Vacarme 89 / Habiter Marseille

Marseille en guerre entre effondrements et coquilles vides

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Marseille en guerre

Un an après la chute meurtrière de deux immeubles dans le centre de Marseille et à l’approche d’une campagne électorale qui marquera la fin de règne du maire Jean-Claude Gaudin, deux idées de la ville s’affrontent. Qui de la vieille cité populeuse ou de la carte postale bankable — misant quasi exclusivement sur le tourisme de masse et la spéculation immobilière — gagnera la bataille ? Malgré le déni de réalité et le marketing, les jeux ne sont pas encore faits.

« En toute cité on trouve ces deux humeurs différentes, desquelles la source est que le populaire n’aime point à être commandé ni opprimé des plus gros. Et les gros ont envie de commander et opprimer le peuple. »
— Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1513.

« Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l’humanité ; souvent pour un centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété pour recevoir en échange la petite monnaie de l’ « actuel ». La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd’hui l’affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. »
— Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, 1933.

Ces jours-ci, le centre de Marseille paraît criblé de trous d’obus tombés en chapelets. Édifices murés, étayés, écroulés, « déconstruits ». Rues coupées par des glissières de béton. Habitants surpris à l’aube par l’évacuation de leur immeuble. Ravalements de façade imposés sans souci de l’état du bâti. Multitude de chantiers à caractère électoraliste — pour feindre de réaliser en six mois ce qu’on n’a pas fait en vingt-cinq ans. Voici venue l’heure des grandes manœuvres.

Après s’être défaussé sur la pluie, l’ancienneté de la ville ou des maisons, les propriétaires privés ou l’État, Jean-Claude Gaudin, maire finissant, a comparé l’effroi causé par les effondrements du 5 novembre 2018 à celui que peut provoquer un acte terroriste [1]. En effet, ce matin-là, on aurait dit qu’une bombe venait d’exploser au cœur de Noailles, à deux pas du Vieux-Port. Après des années d’abandon, deux immeubles sont réduits en poussière en quelques secondes, écrasant huit personnes sous un amas de pierres, de sable et de poutres. Huit victimes dont la mosaïque des noms dresse le portrait d’une ville que la mairie cherche à nier.

Le 24 janvier 2018, lors d’une réunion publique au théâtre Mazenod (à trente mètres des immeubles qui vont tomber), cinq élus présents remettaient à plus tard la lutte contre l’habitat dit indigne. Et ce après que des techniciens l’ont chiffré à 49 % du parc disponible dans le quartier. Mais « c’est compliqué, à cause des propriétaires privés ». Il n’y aura pas non plus d’école, ni de centre social. Éventuellement une micro-crèche au 63 rue d’Aubagne. Il est, selon eux, plus urgent d’implanter un hôtel de luxe dans l’îlot Feuillants et des boutiques chics sur le bas de la rue [2]. Ou de la piétonniser — «  Ça va devenir un quartier branché », plaisantait Gérard Chenoz, élu chargé des Grands projets d’attractivité et président de la Soleam [3]. « Parce que les touristes, ils veulent pas qu’on enlève les Arabes, ils veulent juste qu’on balaye un peu plus souvent… [4] »

Cynisme. Bêtise. Incompétence. Voilà les mots qui viennent à l’esprit à l’heure du bilan. Mais s’agit-il d’incompétence ? N’a-t-on pas appliqué ici un programme ourdi depuis longtemps ? Dès 1965, quand Jean-Claude Gaudin entre au conseil municipal grâce à une alliance de la droite avec le maire socialiste Gaston Defferre contre le PCF, il préside déjà la commission extra-municipale de l’urbanisme. Vingt ans plus tard, il est président du conseil régional Paca grâce aux voix du Front national. En 1995, il devient maire de Marseille et ministre de l’Aménagement du territoire. Il ne peut pas dire qu’il ne savait pas.

Voilà beau temps que l’« élite » locale tente de reprendre pied en ville, mais la présence du petit peuple, avec qui elle refuse de cohabiter, l’en empêche.

