Vacarme 89 / Habiter Marseille

un centre-ville pour tous entretien avec Noureddine Abouakil

un centre-ville pour tous

Réhabilitation oui, exclusion non ! Depuis le début des années 2000, l’association Un centre-ville pour tous mène un combat de terrain pour le droit à la ville. Les fronts de lutte se sont déplacés au gré des différentes opérations de réhabilitation dans le centre-ville, en s’assurant du bon relogement des habitants populaires de ces quartiers à gentrifier : Belsunce, Noailles, rue de la République… Noureddine Abouakil, cofondateur et porte-parole de l’association, nous a raconté ces combats historiques.

L’association « Un Centre-ville pour tous » (CVPT), dont vous avez été le porte-parole jusqu’en 2013, est née dans le contexte des grandes opérations de rénovation menées par la mairie de Marseille à Belsunce, au Panier et à Noailles. Qu’avait-elle de particulier ?

L’association a été créée en décembre 2000. En 1995, Jean-Claude Gaudin venait d’arriver au pouvoir, il mettait énormément l’accent dans sa communication sur les plans de rénovation des quartiers Belsunce et du Panier. Avec deux copains, Christian de Leusse et Patrick Lacoste, on s’est immédiatement demandé ce que ça allait cacher. En bons Marseillais, on s’est dit : quand on allume la lumière quelque part, c’est qu’il va se passer quelque chose ailleurs, et ces rénovations allaient bien sûr être un prétexte pour exclure la population la plus pauvre. Certains d’entre nous connaissaient très bien le quartier Belsunce. J’y ai habité dix-sept ans, et je voyais le sort des vieux migrants. À la place de ce qui est aujourd’hui la Bibliothèque de l’Alcazar, au 7 rue Petit Saint-Jean, il y avait un hôtel meublé où un marchand de sommeil marocain logeait les gens à sept, dix par chambre et quand les vieux partaient au travail le matin il louait leur paillasson à des gens qui en avaient besoin pour cinq ou six heures. Je me suis dit : s’opposer à la rénovation ça risque d’être compris comme perpétuation de cette situation catastrophique. La ligne qui a prévalu a été la suivante : on ne s’oppose pas à la rénovation même si on pressent que ça peut cacher des coups tordus, on reste vigilants et dès qu’il y a des faits tangibles, on constitue un cadre dans lequel on milite.

Je travaillais dans un organisme, Inter Service Migrants, qui fournit des traducteurs et des interprètes en milieu social. Avec trois jeunes employés de l’association, on était allé dans les hôtels meublés de Belsunce pour aider les migrants en difficulté en raison de la non maîtrise de la langue française. En février 1999, tout d’un coup, dans un hôtel au 9 rue de la Fare, on rencontre une dizaine de vieux anxieux. Je leur explique ce qu’on veut mettre en place et ils me disent : ça tombe bien, on vient de recevoir une lettre, on ne sait pas la lire. Le bailleur leur demandait de vider les lieux. Il avait écrit : « la Mairie me demande de faire des travaux et ces travaux nécessitent que vous partiez » et il leur donnait quinze jours pour dégager. Ce propriétaire était un idiot, c’était le seul qui avait écrit, tous les autres avait fait ça par oral pour ne pas laisser de trace. Les vieux ont paniqué, il faisait froid, ils ne savaient pas où aller, ils ne savaient pas si c’était légal, et la plupart ne voulaient pas d’ennuis, ni avec le bailleur ni avec les institutions.

« La mairie n’achète que les immeubles qui peuvent être vidés sans témoin. »

CVPT est principalement né de cette rencontre. Ces dix vieux, qui avaient vécu trente-cinq ans dans une même chambre, étaient désemparés. Je leur ai dit que je pouvais les aider. Ils étaient à la fois contents et méfiants. Je leur ai donné rendez-vous et j’ai appelé Chantal Bourglan, une avocate qui n’était pas encore connue ; elle m’a confirmé que ce qui se passait n’était pas légal. Comme ils payaient au mois et qu’ils avaient plus de trois reçus chacun, ça créait des obligations du bailleur envers eux. Ils étaient environ trente-trois, cinq ou six étaient déjà partis très vite, en se disant sans doute qu’il serait plus facile de partir seuls qu’en groupe pour trouver à se reloger ailleurs.

