Vacarme 89 / Cahier

à rebours extraits / 5

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« Si tu étais gelé, affamé ou que tu devais perdre la vie dans un frisson, il n’y a ni sanctuaire ni autel, et rien n’est fait pour que je t’entende. »
— Henry David Thoreau, Dans les forêts du Maine.

On pourrait manger les fourmis avant qu’elles ne nous mangent, pensa Joséphine en regardant une colonne affairée qui traversait le chemin. Au fond on pouvait étendre cette réflexion à tout ce qui vivait autour d’eux et dont ils seraient la proie providentielle, que leurs muscles soient déchirés par des crocs, leurs os sucés par des mandibules et finalement leurs cadavres éclosant en mouches au terme d’une lente décomposition.

Ils avaient quitté la ville par ce qu’on appelait la vieille route de Melborough, une voie large qui menait autrefois vers une Exploitation.

Comment de proie devenir chasseur ? voilà ce qui semblait impossible à des êtres aussi faibles qu’ils l’étaient. On racontait que Maria-Augusta Odon était sortie vivante de la forêt en se nourrissant d’œufs. Joséphine ignorait s’il s’agissait d’œufs d’oiseaux, de reptiles, de batraciens ou de fourmis, mais cette idée d’œufs offrait un compromis vaguement rassurant. L’enfant mutique depuis le départ semblait insensible à la faim mais c’était provisoire, le chagrin lui avait donné la densité d’une pierre, mais cela finirait par mollir, la faim pousserait dans son ventre, dénouant sa gorge, ouvrant ses lèvres, mouillant sa langue. Il parlerait, réclamerait. Ils avaient des provisions pour quelques jours à peine, en mangeant très peu.

La route se rétrécissait et ne menait pas dans un endroit connu, il n’y avait plus de domaine de Melborough depuis un temps dont personne ne se souvenait ; c’était la direction vers le Nord Est. L’ancienne voie disparaissait après quelques kilomètres sous la végétation, ce n’était pas vraiment un rétrécissement, la route n’était pas entretenue et il fallait la deviner sous toutes les espèces qui l’envahissaient. C’était l’un des seuls noms posés sur la Selve : vous prendrez la vieille route de Melborough, en direction du Nord Est, alors les pans de la forêt s’écarteraient devant vous, ouvrant une allée où danseraient les rayons. Après une heure de marche peut-être ils avaient ralenti, il fallait commencer à rompre des lianes qui gênaient le passage, couper du feuillage.

Ils marchaient sur un sol autrefois imbibé du sang des génocides mais rien ne le signalait.

Par ici on avait regroupé des petites troupes de rebelles, on les avait mis en joue et fusillés sous les yeux de leurs enfants et il n’en restait pas la moindre trace, ceux qui étaient tombés portaient des noms n’évoquant qu’un passage léger sur la terre, I-ketu, Celui-qui-arrive, I-keto, Celui qui part, I-Deboè, Celle qui descend du canoë, I-Baté, Celui qui vient du fleuve, I-Kenö, Celui qui a vu la panthère, etc.

Joséphine et l’enfant marchaient dans l’ignorance de cette histoire, ils hâtaient le pas pour trouver un abri avant la nuit et parce qu’ils avaient peur des braconniers mercenaires, les modernes assassins qui avaient pris la relève des Exploitants, c’était la même engeance.

De l’instant où son frère était tombé, les dents de l’enfant survivant
ne s’étaient plus desserrées.

Après trois journées en direction du Nord Est le sol avait changé, les pieds butaient parfois sur des cailloux ou des racines, au lieu de glisser et s’enfoncer dans la terre spongieuse. Une sensation de froid la réveilla au petit matin, le visage de l’enfant endormi avait changé de couleur, non c’était la lumière le baignant différemment, diaphane, filtrée par des feuilles plus petites, plus claires, certaines déjà rousses, des branches à l’écorce grise qui se définissaient sur un ciel laiteux, la peau prenait des nuances qu’on n’avait jamais vues à cet enfant-là. Si son jumeau était vivant, les deux frères auraient-ils aperçu cette différence dans le miroir qu’ils se tendaient l’un à l’autre ? Ils auraient peut-être ri tendrement de cette nouvelle carnation, de ce rire qu’ils portaient sur toutes choses et dont la source s’était tarie d’un coup le jour de la balle perdue. De l’instant où son frère était tombé, les dents de l’enfant survivant ne s’étaient plus desserrées. Joséphine avait à peine réussi à le faire boire, aussi grande fut sa surprise ce quatrième jour de le voir revenir avec un poisson humide encore un peu vivant qu’il avait attrapé à mains nues pendant qu’elle dormait — ils avaient fait halte lorsque le soleil était très haut et elle s’était assoupie dans l’herbe. Cette herbe sur laquelle on pouvait se coucher, c’était aussi une sensation nouvelle. Cuire et manger le poisson ne fut pas difficile, et l’enfant en accepta quelques bouchées.

À chaque fois qu’elle s’étendait sur le sol, Joséphine s’entraînait à détendre ses muscles de telle façon que si un braconnier trouvant leurs corps les poussât du pied, ils rouleraient mollement comme des cadavres encore tièdes. Elle l’expliquait par gestes à l’enfant. Elle avait un peu honte de cette idée de se faire passer pour morts, et cependant cela lui semblait un subterfuge efficace, à eux qui étaient incapables des métamorphoses ou du mimétisme avec le paysage que pratiquaient les animaux sans défense. Mais c’était une comédie pour les hommes — pour les bêtes ils étaient odorants, visibles, vivants.

