recours à la culpabilité et la compassion, renforçant encore un sentiment d’impuissance. L’article de Solange Chavel, intitulé « L’accueil des réfugiés : compassion ou justice ? » a été important dans notre réflexion, ainsi que des travaux portant sur les effets du recours au registre moral de la culpabilité et de la charité, notamment en lien avec l’humanitaire et la politique de la pitié. Ainsi, Solange Chavel [7] explique :

« Au-delà de l’appel à la charité, la pitié et la solidarité, cette crise migratoire doit-elle également nous inviter à revoir certains principes politiques, et si oui lesquels ? Si on répond par la négative, alors la crise des migrants est avant tout un problème adressé à notre sens individuel de la charité. […] Mais on peut au contraire interpréter la « crise migratoire » comme une remise en cause de notre paradigme actuel de la justice politique. Dans ce cas, la crise des migrants n’est plus seulement un test de notre générosité privée, mais bien une occasion de réviser certains fondements de nos systèmes de justice politique. »

Le droit d’asile, en tant que droit fondamental, vient reconnaître des droits pour celles et ceux dont « les droits fondamentaux sont bafoués, quoiqu’appartenant à une communauté politique ». En revanche, Solange Chavel souligne l’« angle mort » que constituent les droits des « migrants ». L’invention de la catégorie « migrants », catégorie qui n’est pas judiciaire, mais en creux des décisions de justice, sert précisément à refuser l’accès au territoire de nombreuses personnes étrangères, dont des personnes qui demandent l’asile. Cette réduction du droit d’asile au nom de la souveraineté nationale passe par la distinction entre « demandeurs d’asile » et « migrants », avec une accusation et une condamnation implicites associées au second terme.

Ce sont donc les politiques migratoires, productrices du contentieux du droit
des étrangers, qui sont aussi responsables des atteintes au droit d’asile.

Ce sont donc les politiques migratoires, productrices du contentieux du droit des étrangers, qui sont aussi responsables des atteintes au droit d’asile. La production de vies illégales est le fait des politiques nationales et européennes, défendant les souverainetés nationales, mais aussi des intérêts non-gouvernementaux à la recherche de main d’œuvre exploitable, illégale et donc hyper-flexible, comme le montrent Sandro Mezzadra et Brett Neilson.

À partir de ce constat, et en complément du travail de Solange Chavel qui examine les possibilités de transformer les théories de la justice politique, nous avons commencé à nous interroger sur les possibilités du droit, et en particulier de la démarche contentieuse et jurisprudentielle, pour attaquer et transformer le contentieux du droit des étrangers.

Là où Marie Moreau avait suscité des témoignages des violences vécues, produites par les politiques migratoires, pour constituer l’archive d’une justice à venir, là où nous élaborions une pensée qui en appelait avant tout à un « autre » monde à construire, nous avons progressivement tenté de déplacer nos pratiques ici et maintenant, dans l’égalité déjà-là de nos liens : notre co-auctorialité comme valeur légale de nos co-créations.

Justice spéculative

Nous avons pendant longtemps débattu de cet extrait d’un entretien mené en juin 2018 par Vadim Kamenka, journaliste de L’Humanité, avec Étienne Balibar [8] :

« L’hécatombe en Méditerranée prend des formes génocidaires. Le mot est fort, mais comment nommer l’élimination de milliers d’individus sur des bases raciales, qui est tolérée, prévue et finalement organisée par défaut ? C’est un génocide rampant, non pas dans un territoire fermé, mais dans l’espace frontalier entre les États. L’histoire nous en demandera compte. »

Ce texte appelle un nécessaire mouvement de justice, mais sa conjugaison au futur risque de déposséder de possibles déjà-là. Nous avons réénoncé « l’histoire nous demandera des comptes » en « le présent nous demande des comptes ». Puis nous nous sommes éloignées de l’expression « rendre des comptes » qui renvoyait à un registre moral. À plusieurs, nous avons d’abord écrit ce qu’une justice « aurait pu être » aujourd’hui, si hier avait été différent, puis nous avons écrit à partir de ce que la justice « pourrait être », puis « aura été ». Du conditionnel au futur antérieur, nous nous sommes aussi mis·e·s à écrire au présent : ce que la justice « peut être ». Comment transformer la justice, depuis ce qui est déjà-là, depuis les droits existants ?