La première difficulté a été d’arriver à dynamiser ce groupe et à gagner leur confiance. C’était une rencontre fortuite et ils ne comprenaient pas pourquoi je me démenais autant. Un des frères d’Amar, le bailleur, a commencé à venir le soir et à les menacer physiquement de jeter leurs affaires, les traitant d’ingrats qui avaient oublié comment il les avait accueillis alors que personne ne voulait d’eux « qui t’a ouvert la porte avant moi ? » — ce qui n’était pas faux d’ailleurs. Amar avait plusieurs taudis et les gens savaient qu’il avait le bras long. Un beau jour, une voiture de police s’est arrêtée devant l’immeuble, ce que beaucoup ont interprété comme une intimidation à leur égard, et que la loi était du côté d’Amar. De nouveau quatre ou cinq sont partis. Puis Amar n’a pas payé la facture d’eau et la Société des eaux à coupé l’eau dans l’immeuble. À ce moment-là, les vieux se sont dit — je l’ai compris après — « ou Nordine résout le problème de l’eau, ou bien on s’en va tous ». Un conseiller municipal que je connaissais a écrit à la Société des eaux et j’ai demandé aux vieux de m’accompagner au siège. Je tenais absolument à ce qu’ils prennent part aux démarches. Deux sont venus. On a expliqué l’histoire à la dame qui nous a reçus : ils payaient un marchand de sommeil qui voulait les faire partir. La dame, qui était très gentille, a dit : « je vous donne un mois, si dans un mois la facture n’est pas payée, je ne remets plus l’eau ». On est revenus victorieux, l’eau allait de nouveau couler ! Quand le lendemain les mecs ont ouvert les robinets, les visages étaient transformés. Entre temps, Bourglan avait fait une assignation au tribunal pour s’opposer à l’expulsion. On était au mois d’avril et l’audience était prévue pour juin 2001. Avec cette histoire de l’eau, le groupe était devenu solide et ils me faisaient confiance.

À ce moment-là, j’ai repris contact avec Christian et Patrick en leur disant que j’avais là la preuve que cette rénovation avait une facette non écrite : dégager le maximum de gens pauvres de ces quartiers, et encore mieux si c’étaient des étrangers. J’ai demandé à l’adjoint au maire Gérard Chenoz de nous recevoir avec les principaux intéressés et qu’il nous explique le rôle de la Mairie dans ces demandes des propriétaires. Il nous a reçus, moi et une dizaine de vieux — ils sont venus parce que c’est plus rassurant d’être en bons termes avec l’autorité qu’en conflit. Et là, sans que je lui parle d’expulsions ni rien, il dit « Je vous souhaite la bienvenue et je vous assure que le maire de Marseille n’a aucune intention d’expulser les gens du centre-ville ». Je lui ai dit qu’il répondait à une question que personne ne lui avait posée et que s’il y répondait c’était que probablement il y avait matière à s’en inquiéter. Ça a jeté un froid. Je me suis senti un peu en décalage avec les vieux parce qu’eux n’étaient pas sûrs de vouloir se bagarrer avec l’adjoint. Il nous a alors dit : « si la mairie achète cet immeuble, la mairie vous relogera ». La mairie n’a jamais acheté cet immeuble (alors qu’elle en a acheté plusieurs autres) : la mairie n’achète que les immeubles qui peuvent être vidés sans témoin, sans que l’on puisse prouver qu’elle a privé les gens de leur droit au relogement. Là il y avait des témoins : moi, les vieux, La Marseillaise qui a publié un compte-rendu de la rencontre.

Ensuite j’ai appelé La Provence, à l’époque très proche de Gaudin. Une journaliste, Ariane Allard, est venue et a constaté que la façon dont ces gens vivaient était absolument indigne. La moitié du toit manquait, les hommes avaient tendu une bâche sous laquelle dormaient deux d’entre eux. Ils étaient quatre par chambre, sans eau chaude, sans rien, avec tous les problèmes liés à la promiscuité que vous pouvez imaginer. Elle a été tellement choquée qu’elle nous a aidés à rameuter des journalistes.

