Vacarme 89 / Habiter Marseille

Saint-Just : forcer la porte et se faire hospitalité à soi-même

par

Saint-Just : forcer la porte et se faire hospitalité à soi-même

La loi impose aux institutions de protéger les personnes les plus faibles ou fragiles (demandeurs d’asile en attente, mineurs isolés) mais les institutions ont décidé d’être impuissantes — inversion menteuse, le puissant se dit faible, il n’a ni places ni moyens. Alors des squats ouvrent sous le nez des élus. Ils leur demandent des comptes. Invitent, hébergent, nourrissent, éduquent. Pratiquent l’hospitalité. Arrachent des bouts de droits qui sans eux disparaîtraient. Jusqu’à la prochaine expulsion peut-être. Mais ils reviendront, avec leurs banderoles.

À Marseille, le département s’engage

« SOS mineur·e·s exilé·e·s, Martine Vassal hors-la-loi ». Cette large banderole a été déployée sur un pan entier de la façade du bâtiment occupé 59 avenue de Saint-Just à Marseille, idéalement placé en face du conseil départemental et du bureau de sa présidente et candidate à la mairie de Marseille. La banderole n’a pas manqué de retenir leur attention. Toute leur attention. Nous leur disons « respectez vos obligations légales », ils répondent « retirez cette banderole ». Nous leur parlons de respect des droits, ils rétorquent « campagne électorale ». La banderole est restée. Notre langage n’est pas le leur.

Il est inscrit dans la loi que l’accès à un hébergement d’urgence s’applique aux personnes de nationalité étrangère sans condition de régularité de séjour. Le droit européen prévoit l’obligation pour l’État de pourvoir à l’hébergement des personnes en demande d’asile au sein d’un dispositif qui leur est pleinement dédié, le Dispositif national d’accueil (DNA). En cas de carence de ce dernier, ils doivent bénéficier également de l’hébergement d’urgence. La loi est très protectrice des personnes mineures et isolées, qui doivent être mises à l’abri dès qu’elles se sont signalées ou ont été repérées, avant d’être prises en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE).

Sur le papier, tout semble clair. Comment alors expliquer la nécessité de l’ouverture d’un squat à Marseille pour y mettre à l’abri plusieurs centaines de personnes à la rue ? Comment raconter que l’ouverture d’un squat rend service aux institutions, leur permet de se décharger encore un peu plus de cet hébergement ? Comment raconter surtout que, au-delà de ce rapport aux institutions, un squat est un lieu de fabrication de commun, une autre culture de l’accueil ?

« Il n’y a pas de places et il n’y a pas de moyens »

Cette phrase est répétée à l’infini, ultime réponse à la question de la situation des personnes à la rue. Pour les administrations en charge de l’hébergement (l’État pour l’hébergement d’urgence généraliste, le conseil départemental pour les mineur·e·s isolé·e·s, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) pour les personnes en demande d’asile), l’impossibilité d’accueillir, sans même parler d’accueillir dignement, est présentée comme une réalité incontournable et objective. L’action publique pour l’accueil et l’hébergement est délibérément cantonnée à une gestion de l’urgence répondant, avant tout, à une logique de contrôle des flux, migratoires notamment. L’absence de volonté politique de se donner les moyens d’un accueil et d’une inclusion pérennes des personnes est affichée, limpide dans les faits plus que dans le langage.

Les personnes de nationalité étrangère sont la première variable d’ajustement des politiques publiques face à la pénurie d’offre de logements et d’hébergement. Des services de l’État vont jusqu’à mettre en place des critères de priorisation non prévus par les textes ou refusent l’inscription de la demande d’hébergement de certaines personnes.

Tel est le cas à Marseille. Par exemple, une personne ou une famille ne pourra bénéficier d’un hébergement d’urgence que pour une durée maximale de dix jours par an et une femme enceinte à la rue ne devient « prioritaire » qu’à partir de huit mois de grossesse. Un autre exemple : le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) est l’instance de coordination du dispositif de veille sociale au niveau du département. Il est le seul compétent pour toutes les demandes d’hébergement d’urgence et d’insertion. Le SIAO refuse d’enregistrer celles des personnes en demande d’asile placées en « procédure Dublin » (dont la France considère que c’est un autre pays de l’Union européenne qui a la responsabilité de l’examen de leur demande d’asile). Cela concerne également les personnes déboutées du droit d’asile ou ayant fait l’objet d’une obligation à quitter le territoire français.