Le droit d’auteur est un terrain de lutte où nous réaffirmons nos liens existants, de dépendance et de coopération, et à partir duquel nous prenons et sculptons la justice.

La notion de spéculation, empruntée à Isabelle Stengers et Didier Debaise, depuis la philosophie pragmatique, est ici particulièrement signifiante : la spéculation pragmatique dont il est question ne signifie ni prévoir, ni fictionnaliser un ou des futurs, et encore moins se résigner à accepter le présent de ce qui est. Comme le proposent Isabelle Stengers et Didier Debaise [9], il s’agit de porter « une attention à la pluralité des modes d’importance qui appartiennent à la réalité même de laquelle nous participons. […] Mais l’importance ne peut jamais être réduite à un état de fait ou à une situation donnée : elle implique l’attachement à quelque chose dans un monde en train de disparaître, l’insistance pour des devenirs possibles. »

Les devenirs dont il est question sont dans le présent, ils ne sont pas « à venir », mais déjà-là, au moins partiellement, et il s’agit de les faire importer, insister.

L’œuvre est aussi dans ce qui est déjà là

Dans le contexte présent des politiques migratoires, où la création d’un contentieux de masse en matière de droit des étrangers porte atteinte à l’accès au droit d’asile, où le contentieux du droit des étrangers est un contentieux de masse au service de la production de vies illégalisées et exploitables, notre stratégie spéculative consiste donc à extraire nos vies et nos œuvres de la clandestinité par la création. L’égalité toujours déjà-là, telle que pensée par Jacques Rancière [10], ne signifie pas que les statuts administratifs, sociaux de chacun.e soient les mêmes, mais constitue un point de départ, nécessaire et sans cesse à revérifier :

« Premièrement, l’égalité n’est pas un but à atteindre, elle est un point de départ, une présupposition qui ouvre le champ d’une possible vérification. Deuxièmement, l’intelligence est une. […] Il y a une intelligence qui ne correspond à aucune position dans l’ordre social, qui appartient à n’importe qui en tant qu’intelligence de n’importe qui. »

Là où les champs de l’art et des sciences, à partir desquels nous travaillons, se légitiment très largement depuis des processus de hiérarchisation et de distinction : savant/ignorant, légitime/illégitime, enquêteur/enquêté…, là où ces distinctions symboliques s’accompagnent d’une division du travail, qui entraîne très fréquemment l’invisibilisation et l’exploitation de la force de travail, nous revérifions et réaffirmons l’égalité des intelligences qui nous invite à être attentif·ve·s aux troubles, aux inquiétudes qui habitent nos pratiques et nos vies.

Banquets des transformations

Ici nous souhaitons remercier les autrices de l’ouvrage Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée, ouvrage coordonnée par Vinciane Despret et Isabelle Stengers [11], mais aussi Peggy Pierrot, Francois Deck et Kobe Matthys dont les pensées ont été pour nous des soutiens importants pour avancer dans nos malaises et reprendre nos « histoires », qui auraient pu paraître anecdotiques ou banales mais que nous avons pris·es pour « cas ».

Nous avons cherché à creuser, fouiller, sonder nos malaises avec d’autres. Nous avons demandé des récits et des analyses d’expériences, nous avons recherché les cadres collectifs qui pouvaient rendre possible des interprétations de ces expériences. Ainsi nous avons réuni des complices pendant plusieurs séances de séminaires et journées d’inqui-études, où nous avons partagé nos problèmes, malaises, troubles. Ces séminaires à plusieurs se sont révélés être des producteurs de notre puissance d’agir.