Quand le procès a eu lieu, en juin 2001, beaucoup de vieux sont venus. Le juge, qui avait la réputation d’être de droite mais honnête, a prononcé un jugement conforme à la loi. Il a condamné Amar à reloger ces personnes dans un logement décent, dans le secteur où ils ont toujours vécu, parce que ces gens n’avaient pas de moyen de locomotion, qu’ils ne sont pas forcément en bonne santé et que toute leur vie est là. C’était la première fois qu’atterrissait devant le tribunal un problème de marchand de sommeil. Jusque-là c’étaient des histoires entre Arabes, on n’y comprenait rien.

Après le 9 rue de la Fare, il y a eu d’autres immeubles. Quand on est passé à France 3, qu’il y a eu La Provence, La Marseillaise, que j’ai traduit les articles, beaucoup d’autres gens sont venus me chercher. La tâche devenait énorme, et ça devenait politique. Quand c’est un voyou qui se comporte mal avec ses locataires, c’est un voyou ; quand ce sont plusieurs voyous, sur un périmètre restreint et dans un temps très réduit, c’est qu’il y a un troisième larron. Et le troisième larron, c’est la Mairie. S’il ne s’était agi que d’un seul immeuble, j’aurais pu m’en tirer, mais il y a eu tellement de signalements qu’on a créé l’association avec Patrick et Christian, qu’on a appelée « Un Centre-ville pour tous » sur une idée de Patrick. On s’est beaucoup bagarré même si on n’était que trois (rires). C’était une belle idée ce nom parce que Gaudin a beaucoup misé sur les nouveaux venus, alors que nous nous cherchions à faire une alliance entre les anciens et les nouveaux habitants.

Qui était à la manœuvre dans la rénovation de Belsunce ? Euromed n’existe pas encore. La mairie est-elle le seul acteur à l’époque ?

La rénovation de Belsunce a été pensée à l’époque de Gaston Deferre. Il était question de faire de la maîtrise foncière sur une dizaine d’immeubles de la rue Thubaneau, une rue de prostitution et de trafic de drogue, où sur plusieurs années, avec l’aide de la police, la mairie a réussi à racheter plusieurs immeubles. En 1991 le maire Robert Vigouroux a fait un périmètre de restauration immobilière (PRI) mais pas plus.