Fin 2018, le roi est nu. Ici un peu plus qu’ailleurs. Après le 5 novembre, la municipalité tremble sur ses bases, près de s’effondrer à son tour. Le spectre d’une prise de la mairie par la foule plane. Pour la première fois depuis les grèves de décembre 1947, des barricades se dressent sur la Canebière — résultat d’une confluence imprévue de jeunes des quartiers, de gilets jaunes, de supporters de l’OM, d’une marche pour le climat et de syndicalistes fatigués d’être baladés. En face, on a peur et on cogne fort. Le 14 novembre, à la fin de la marche de la Colère, la BAC ratisse et tabasse dans le quartier en deuil de Noailles. Samedi 1er décembre, alors qu’elle ferme ses volets, une vieille dame, Zineb Redouane, reçoit un tir tendu de grenade lacrymogène en plein visage — elle meurt le lendemain. Samedi 8 décembre, Maria, 19 ans, sort de la boutique où elle travaille et se fait lyncher par une dizaine de policiers de la BRI — crâne fracturé, cerveau atteint [5]. Malgré la foule scandant « Gaudin assassin » sous ses fenêtres, le vieux notable s’accroche.

Rue d’Aubagne, effet d’aubaine

Un an après, on compte près de 4 000 évacués — ils l’ont été au début dans la panique, pour rattraper les années d’inaction, mais ensuite par effet d’aubaine. Appliquant la stratégie du choc, la Ville a aussitôt remis en branle sa politique. « En accord avec M. le préfet, nous avons pris des arrêtés pour dégager l’ensemble du secteur », a déclaré M. Gaudin devant une caméra de BFM-TV alors que les sauveteurs fouillaient encore les décombres. « Dégager ». Pour lui, les huit morts de Noailles sont la preuve qu’on doit presser le mouvement — non pas pour réhabiliter au bénéfice des habitants, mais afin d’accélérer ce qu’il a toujours aimé appeler la « reconquête du centre-ville ».

100 000 Marseillais vivent dans l’insalubrité [6] — et dorénavant sous la menace d’une évacuation. Ça se passe souvent tôt le matin, ou le soir. Agents municipaux, policiers et pompiers ordonnent aux occupants d’un immeuble signalé de quitter au plus vite les lieux [7]. Délogé du boulevard Dugommier, Omar, en sortant aux côtés de ses voisines avec à la main quelques maigres effets rassemblés à la hâte, a pensé à février 1943 : « J’ai revu les photos des gens du quartier Saint-Jean raflés par la police. » Il n’est pas le seul. M. Gaudin aussi : « Avant que les Allemands ne fassent sauter les bâtiments du Vieux-Port, on vivait dans des habitations sans eau courante, un seul WC pour un immeuble, pas de salle de bains… [8] » La Wehrmacht et Vichy voulaient « purger » Marseille. Trois-quarts de siècle plus tard, le discours hygiéniste persiste. Le progrès avance armé.

11 octobre 2018, dernier marché de la Plaine.
Photo de Patxi Beltzaiz et Hans Lucas.

L’impossible gentrification

La catastrophe annoncée de la rue d’Aubagne fait résonner crûment les écarts de langage du passé récent : « Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants. Le cœur de la ville mérite autre chose », déclarait en 2003 Claude Valette, adjoint au maire délégué à l’urbanisme, cité avec gourmandise par Éric Zemmour dans Le Figaro. « Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien. Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis. Moi je rénove, je lutte contre les marchands de sommeil et je fais revenir des habitants qui payent des impôts [9] » déclarait M. Gaudin en 2001, au début de son deuxième mandat. Le venin de ces mots s’est avéré mortel.

La population actuelle est globalement jugée illégitime. Elle ne vote pas ou vote mal. Comme il est hors de question d’améliorer ce centre-ville pour des gens qu’on veut faire partir, il reste inhospitalier — y compris pour les classes moyennes, ces « bobos » qui pourraient pourtant être l’avant-garde d’une hypothétique gentrification. Pas de crèches, des écoles exiguës et vétustes, peu d’équipements sportifs, des trottoirs envahis par les voitures…

La Canebière est la ligne Maginot d’une guerre sourde. La maire de secteur LR, Sabine Bernasconi, a beau clamer qu’elle veut la transformer en Broadway marseillais, la fonction actuelle de ce cœur de ville nécrosé est de faire frontière. Banlieue qui ne dit pas son nom, les quartiers Nord sont un territoire comanche qu’il faut tenir à distance. Grâce à ça, le foncier a flambé au Sud de la ville. Dès 2002, M. Gaudin se réjouissait, lors d’un salon de l’immobilier, que le mètre carré y atteindrait bientôt les prix de la Côte-d’Azur. Dans ce but, le réseau de transports organise la ségrégation. Le tracé des deux lignes du trawmway inaugurées en 2007 irrigue en priorité le versant Sud de la ville. Quitte à faire doublon avec le métro, dont l’unique prolongation vers le Nord (à peine 800 mètres) a été livrée en décembre 2019, avec au moins cinq ans de retard.