Il existe pourtant des droits. Ils sont réduits à une définition minimale et, pourtant, des personnes dorment dehors et doivent se battre si elles veulent les obtenir. La politique ancienne et rodée de la dissuasion a fait ses preuves. Majoritairement du fait de pratiques abusives des administrations, les personnes concernées n’ont pas accès à leurs droits et, dès lors, ne leur reste que la possibilité de faire un recours. Les apparences sont sauves : le droit n’est plus ni effectif ni contraignant. La conséquence connue, les personnes y renoncent.

Dans ce contexte politique réduit et miné, partout, des lieux d’accueil sont créés, témoins de l’écart entre le droit et le fait. Et, à chaque fois, chaque lieu invente pour s’en défendre, pour se défendre. Saint-Just est l’un d’eux.

« La lutte, c’est juste pour demander nos droits. [1] » Saint-Ferréol, une première occupation.

« Il ne s’agit pas de réquisitionner cette église ni de la transformer en lieu de vie. Il s’agit d’occuper un bâtiment de tous temps dévolu à l’accueil inconditionnel des plus démunis pour alerter sur les graves carences du conseil départemental qui, au lieu de protéger les mineurs comme il en a la compétence et l’obligation, les expose à de graves dangers en les laissant à la rue pendant des semaines voire des mois. » Extrait du communiqué du 21 novembre 2017 de l’occupation de l’église Saint-Ferréol.

La loi impose à l’ASE, service du conseil départemental, de mettre à l’abri toute personne se déclarant mineure et isolée pendant cinq jours. Cette mise à l’abri a été pensée comme une mesure de protection pour une personne vulnérable, mais aussi comme un temps où il est vérifié que la personne est bien mineure. Ensuite, le juge des enfants est saisi et décide (ou non) de placer, jusqu’à sa majorité, l’enfant auprès de l’ASE via une ordonnance de placement provisoire (OPP). Les missions de l’ASE sont d’apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique et, donc, de pourvoir à l’ensemble des besoins des mineur·e·s qui lui sont confié·e·s [2].

À Marseille comme ailleurs, le conseil départemental ne remplit pas ses obligations pourtant prescrites par la loi : les mineur·e·s, avec ou sans OPP, sont des centaines à dormir dans la rue et le conseil départemental pourvoit à leur nourriture (à base de sandwichs) trois midis par semaine. Ils sont laissés pour compte. Ils luttent déjà au quotidien et décident de le faire publiquement.

En novembre 2017, l’église Saint-Ferréol, sur le Vieux-Port de Marseille, est occupée par une soixantaine de jeunes exilés, aidés par le Collectif Soutien Migrants 13/El Manba, puis rejoints par des organisations composant le collectif MIE13 notamment. Ils dénoncent leur absence de prise en charge par le département.

Le premier soir, diverses propositions leur sont faites : d’une part, par l’Évêché, d’occuper une autre église à l’abri des regards et de la pression médiatique et d’autre part, par le service départemental d’accompagnement des mineurs isolés, un relogement au cas par cas jusqu’au lendemain matin. Les jeunes exilés décident, en autonomie, de prolonger l’occupation, devant l’indigence des réponses reçues.

Le coup de projecteur mis sur la situation des mineurs isolés dans cette occupation d’un lieu central et visible a été efficace. Au matin du troisième jour, soixante-cinq d’entre eux sont finalement hébergés dans un foyer, vide depuis un an, rue Francis-de-Pressensé. Ils y resteront quasiment une année.

Le conseil départemental a montré sa capacité à créer des places, même si l’accueil y était minimal. Plus que ses obligations légales, c’est la médiatisation de l’occupation qui l’y a contraint. Pour tous·tes les mineur·e·s resté·e·s à la rue et celles et ceux arrivé·e·s plus tard, la prise en charge est toujours absente.

Les démarches juridiques se poursuivent pour l’accès aux droits des personnes mineures et les sollicitations institutionnelles sont répétées auprès du conseil départemental.

Avec le soutien du collectif MIE13 notamment, de nombreux rassemblements sont organisés devant l’ASE. Le 20 novembre 2018, une nouvelle occupation est organisée : un campement solidaire prend place sur l’esplanade devant le conseil départemental. Encore une fois, cette action médiatique, gênante par définition, permet aux mineurs qui y participent d’être mis à l’abri.

« L’appareil d’État suit la loi quand elle l’arrange et la bafoue quand elle le gêne. [3] » Saint-Just, troisième occupation.