En 1995, Jean-Claude Gaudin arrive, dans un contexte où le thème de l’étranger devient un enjeu électoral. En 1983, année de création du Front national (FN), arrive une liste affiliée à aucun parti et qui les a tous pris au dépourvu : « Marseille d’abord », dont le propos était : le centre-ville de Marseille est occupé par les Arabes, y’en a marre. Cette liste a fait un score important, si bien que le RPR a cherché à s’allier avec eux. En 1992, Gaudin a gagné la Région et a eu besoin de quelques voix du FN ; ce sont Henri Loisel et Claude Bertrand (devenus respectivement secrétaire général adjoint et directeur de cabinet du maire) qui ont fait la liaison entre le RPR et le FN. Cette liste a d’une certaine façon obligé tous les autres acteurs politiques à se positionner sur la question du « vivre ensemble » et des populations immigrées dans le centre-ville. Une cellule s’est formée autour de Gaudin : Bertrand son directeur de cabinet, Loisel son secrétaire général adjoint, ont travaillé à mettre en œuvre ces politiques d’exclusion dans le centre-ville, notamment à l’aide des PRI. Cette disposition de la loi Malraux stipule que si un monument historique ou son environnement est en péril, on institue un PRI. Ceux qui participent à cette restauration ont droit à une défiscalisation, une déduction de 54 % des travaux et une part importante du prix d’acquisition. Ça a été très utile à Marseille parce qu’il y a des monuments historiques partout. L’État ayant accepté de déclarer l’opération d’utilité publique, plusieurs protections des propriétaires et des locataires ont été mises entre parenthèses. Le préfet n’avait bien sûr aucune raison de refuser cette déclaration : au vu des dossiers présentés par la mairie, on va reloger les gens, les recenser, et respecter la loi. C’est le renard libre dans un poulailler libre. Ils envoient une AST (autorisation spéciale de travaux) disant aux propriétaires : vous avez deux ans pour faire les travaux, selon un cahier de charges contraignant fixé par la mairie. S’ensuit une visite pour préciser les travaux et selon les immeubles, on chiffre et bien entendu le prix est fixé de façon arbitraire et ne dépend pas uniquement des travaux à réaliser… On a compris au fur et à mesure, parce qu’évidemment on ne maîtrisait pas tout à l’époque, notamment que les immeubles où il y avait beaucoup d’immigrés étaient ceux où les travaux coûtaient le plus cher. Le propriétaire ne pouvait pas rénover et on pouvait lui prendre son immeuble, l’exproprier. On a ainsi commencé à exproprier des dizaines d’immeubles, rue Thubaneau et rue des Petites Maries. Pour les immeubles où il y avait les vieux immigrés, on a utilisé des méthodes de voyou. La loi dit : s’il y a expropriation pour travaux, le locataire régulier doit être relogé provisoirement ailleurs et réintégrer son logement à la fin des travaux. Il a la priorité, éventuellement avec une augmentation de loyer si elle n’a pas pour but de le faire partir ; donc les locataires sont protégés. La méthode de voyou consiste à aller voir le bailleur et lui dire : on vous exproprie, si vous nous donnez les clés avec l’immeuble vide on vous donne 100 000 ; sinon on vous donne 30 000. Les marchands de sommeil font rapidement le calcul, et ils demandent d’abord aux gens de partir, ensuite ils paient des gens pour leur casser la figure. Ce n’est pas une métaphore. Ça s’est produit dans plusieurs immeubles, 6 rue de la Fare par exemple. En 2005 les gens de l’immeuble ont sollicité l’association qui leur a conseillé de ne pas partir. Un soir, les habitants ont trouvé les portes cassées, leurs affaires dehors, l’électricité coupée. Dans un autre hôtel, le propriétaire a fait frapper deux vieux : ils sont venus me voir le visage en sang.

Pourquoi avez-vous eu systématiquement recours à la justice ?

La méthode de l’association a été de faire jouer à chaque fois le triptyque : habitants, justice, presse. À chaque procès, on était au moins une centaine devant le tribunal, et la télévision se déplaçait. Ce problème a pris une ampleur nationale, parce que la question du logement indigne était connue bien sûr, mais de façon abstraite. Il y a eu une vingtaine de procès ; on en a gagné dix-neuf, sans que ça ne coûte jamais rien aux plaignants. Cette question était cruciale, y compris pour l’association : on avait décidé de ne pas demander de subventions et de ne travailler qu’avec le cabinet Bourglan parce qu’on n’avait que l’aide juridictionnelle comme ressource financière et que cette avocate ne nous décevait jamais. À aucun moment, il n’y a eu d’argent à CVPT, sauf les adhésions, quinze euros par an, et un fonds de solidarité pour les frais d’huissier.

L’intérêt d’aller en justice, c’était que les faits que nous dénoncions étaient vérifiés par un tiers ce qui nous donnait du poids dans l’opinion publique. L’autre intérêt, c’était de dire que ces gens, les vieux migrants, faisaient partie du peuple français. Écarter la possibilité de faire appel à la justice, aurait été admettre que ces personnes ne faisaient pas partie de la société. Une dame, vraisemblablement proche du FN, me dit un jour : « mais si c’est si horrible pour eux, pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux ? » À partir de là, j’ai gommé le mot migrant, j’ai utilisé le mot habitant parce que c’était ce qu’ils étaient, des habitants de la rue Thubaneau, des anciens maçons, électriciens. Ce recours à la justice nous a valu la confiance de beaucoup de journalistes : les faits dont ils allaient rendre compte étaient confirmés par le juge.

« Pour les immeubles où il y avait les vieux immigrés, on a utilisé des méthodes de voyou. »

Ensuite on suivait de près les gens, on s’assurait qu’ils étaient relogés dans de bonnes conditions, qu’ils pouvaient payer le loyer, on les conseillait. Entre les procès, on organisait des visites du quartier pour sensibiliser les gens, une idée de Patrick Lacoste. Les visiteurs discutaient avec les gens du quartier, qui étaient dans des situations difficiles et si certains n’en ont rien retenu, d’autres nous ont rejoint, soit de façon active soit comme sympathisants.