Marchands de sommeil à la mairie

L’un des immeubles effondrés, au 63 rue d’Aubagne, appartenait à Marseille Habitat, bailleur social de la Ville. Et l’un des propriétaires du 65, écroulé lui aussi, se nomme Xavier Cachard, vice-président LR du Conseil régional et avocat de la copropriété. Trois autres élus de la majorité ont depuis été signalés comme loueurs de taudis. M. Gaudin assurait lutter contre les marchands de sommeil, c’est le contraire qui s’est produit : on a laissé pourrir les vieux quartiers, tout en promouvant des rénovations au rabais (Belsunce, Panier) qui, en défiscalisant les travaux, enrichissent les copains politiques — ou ceux du milieu marseillais [10].

Le 29 novembre 2018, casque de chantier sur la tête, Arlette Fructus [11], adjointe au logement et présidente de Marseille Habitat, accompagne le ministre du Logement Julien Denormandie sur les ruines de la rue d’Aubagne. Elle se plaint des Bâtiments de France qui « ralentissent notre action en préconisant la rénovation plutôt que la démolition ». Le ministre la rassure : avec la loi Élan, cet avis n’est plus que consultatif. Deux mois plus tard, les 41 et 43 de la rue de la Palud, partie basse du domaine Ventre, sont évacués et « déconstruits » sur le champ, malgré les protestations des défenseurs du patrimoine. Ceux qui demandaient une mise sous tutelle de la ville sont servis [12].

En 2018, Marie-Louise Lota, élue chargée des emplacements, a déclaré à des forains de la Plaine qu’elle s’apprêtait à déplacer sans ménagement sous prétexte de requalification de l’espace public : « Vous attirez des populations qu’on ne veut plus voir en ville [13]. » Il s’agit, à l’heure où l’opération Euroméditerranée pousse la reconquête des quartiers portuaires vers le Nord, d’œuvrer au refoulement des pauvres d’en ville pour, à terme, faire basculer le centre historique côté Sud. On en finirait ainsi avec une anomalie jugée indigne de la France : un centre-ville populaire.

Les coquilles vides de la reconquête

Il ne reste rien des dynasties d’armateurs et d’industriels qui auraient pu cornaquer les destinées de la ville comme le fait la bourgeoisie catalane à Barcelone. Dépossédée du port, l’« élite » locale gère ce que Paris lui laisse gérer avec une mentalité de propriétaires aigris. Voilà beau temps qu’elle tente de reprendre pied en ville, mais la présence du petit peuple, avec qui elle refuse de cohabiter, l’en empêche. Alors, selon la technique éprouvée des spéculateurs, elle laisse pourrir avant de faire table rase. Pour mettre quoi à la place ? Le plus souvent du vide.

« La ville prend soin de vous », janvier 2020.
Vue des travaux sur la Plaine, protégée par un mur en béton courant tout le long de la place.
Photo de Patxi Beltzaiz et Hans Lucas.

Un siècle et demi après la percée de la rue Impériale, l’établissement public Euroméditerranée repart à l’assaut d’un rêve inachevé, celui d’attirer la bonne société dans la vieille ville. Échec cuisant : après expulsion des habitants et des commerces trop plébéiens, la rue de la République, artère haussmanienne aux allures de boulevard parisien, est un désert. Quelques enseignes de renom sont venues, puis reparties. La crise de 2008 et la faillite de Lehman Brothers (alors propriétaire de la moitié de la rue) ont encouragé le morcèlement des beaux appartements en T1 et T2 pour la location Airbnb. En 2015, sur 208 immeubles, un quart était à l’abandon ou en travaux [14]. Un tiers du parc privé est inhabité. La moitié des locaux en pied d’immeubles sont inoccupés, masqués par des panneaux en trompe-l’œil. La Ville en est réduite à offrir jusqu’à trois ans de bail gratuit pour meubler coûte ce qui devait être la vitrine d’Euroméditerranée. Des campagnes publicitaires tentent, en vain, d’attirer le « réflexe-shopping » vers un néo-centre aux airs de village Potemkine.

L’Agence nationale pour la rénovation urbaine, obnubilée par les paramètres sécuritaires et la plus-value sur le foncier, aggrave encore la dépossession.