À l’occasion d’un de ces séminaires, nous avons invité Olive Martin, Patrick Bernier, Sylvia Preuss-Laussinotte et Sébastien Canevet, co-auteur·trice·s de la pièce Plaidoirie pour une jurisprudence. X et Y/Préfet de… Cette performance, qui s’est tenue à l’ancien tribunal de Grenoble le 5 décembre 2017, consiste à attaquer une mesure d’éloignement du territoire, donc un contentieux en matière du droit des étrangers, en s’appuyant sur le droit d’auteur. Les avocats Sylvia Preuss-Laussinotte et Sébastien Canevet, spécialisés respectivement en droit public des étrangers et en droit civil de la propriété intellectuelle, performent, en robe et en public, cette plaidoirie, co-écrite avec Olive Martin et Patrick Bernier, artistes. Les avocat·e·s invitent la présidente d’un tribunal administratif à casser la décision préfectorale de reconduite à la frontière prise à l’encontre de leurs clients X et Y. X et Y sont co-auteurs d’une œuvre, l’un est résident français, l’autre sous le coup de cette décision d’éloignement. X et Y sont dépositaires et interprètes exclusifs d’une œuvre immatérielle et in progress, et à ce titre, protégés par les dispositions du code de la propriété intellectuelle. À l’appui de leur démonstration, les avocat·e·s font appel à des textes juridiques (législations, doctrines, jurisprudence, …) dont le recueil est distribué au public en début de séance sous la forme d’un dossier de plaidoirie sous licence libre.

La découverte de cette œuvre nous a aidées à comprendre que nos pratiques étaient animées-muselées par ce même cas.

Cette œuvre a ouvert une brèche pour transformer nos désirs de justice en stratégie contentieuse. Quel que soit le statut légal, administratif des personnes qui sont impliquées dans la création, dans la recherche d’une œuvre de l’esprit originale : autorisées ou non à séjourner et/ou travailler en France, chacun.e peut percevoir une rémunération en droits d’auteur et déclarer légalement son activité de création, de recherche, de participation à une œuvre originale. Le droit d’auteur est, dans notre cas, un terrain de lutte, où nous réaffirmons nos liens existants, de dépendance et de coopération déjà-là, et à partir duquel nous prenons et sculptons la justice.

Le droit d’auteur, terrain légal de nos co-présences et de nos liens de dépendance

Notre stratégie contentieuse fondée sur l’égalité-légalité du statut d’auteur, déjà-là, contre le contentieux du droit des étrangers et du droit d’asile, nous permet ainsi de nous positionner :

  • contre un registre moral compassionnel, de plainte victimaire ;
  • contre une invisibilisation permanente des liens de dépendances existants au sein des recherches et créations menées, qui reconduisent les invisibilisations produites par les appareils d’État et les habitus sociaux ;
  • en affirmant ce qui est déjà-là : nos co-auctorialités, nos activités d’auteur·trice·s, l’égalité de l’intelligence ;
  • en créant les possibilités d’une économie légale, par la cession des droits des auteurs valorisés dans des contrats co-signés et des rétributions économiques.

Le droit d’auteur et de la propriété intellectuelle est un droit libéral, qui est conçu sur le modèle du droit de propriété, et qui doit permettre la circulation, l’exploitation, la marchandisation des œuvres de l’esprit. La nationalité des auteurs, leur appartenance ou non à une communauté politique, n’empêche aucun lien de propriété intellectuelle (droit moral et droit patrimonial). Nous ne revendiquons pas nos droits d’auteur·trice, ni ne revendiquons le droit d’auteur — que nous devons attaquer depuis les logiciels libres et les mouvements copyleft — : nous nous en servons, nous l’instrumentalisons pour attaquer le contentieux du droit des étrangers et du droit d’asile. Dans cette stratégie, la spéculation n’est pas la formulation d’une demande d’un monde à venir, elle agit au présent.

Opérabilité de l’œuvre

L’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative se réfère au droit de la propriété intellectuelle, amendé par les pratiques du libre (logiciel et design en open source). Elle est « ouverte », au sens où son format peut être reproduit par d’autres. Pour exister, l’œuvre doit rendre son code lisible, doit donner à lire ses modalités de création, elle est processuelle, en procès. Les lettres de dépositions, pièces jointes à la requête-performance sont sans cesse modifiées par leurs co-auteur·trice·s. La partition se rejoue, se réécrit par le commentaire, par le dissensus actif entre les co-auteur·trice·s. C’est pourquoi les corpus de lettres de dépositions sont publiés par les éditions Brouillon général [12] :

« La végétation sauvage des brochures Brouillon général s’élabore dans un réseau de collaborations apprenantes. Chaque publication, vouée à la conversation, est le brouillon d’une version ultérieure. Les contenus sont en cours de modification dans le réel qui s’édite. Sous copyleft, sans capital et sans stock, ces brochures circulent de la main à la main. »