Forts de l’expérience de Belsunce, vous avez joué un rôle d’information auprès des habitants, de relais avec les médias et avec la justice. Quel rôle a joué CVPT dans les opérations de la rue de la République ?

En 2003 des rumeurs couraient rue de la République ; les gens avaient peur qu’on les mette dehors à cause de la rénovation. La rue de la République, ce sont deux propriétaires privés : ANF ex-SIM (Société immobilière marseillaise), avec des loyers 1948, donc très modestes, pour de très beaux appartements ; et Marseille République, adossé à un fonds de pension américain, Euraseo, qui avait un parc très dégradé et pour partie abandonné. Monique Roussel, qui y habitait, est venue à une réunion ; peu de temps après quatre cents personnes de la rue de la République reçoivent un courrier leur donnant congé : il fallait engager des travaux et vider les logements. La mairie était dans le coup, mais discrètement, en tant que partenaire. Il n’y avait pas de dispositif municipal, contrairement à Belsunce. C’est Euroméditerranée qui lançait un programme, mais pas un PRI. Il n’y avait donc pas d’obligations pour les propriétaires. Ils avaient utilisé des OPAH (Opération programmée d’amélioration de l’habitat), avec des subventions incitatives. L’association, avec entre autres Martine Derain et Dominique Idir, s’est mise au service des habitants de la rue de la République.

On a procédé de façon un peu différente des fois précédentes : on faisait des permanences ambulantes pour informer les gens de leurs droits, pour éviter le côté guichet. On formait des petits groupes dans la rue et on parlait aux gens, beaucoup de vieux, des veuves, avec de petites retraites. Certains, comme à Belsunce, ont fait le choix de partir, se disant que plus tôt ils partiraient, plus facile serait leur relogement. Marseille République avait mis en place un « comité de relogement », en fait plus efficace dans le délogement. Ils appelaient les habitants sans cesse, une dizaine d’appels par jour, des gens qui vivaient souvent seuls : « alors madame vous vous êtes décidée ? Vous savez que bientôt il n’y aura plus rien d’intéressant ? Vous savez qu’au numéro 11, il y a eu des squats, qu’il y a eu des violences, etc. » Et certains ont accepté de partir sans relogement. Puis, comme à Belsunce, un petit noyau a songé à résister. À l’association, notre discours était : si la rue doit être embellie, pourquoi seriez-vous exclus de l’opération ? Pourquoi devriez-vous partir pour que ce soit beau ?

Dans l’affaire du PRI de Belsunce, on avait aussi fait des propositions pour une rénovation décente : il y avait des immeubles vacants dans le secteur, on proposait de procéder d’abord à leur rénovation, pour les utiliser comme logements temporaires lorsqu’il s’agirait de rénover les logements habités. Sur la rue de la République, on a proposé la même chose : il y avait 40 % de logements vacants, ce qui est beaucoup. Contrairement à Noailles et à Belsunce, dans la rue de la République, les gens votent, ce qui intéressait la mairie, la préfecture et les politiques. On devenait assez gênants. Le préfet a mis en place un comité de suivi pour la rue de la République, où les deux bailleurs principaux étaient convoqué une fois par semaine.

À la fin, l’Office public d’aménagement et de construction et la société de HLM Le Nouveau Logis Provençal ont racheté trois ou quatre immeubles de cette rue, et les ont retapé en quinze jours, c’est-à-dire mal. Les gens, voyant ça, ont commencé à accepter les relogements, y compris certains que nous aurions refusés parce qu’ils ne correspondaient ni aux besoins ni aux moyens. Si on reloge quelqu’un dans 80m2 alors qu’il en a besoin de 40, le risque est qu’il ne puisse plus payer les charges, le chauffage, etc. Nous ne sommes allés qu’une seule fois au procès, pour Mme Ben Mohammed dont on avait cherché à forcer la porte, l’intimidant et terrorisant son jeune enfant. Elle m’a appelé et nous sommes allés au commissariat déposer plainte pour effraction. Puis au tribunal, toujours avec Chantal Bourglan, toujours avec les médias : le congé a été annulé, elle a obtenu des dommages et intérêts pour « trouble de jouissance » et a été relogée au 101 rue de la République. On a obtenu que cinq cents personnes soient relogées dans le secteur de la rue de la République, mais cent cinquante à deux cents personnes n’ont pas été relogées.