Le 18 décembre 2018, un bâtiment appartenant au diocèse de Marseille est ouvert au 59 avenue de Saint-Just, dans le quartier du même nom et pile en face du bâtiment du conseil départemental, dans le but d’accueillir une soixantaine de mineurs laissés à la rue. Ancien foyer de vie pour des personnes en situation de handicap, cette bâtisse bourgeoise est grande et en bon état. Devant sa capacité, il est fait le choix d’ouvrir ses portes à d’autres personnes à la rue en privilégiant l’hébergement des familles avec enfants et des femmes enceintes. En moins d’une semaine, deux cents personnes s’y sont installées.

Là encore, l’occupation s’inscrit dans cette lutte pour rendre visible le refus volontaire de prendre en charge les mineur·e·s par le conseil départemental [4]. Mais, à la défense des droits des mineur·e·s isolé·e·s s’ajoute donc celle des personnes en demande d’asile, souvent sous « procédure Dublin », et celle des personnes en situation irrégulière.

En se plaçant dans une logique de défense active des droits, Saint-Just, comme d’autres lieux, éprouve par lui-même les ambiguïtés du rapport aux institutions. Ce sont elles qui ouvrent les portes du droit à l’hébergement. Il a donc été nécessaire de s’asseoir à leur table, de suivre leurs procédures. Pour les personnes mineures, le conseil départemental s’est vu signaler toute personne mineure arrivant au squat, le juge des enfants a été saisi systématiquement avec l’aide d’une équipe de référent·e·s et d’avocat·e·s. Pour les personnes majeures, des permanences d’accompagnement social et juridique ont été mises en place, le SIAO a été invité à venir sur place pour enregistrer les demandes d’hébergement des résident·e·s, le tribunal administratif a été saisi de recours Daho (sur le droit à l’hébergement opposable) [5], l’OFII a été interpellé pour lui rappeler ses obligations d’hébergement des personnes en demande d’asile, etc.

L’ouverture du squat de Saint-Just a permis aux institutions défaillantes de ne pas remplir leurs obligations légales en offrant, à leur place, un toit à des personnes laissées à la rue. Au sein de l’ensemble des dispositifs d’accueil et d’hébergement, des salarié·e·s ont orienté et orientent encore des personnes pour qu’elles soient hébergées à Saint-Just, témoins impuissants, souvent muets et parfois complices des défaillances.

Les institutions ont joué la montre : l’urgence de la survie quotidienne est un empêchement de se projeter dans des revendications politiques plus larges, de retrouver le sens de l’action politique, tant pour les personnes concernées que pour les militant·e·s solidaires.

L’instrumentalisation a été au-delà. Sans scrupule, le conseil départemental s’est appuyé devant le juge des enfants, sur l’hébergement des mineurs à Saint-Just pour justifier qu’il n’avait pas failli à ses obligations de mise à l’abri puisqu’« ils l’étaient déjà », à l’abri. Une solution dans un bâtiment squatté, donc par nature expulsable à tout moment, où les habitant·e·s n’ont pas eu accès à l’électricité et au chauffage pendant plusieurs mois… serait « normale », équivalente, pour le conseil départemental, à une maison d’enfants à caractère social, spécialisée dans l’accueil de mineur·e·s et financée pour cela.

Dans le cadre des recours Daho, le tribunal administratif a été saisi pour sanctionner le non-respect des droits, pour rappeler le principe d’inconditionnalité dans l’accès à l’hébergement. Pour toute réponse, il s’est borné à constater que ce non-respect était devenu un problème structurel local qu’il ne pouvait pas régler par la résolution de cas individuels. Il a aussi montré les limites du droit, en se défendant d’être une annexe de la préfecture de département ou de l’OFII en charge de pourvoir à l’hébergement, généraliste ou des demandeur·euse·s d’asile.

On peut considérer qu’il a raison : il s’agit bien d’un problème structurel sur lequel les institutions compétentes ont choisi de ne pas agir. Mais le tribunal administratif dit surtout que, même si un recours est fait, même s’il est constaté que les obligations légales n’étaient pas remplies, le droit à l’hébergement reste virtuel pour les personnes concernées.

« Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde [6]. »

Saint-Just est toujours ouvert et accueillait en janvier 2020 autour de deux cent cinquante personnes dont une centaine de mineurs, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée les espaces communs : une cuisine collective, une salle de réunion, un double salon, une salle de jeux pour les enfants, une infirmerie, une réserve dans l’ancienne chapelle, un bureau d’accueil. Entre les deux étages se répartissent environ soixante-dix chambres individuelles munies chacune d’une douche et d’un sanitaire.