Par ailleurs, la reprise de la stratégie contentieuse dans d’autres cas est une nécessité ; nous nous adressons à des auteur·trice·s qui souhaiteraient élaborer et déposer, elles, eux, avec nous, des requêtes auprès des tribunaux administratifs. Comme nous l’observons aujourd’hui avec le cas des décrocheuses et décrocheurs de tableaux, c’est parce qu’un ensemble de cas s’est constitué, qu’un juge a saisi sa puissance de création pour acquitter et légitimer cette action. L’œuvre cherche de nouveaux « publics », au sens où l’entend John Dewey [13], où le public se constitue simultanément au problème qui le rassemble. Ainsi nul public n’existe, s’il n’est pas co-auteur, performeur, transformateur du problème.

Les champs de l’art et de la recherche ont fabriqué et fabriquent encore des publics observateurs, publics considérés comme ignorants par l’art et par la recherche : public à enseigner. Le public pris par son problème est animé de désirs et de pouvoirs de transformation.

Nous avons besoin de nouveaux publics, c’est-à-dire un ensemble de problèmes, de cas similaires à celui du Bureau des dépositions. L’œuvre Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative comme le note Claire Astier, aimerait être « malicieuse », l’œuvre cherche à passer partout, elle répète, en silence, comme un mantra : « Le courrier doit passer ». Elle se greffe au droit, en œuvrant par documents, pièces à conviction, textes juridiques et non-juridiques, ce que Franck Leibovici et Julien Seroussi [14], respectivement artiste et chercheur, qui sont intervenus notamment à la Cour pénale internationale, appellent des « pratiques forensiques d’écriture » :

« Une pratique forensique d’écriture consiste à produire des descriptions “épaisses”, des redescriptions qui ne sont pas uniquement issues des catégories de l’institution-mère (ici le droit international pénal) mais qui incluent celles de tous les acteurs en présence, sans hiérarchie préétablie. »

Les documents qui nourrissent l’œuvre ne sont pas des objets à exposer, mais des agents actifs qui cherchent une réponse.

Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative ne peut être un format à exposer, un format reconnu, programmé… L’œuvre doit être performée, pour forcer le droit qui tue et laisse mourir à se plier sous les usages du vivant : ceux du commun, de l’égalité et des dépendances déjà-là.

L’œuvre est à découvert et nous demandons de nouvelles co-dépendances, sans cesse. Nous disons : déplacez-vous depuis l’œuvre ! déplacez-nous depuis vos problèmes !

Post-scriptum

Mamadou Djouldé Baldé, Ben Moussa Bangoura, Laye Diakité, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Sarah Mekdjian, Marie Moreau et Saâ Raphaël Moundekeno sont membres du Bureau des dépositions et signent cette œuvre collective.

Notes

[1Bureau des dépositions, Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative. Version 1, Éditions Brouillon Général, juin 2019.

[2Wendy Brown, Politique du stigmate : pouvoir et liberté dans la modernité avancée, PUF, 2017.

[3Ibid.

[4Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

[5Étienne Balibar, « La Justice ou l’Égalité. Pascal, Hegel, Marx », in Julia Christ (éd.), L’injustice sociale. Quelles voies pour la critique ?, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

[6Gilles Deleuze, « G comme Gauche », L’abécédaire de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet, film documentaire, 1988.

[7Solange Chavel, « L’accueil des réfugiés : compassion ou justice ? », La vie des idées, 2016, https://laviedesidees.fr/L-accueil-....

[8Étienne Balibar, « Les exilés ? L’histoire nous demandera des comptes », entretien par Vadim Kamenka, L’Humanité, 21 juin 2018.

[9Didier Debaise, Isabelle Stengers, « L’insistance des possibles. Pour un pragmatisme spéculatif », Multitudes, vol. 65, n° 4, 2016.

[10Jacques Rancière, « Communistes sans communisme ? », Moments politiques, Paris, La Fabrique, 2009.

[11Vinciane Despret, Isabelle Stengers (dir.), Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée, Paris, La Découverte, 2011.

[12François Deck, éditions Brouillon général.

[13John Dewey, Le public et ses problèmes, traduction Joëlle Zask, Paris, Gallimard, 1927, 2010.

[14Franck Leibovici et Julien Seroussi, Bogoro, Paris, Vrin, 2016.