Dans l’ensemble, ça a été une réussite du point de vue du relogement, du lien social et de la popularisation de la lutte. Le Monde en a fait une pleine page. On a organisé une manif de sept cents personnes, ce qui était beaucoup ; même si les deux tiers étaient des personnes concernées, c’était aussi souvent des gens qui manifestaient pour la première fois.

« Exigeons du logement social ! »
affiches de Martine Derain et Dalila Mahdjoub réalisée pour l’association Un centre-ville pour tous, le 4 juin 2004.

Et à Noailles, que s’est-il passé ? Ou plutôt qu’est-ce qui ne s’est pas passé ?

Le PRI de Noailles, qui a duré de 2001 à 2009, a été un échec à tout point de vue. Toutes les élections intermédiaires ont été perdues par la mairie et l’opération Belsunce était un échec. Le problème de la mairie, c’est qu’ils pensaient qu’il fallait éloigner les habitants actuels pour attirer les nouveaux. Ils ont d’abord commencé par réduire la taille des appartements, pour que les familles nombreuses ne puissent pas s’installer : la plupart des T4 sont devenus deux T2, etc. Ensuite, ils n’ont quasiment pas vendu par lots, mais par immeubles entiers. Troisièmement, ils ont donné priorité aux clients qui voulaient défiscaliser. Quatrièmement, aucune communication n’a été faite sur les ventes faites par la mairie, les premiers servis ont ainsi été des investisseurs, des proches de la mairie, dont maintenant on a des noms — voir les enquêtes de Marsactu et de Médiapart. Les plus beaux appartements de Belsunce ont été vendus dans des conditions d’opacité totale, à des prix qui n’ont rien à voir avec le prix d’achat. Le problème, c’est qu’avec la crise de 2008 le nombre des investisseurs s’est tari. La mairie s’est donc trouvée en panne, ce qui explique que vingt ans plus tard beaucoup d’immeubles n’ont pas été rénovés, faute d’investisseurs suffisants pour acheter, et ils ont également manqué au moment où il s’est agi de renouveler les habitants de Noailles.

« Le logement est un outil au service d’une politique de peuplement excluante. »

Noailles est un quartier très différent, avec une vitalité commerciale qui n’existait plus à Belsunce ; les usagers du quartier sont plus nombreux que les habitants. Exproprier un commerce c’est une autre paire de manches, car il faut évaluer le fonds de commerce. En outre, il y a très peu de logements vacants, c’est un habitat familial et il est plus difficile de faire partir des familles entières. Le troisième facteur c’est la qualité du bâti à Noailles, qui est bien moindre, comme ce qu’on trouve à la Belle de Mai. Les rares investisseurs n’ont donc pas voulu aller à Noailles. Le PRI ne fonctionne que parce qu’il y a de la défiscalisation et là il n’y en a quasiment pas eu. En définitive, la rénovation de Noailles a été un fiasco total. Il y a eu quelques rénovations, plutôt du replâtrage à la va-vite.

Le seul immeuble acheté par un investisseur est celui du 1 rue Rodolphe Pollack où habitait Mme Rispal, une retraitée des services fiscaux qui leur a fait une vie impossible. Elle disait à ceux qui lui demandaient de partir : « mais pourquoi je ne peux pas rester dans mon appartement ? Vous voulez faire des travaux ? Je ne demande que ça depuis quinze ans ». Quand ils lui annonçaient un bon logement, elle leur rétorquait : « Il est bien ? Alors, prenez-le. » Elle est restée chez elle, à Noailles. Ils ont fini par abdiquer : ils ont rénové l’immeuble entier en commençant par le dernier étage, ils l’ont montée du troisième au quatrième, et quand ils ont eu terminé le troisième elle est revenue chez elle. Elle était indélogeable.

