Vacarme 89 / Habiter Marseille

la cité du Petit Séminaire, chronique raisonnée d’une réhabilitation singulière extrait

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Ce texte a été écrit en 1986, et repris dans Du bruit à la parole. La scène politique des cités (L’Aube, 2000), ouvrage hommage au sociologue Michel Anselme mort subitement en 1993, pionnier de la politique de la ville en France. Il traite de l’expérience singulière qu’a constitué la réhabilitation de la cité du Petit Séminaire (13e arrondissement de Marseille), dont la maîtrise d’œuvre avait été confiée à l’équipe du CERFISE (centre d’études, de recherches et de formations institutionnelles Sud-Est), jouant ensuite le rôle de tiers entre les habitants et le maître d’ouvrage. Nous publions ici un extrait de ce texte, qui explicite le rôle politique que Michel Anselme entendait faire jouer à la réhabilitation.

Il faut le dire en préambule, pour ne pas l’oublier, mais aussi pour ne pas avoir à y revenir constamment, la réhabilitation du Petit Séminaire, cité HLM des quartiers nord-est de Marseille, aura été d’une durée exceptionnellement longue. Le premier contact avec le terrain a eu lieu fin 1975-début 1976, le dernier coup de pioche a été donné en mars 1986. Soient dix années d’intensité variable, surtout entre 1977 et 1980, mais dix ans tout de même d’assiduité dans les têtes, de préoccupation insistante. Pour l’équipe maître d’œuvre d’abord, pour le maître d’ouvrage — l’OPHLM de la ville de Marseille. Pour les habitants, le temps aura été nécessairement plus long, puisque les premiers bruits d’une intervention sur la cité dataient de quelques années auparavant.

Durée exceptionnelle surtout si on la ramène à la situation objective de la cité — 240 logements, un peu moins de 170 familles logées en 1976. Mais durée compréhensible, si on la replace dans l’arrière-plan institutionnel et sociopolitique du logement social à Marseille et dans le processus de changement qui s’y amorçait. Analyseur d’une situation institutionnelle complexe, l’opération de réhabilitation du Petit Séminaire l’aura été au-delà de toute espérance. Et l’histoire de cette expérience nécessite donc cet aller-retour entre une cité et « ses » problèmes et des effets plus généraux, plus diffus, mais tout aussi fondamentaux.

[…] Pourquoi l’équipe n’a-t-elle pas lâché ? Sur quoi s’est fondé son désir de travail ? De quelle matière était fait son investissement ? Questions décisives, car elles seules peuvent permettre de témoigner de cette sorte de liberté et de force qui a présidé face à l’OPHLM et qui reste aussi, en fin de compte, une des caractéristiques majeures de cette expérience, tout à la fois sa faiblesse essentielle et sa productivité paradoxale. Sans cette sorte d’acharnement de l’équipe à vouloir faire cette opération, rien ne se serait passé de la sorte. Bien sûr, l’OPHLM avait la volonté de réhabiliter la cité et l’aurait probablement fait, mais c’était une volonté du bout des lèvres dans ces années. L’OPHLM n’assumait pas sa position structurante sur le terrain. Telle était du moins la perception que nous en avions. Le Petit Séminaire était une opération légèrement encombrante, mieux, incongrue. Seule peut-être une mauvaise conscience de la part de certains dans l’organisme, alliée à la volonté de changement de quelques autres, peut expliquer que ce projet ait vu le jour.

Pour l’équipe, il y avait un fond de possession. Nous étions comme tétanisés, entièrement pris par cette volonté de changer la cité. Il est clair que cet investissement était sans prix, très complexe, très trouble. Certains diront très militant. Il faut dire ici un mot du terme militant, car cette opiniâtreté de l’équipe à vouloir cette réhabilitation a souvent été qualifiée ainsi. Porteur d’un projet en devenir, l’on pourrait imaginer que le moteur de notre action gisait dans cette volonté de justice, le plus souvent pervertie en puissance, qui caractérise ceux qui combattent pour une cause. Or si la notion de lutte a un sens — et le terme de militant n’était pas et n’est toujours pas pour nous injurieux —, elle était inadéquate pour rendre compte de la position qui était la nôtre.

Bien sûr, les situations d’injustice et de domination auxquelles nous avons eu accès ont pesé lourdement dans notre détermination à faire cette opération. Mais jamais elles n’ont été au cœur de notre action. Jamais nous ne nous sommes sentis une âme de porte-parole, ni de prophète, encore moins d’avant-garde. L’enjeu n’était pas le « bonheur » des habitants du Séminaire avec ou malgré eux. Il ne s’agissait pas non plus d’un élan justicier dirigé contre une institution défaillante, simplement l’idée rapidement taraudante d’une possibilité bien réelle d’inscrire des changements. Le cœur de notre présence forte à cette expérience est plus à rechercher du côté de ce sentiment de puissance que donne la perception d’une occasion à saisir, d’une démonstration à faire. Excès de rationalité, peut-être, et aussi de conscience professionnelle exacerbée, symbolisée par l’idée qu’un travail commencé doit être terminé…

Notre endurance enfin est à mettre au compte de notre faiblesse — c’est alors d’une autre dimension de l’investissement qu’il faudrait parler. Nous n’avions rien à perdre et tout à gagner. Ce qui est arrivé. Simplement, pas à n’importe quelle condition. L’ambition que finalement nous avons eue pour cette opération, quel qu’en ait été le résultat, est à la hauteur de ce qui nous paraissait possible de faire dans cette cité, c’est-à-dire beaucoup : requalifier l’espace du logement, transformer l’image de la cité et celle qu’avaient d’eux-mêmes les habitants, les réintégrer dans la communauté urbaine, dynamiser la cohabitation… Mots d’aujourd’hui, mais désirs d’alors. Militants, peut-être, mais moins d’une cause que d’une position, celle de tiers entre logeurs et logés. »