Il ne faisait pas de doute qu’ils se dirigeaient vers le Nord, même s’ils
ne distinguaient plus depuis longtemps les sommets rouges de la Tauride.

Après quelques jours les couleurs monotones de la Selve avait cédé la place aux innombrables variations des essences que l’altitude découvrait, du fauve au pétrole, en passant par toutes les nuances du vert, dans une odeur de conifère et de champignon qui dilatait les narines et élargissait le pas. Dans la montée, ils suivaient à présent une voie à peine frayée par les animaux qui les avaient précédés, des cervidés inconnus, lourds, dont la trace des dents se voyait à la naissance des rameaux brisés, l’écorce fraîchement déchirée des troncs libérant une senteur de gomme qui piquait les yeux. Chaque jour l’enfant déposait à leurs pieds un poisson chatoyant et vigoureux, qui jaillissait presque du torrent limpide lorsqu’il s’y avançait, l’eau jusqu’aux cuisses et les mains tâtonnant dans les remous. Il ne faisait pas de doute qu’ils se dirigeaient vers le Nord, même s’ils ne distinguaient plus depuis longtemps les sommets rouges de la Tauride. Des petites pommes sauvages mûrissantes indiquaient une fin d’été. Pour s’orienter davantage il aurait fallu monter à la cime d’un arbre, pensait Joséphine. Un jour, l’un deux leur parut propice à l’ascension et elle regarda l’enfant grimper, d’abord lentement puis de plus en plus vite, il fut bientôt complètement dissimulé par les branches et elle resta le nez en l’air, affolée, à craindre sa chute. Qui allait le retenir s’il s’évanouissait, s’il était pris de vertige ? Elle était seule au pied de l’arbre et ce fut comme si le soir était tombé d’un coup sur la forêt. Un silence profond l’environna, car la disparition de l’enfant avait interrompu une conversation imaginaire.

Soudain une sorte de hululement jaillit depuis les hautes branches. Après quelques instants il lui fut répondu sur le même mode, d’un point puis d’un autre et d’un autre de la forêt, et bientôt il fut impossible de reconnaître parmi toutes les voix celle de l’enfant.

***

Ces hommes ne parlaient aucune des langues en usage dans la région. Ce n’était pas étonnant, ils n’avaient connu que les mines, et la plupart venaient de villages reculés où l’on parlait un dialecte qui n’était commun qu’à quelques localités alentour et où aucun État n’avait jugé utile d’ouvrir des écoles.

La Bostonienne s’était pourtant avancée vers eux avec la certitude qu’ils se comprendraient aisément, parce que sa quête ne pouvait être inintelligible à personne, et tous sauraient vite qu’elle cherchait un homme. Il lui suffisait de faire circuler un nom, et elle le prononça plusieurs fois, d’une façon qui sonnait étrangement à leurs oreilles ; c’était le nom tel qu’elle l’avait fait sien, avec sa prononciation fautive, son accent américain qui fluidifiait les syllabes, le nom qui emplissait son esprit et sa bouche jour et nuit, qu’elle se murmurait comme une incantation, d’autant plus maintenant qu’il avait disparu, et qui s’échappa de ses lèvres avec naturel aussitôt que les hommes eurent fait cercle autour d’elle, tellement elle avait hâte de leur réaction. Car avant tout autre espoir, il y avait ceci : que leurs visages s’éclairent en entendant le nom, parce qu’ils le connaissaient, et qu’ainsi elle soit en contact avec des gens ayant un lien, le plus ténu soit-il, avec cet homme. Ainsi elle retrouverait une communauté avec lui.

Ils ont souri en reconnaissant le nom, d’un sourire très légèrement gêné par ce qu’on pouvait imaginer de la situation : cette femme cherchant le jeune homme ; un sourire pudique et amusé, cette femme dont on percevait sans peine l’inquiétude, la nervosité, l’angoisse, cette femme terriblement étrangère, à la chevelure fauve, de combien d’années plus âgée que lui, qu’eux tous ? Ils oscillaient entre l’amusement et la sidération — ainsi un des leurs était entré en relation avec une de ces femmes, il avait mis un pied dans ce monde contigu et lointain. Elle voulait qu’ils comprennent qu’il n’y avait qu’un seul monde, que tout avait été franchi, qu’ensemble ils avaient défriché, que la grande peine de leurs vies ne lui était plus étrangère, ni le comique, les petites choses, qu’elle connaissait beaucoup de leurs existences naufragées, qu’elle savait tant et tant, qu’il n’y avait pas deux mondes face à face se regardant avec des yeux de verre. Elle fouillait ses poches, offrait des cigarettes, souriait, répétait le nom, il n’y avait qu’un seul monde, comprenaient-ils ?

Savaient-ils où il se trouvait ? Quand l’avaient-ils vu pour la dernière fois ? Avait-il dit quelque chose ? La banalité des questions permettait de se comprendre avec des bribes d’anglais — no — three days — no news.

Elle voyait bien qu’ils jugeaient normal que l’homme circule, disparaisse, réapparaisse, quelques jours ou quelques semaines plus tard, c’était l’ordinaire, de même que les téléphones fermés, vidés de leur carte SIM, car parfois il fallait très vite changer de direction, couper avec la vie d’avant. On demeurait des années sans nouvelles des êtres les plus proches et un matin le frère depuis longtemps mort vous saisissait l’épaule dans la rue. C’était ainsi, l’extraordinaire se produisait et, au sein de ce monde opaque, sourd, hostile, on versait des larmes de joie.