Vous vous êtes beaucoup occupé des opérations de rénovation menées par la Mairie, mais quel a pu être le rôle de l’État, notamment via la structure Euroméditerranée dans ces opérations ?

J’ai été favorable à Euromed en tant que projet, de la même manière que j’étais un fervent partisan de la rénovation. C’est la mise en œuvre qui pose problème. On n’a pas senti la même brutalité que celle de la Mairie, vérifiée par des faits. Les relogements ont certes pu être corrects, mais il n’y a pas eu d’observatoire pour le vérifier. Et des habitants ont payé un tribut très lourd à Euromed, ont été truandés pour leur relogement, ceux de la rue Bernard du Bois, côté gauche en allant vers la gare. Sur le reste du territoire Euromed, la Joliette, derrière le Mucem, c’était un secteur où il y avait beaucoup de logements vacants et de friches. Ensuite ils ont attaqué le quartier des Crottes où un collectif s’est constitué, mais il ne s’est pas passé grand chose…

Vous évoquez les premières manifestations à Belsunce où vous n’étiez qu’une petite centaine. Depuis les effondrements de la rue d’Aubagne, la question du logement mobilise beaucoup plus : il y a eu des manifestations énormes. Est-ce que cela peut changer la donne ?

Ces manifestations sont la réaction à ces huit morts, elles s’ancrent dans l’émotion des habitants. Le risque c’est que cet intérêt faiblisse avec le temps, si la mobilisation ne se développe pas. L’accompagnement des habitants doit être un élément bien sûr, mais il peut devenir un travail en soi, et je pense qu’il faut amener l’action vers autre chose, pour que plus de gens comprennent comment on en est arrivé là. Bien sûr, il y a cette Charte, mais à l’exception de la mention des repas, qui est une avancée, tout le reste est déjà dans la loi. La mairie accepte la Charte mais rien ne l’oblige à l’appliquer. Même les délibérations votées à l’unanimité au conseil municipal ne sont pas respectées, alors une Charte…

J’ai beaucoup de sujets de regret, car CVPT était une association qui pouvait dialoguer avec la mairie. On a été reçus à plusieurs reprises par le cabinet du maire, par des élus, et on s’est moqué de nous. Notre position était pourtant audible par les institutions. Au lieu de ça, ils nous ont méprisés. Avec une délégation j’ai rencontré Claude Bertrand à un moment où il y avait eu plusieurs condamnations de la mairie elle-même pour un immeuble au 6 rue de la Fare. On avait la presse et la justice avec nous ; il nous a demandé « comment faire pour aller de l’avant ? » et a proposé de reloger les gens dans quinze immeubles appartenant à la mairie. On a accepté et le 1er février 2008 on a écrit ensemble une délibération, avec une annexe qui mentionne quatorze immeubles mis à disposition par la mairie. Quinze ans après, pas un seul immeuble n’a été mis à disposition…

Certains font du logement un problème technique et non politique. N’est-ce pas pourtant indissociable ?

Quand Gaudin a déclaré à plusieurs reprises qu’il fallait moins d’étrangers dans le centre-ville, il a en même temps proposé comme solution le bâti. Le logement est un outil au service d’une politique de peuplement excluante. L’élite de Marseille est obsédée par l’idée de faire du centre-ville l’équivalent de celui de Lyon ou Bordeaux, mais ils ne savent pas comment y arriver. Quand cent immeubles propriété de la ville sont vacants depuis quinze ou vingt ans dans le centre-ville, ce n’est pas parce qu’on a la malchance d’avoir des bras cassés sur le plan technique ; c’est un choix délibéré de ne pas faire entrer certaines populations, de ne pas vouloir les voir. Il n’y a pas la technique d’un côté et la politique de l’autre. C’est une seule et même chose.

Post-scriptum

Photos qui accompagnent cet entretien : « Exigeons du logement social ! », affiches de Martine Derain et Dalila Mahdjoub réalisées pour une action de l’association Un centre-ville pour tous, le 4 juin 2004, sur les portes blindées des immeubles vacants, propriétés de la Ville de Marseille et de Marseille Aménagement dans le cadre du périmètre de restauration immobilière dans les quartiers de Noailles, Belsunce et du Panier.