Saint-Just a permis d’offrir un hébergement gratuit à des centaines de personnes depuis son ouverture. Mais il a aussi largement débordé le simple droit à l’hébergement : il a rendu possible un cadre de vie agréable, du repos, des fêtes, des parties de football sur l’esplanade devant le conseil départemental, du collectif, de la débrouille, des embrouilles certes, mais du lien social, une inscription dans la ville, des manifestations pour Saint-Just ou avec d’autres.

Saint-Just, comme toutes les tentatives qui se fabriquent en dehors des circuits institutionnels, a servi et sert de béquille aux institutions, leur rend service. Mais ouvrir un squat, c’est attaquer tout autant que se défendre.

Saint-Just rend visible, fait pression, gêne. Et ce sont ces leviers qui contraignent les institutions à remplir leurs obligations. Des centaines de mineurs ont été pris en charge (174 mineurs dont 40 avec OPP [7] en avril 2019 et en plus petit nombre tout au long de l’occupation) ; des postes de travail social ont été créés. Des personnes en demande d’asile ont trouvé des places en CADA.

Saint-Just construit des solidarités, fabrique des autonomies, crée du commun, contre les institutions et en dépit d’elles. Depuis son ouverture, le squat fonctionne sans argent, avec des personnes dans et hors les murs qui partagent leurs compétences, leurs biens, leurs réseaux. L’ensemble du bâtiment a été meublé, par des dons ou des ateliers collectifs de construction. Tous les mineurs hébergés ont été scolarisés et une équipe de référent·e·s s’est formée leur maintenant, sans relâche, une attention, même après qu’ils ont été pris en charge. Des gens qui ne sont pas, le plus souvent, des militant·e·s rodé·s, se mobilisent, se politisent. Il est impossible de faire une liste exhaustive de tout ce qu’a rendu possible Saint-Just.

Saint-Just est une ressource que nous avons produite collectivement là où elle fait défaut. Son expulsion a été demandée par le diocèse et le juge a fixé le terme de l’occupation au 9 février 2020. Ce n’est qu’une fin décrétée par le système. Cette ressource survivra ou se réinventera sous d’autres formes. Mais toujours avec le même langage.


Ce que j’ai lu :

  • GISTI, Plein Droit, « Droits entravés, droits abandonnés », octobre 2015, no 106.
  • GISTI, Plein Droit, « Étrangers sans toit ni lieu », octobre 2019, no 122.
  • Marc Bernardot, « Se faire hospitalité à soi-même. Habitats et habitants non ordinaires », Écarts d’identité, no 130, juillet 2018.
  • Florence Bouillon et Freddy Muller, SQUATS, un autre point de vue sur les migrants, Éditions alternatives, 2009.
  • Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, La Fabrique, 2019.
  • Stéphane Perreau, « Droit à l’hébergement des ressortissants étrangers : le principe d’inconditionnalité en danger », Écarts d’identité, no 130, juillet 2018.

Post-scriptum

Élise Vallois a été avocate mais n’exerce plus. Elle a été juriste mais apprécie un temps de chômage. Peu importent les circonstances, elle utilise ses compétences en droit pour gagner sur le monde d’aujourd’hui. Ce qui calme ou nourrit sa colère.

Photo en entête d’article : Occupation à Saint-Just depuis 2019.

Notes

[1« Occupation de l’église Saint-Ferréol par les mineurs isolés », film de Primitivi consultable sur https://vimeo.com/261804235.

[2Ce système a été entériné par la loi du 14 mars 2016 réformant la protection de l’enfance. À noter que la dernière modification est faite par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour « une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », le décret du 24 juin 2016 ainsi que l’arrêté du 17 novembre 2016, NOR : JUSF1628271A.

[3Karine Parrot, Carte blanche. L’État contre les étrangers, La Fabrique, 2019.

[4Communiqué « Ça s’active à Saint-Just » publié le 28 décembre 2018, consultable sur www.mars-infos.org/ca-s-active-a-st....

[5Le Tribunal administratif a été saisi également pour les personnes que Saint-Just n’a pas pu accueillir faute de place mais dont les contacts avaient été pris et pour lesquelles une permanence en centre-ville a été mise en place.

[6Slogan emprunté à la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France. No offense, I hope.

[7Squat 59 Saint-Just : relogement ou évacuation ? Mise au point sur la situation, consultable sur [www.mars-infos.org/squat-59-st-just-relogement-ou-4015].