Ceux de la mairie plaquent une fiction banale sur une ville qu’ils ignorent. Rue des Arts, rue de la Mode, quartier des Créateurs. Waterfront et skyline d’Arenc. Terrasses du Port, Docks de la Joliette, Prado Shopping d’exception : les shopping malls se cannibalisent les uns les autres. On brade l’Hôtel-Dieu, la villa Valmer, l’îlot des Feuillants pour en faire des hôtels de luxe qui peinent à s’achalander. Comme dans une tribu mélanésienne, les chefs promettent l’imminente arrivée d’une richesse venue d’ailleurs, et le croisiérisme de masse, qui pollue gravement l’air, est la version moderne du mythe du cargo : le touriste va civiliser l’indigène.

Cette besogneuse reconquête coûte cher. On dope à l’argent public des zones franches, des couveuses à start-ups et des artifices culturels pour occuper le terrain gagné sur la plèbe — sinon elle revient, comme sur la rue d’Aix. La rue Thubaneau, rebaptisée rue des Arts, a vu s’installer des ateliers de peintres subventionnés pour s’assurer que les échoppes, les cafés kabyles et les prostituées disparaissent à jamais. Quinze ans plus tard, la rue est lugubre : les ateliers ont cédé la place à des parkings privés. Le même fiasco s’annonce au bas de la rue d’Aubagne : au nom de la guerre aux kebabs, mairie et département se vantent d’encourager, via des baux préférentiels, le parachutage de boutiques et épiceries fines où les habitants du quartier ne mettent jamais les pieds. « La préemption sert à dire ce qu’on ne veut pas et à aider ce qu’on veut », explique un sibyllin Jean-Claude Gondard, directeur des services de la ville.

L’antagonisme d’une pareille fiction hors-sol avec le Marseille profond s’affiche aussi aux Catalans. À l’été 2013, alors qu’une campagne de presse dénigre le public qui fréquente la plage la plus proche du centre-ville depuis qu’elle n’est plus privée, les services d’hygiène constatent la présence de matières fécales dans l’eau de mer. Une bonne raison d’en interdire l’accès, avant qu’on ne découvre que ce sont les toilettes défectueuses du très huppé Cercle des nageurs de Marseille (CNM) qui ont dégazé sur la baignade libre… Les élus mangent leur chapeau et poursuivent la reprivatisation rampante. La plage est cernée par le CNM, la villa de l’élue Solange Biaggi et un projet de résidence de luxe dessinée par le starchitecte Rudy Ricciotti. Sur toute la côte, les lieux de sociabilité populaire sont menacés, sous prétexte de « rendre le littoral aux Marseillais ».

Le Marseille populaire s’entête

« Chenoz, il nous parle comme un gouverneur colonial », faisait remarquer Hicham, journalier sur le marché de la Plaine. Face au mépris, la présence populaire dans les quartiers historiques se traduit par une capacité infinie à « résoudre et inventer ». On gagne son pain hors du salariat, là où le chômage et l’exploitation prennent à la gorge. On vit d’activités en lien avec son pays d’origine, et donc avec l’identité portuaire et méditerranéenne de la cité. On compense des rapports sociaux rugueux par de solides fraternités. Tout ça existe « à découvert », sans expression politique, depuis que le parrainage serré du PCF, qui fut longtemps le premier parti ici, s’est délité.

Au début du XXe siècle, les maisons basses des maçons italiens de la Capelette ont injecté un peu de leur génie anarchique dans l’aménagement du territoire. Même phénomène plus tard dans les campagnes du Grand-Saint-Barthélemy dont parle Lounès Abdoun : « Mon père avait racheté son potager et sa cabane à outils à un vieux Marseillais et l’avait transformé en maison familiale ; pour lui, c’était pas un taudis, mais un cabanon, comme ceux du bord de mer. Peu à peu, ça s’est densifié tout autour, sans que la ville n’installe ni voierie ni tout-à-l’égout. Ils ont appelé ça “bidonville” quand ils ont voulu virer les gens, pour éradiquer ces zones qu’ils ne contrôlaient plus. Mais la faute à qui ?  [15] » Après la Libération, il y a eu les Castors. Et, de façon plus spontanée, les constructions « à l’arrache » des tuiliers bohèmes et braconniers du quartier Bovis, des Gitans de la campagne Fenouil, des Maghrébins de l’îlot Pasteur, à l’Estaque. Ou celles des pêcheurs du chemin du Mauvais-pas à la Madrague. Cette autogestion urbaine palliait l’abandon municipal et enfantait de puissantes solidarités. De vraies pépinières à révoltés, petits voyous ou militant·e·s associatives. S’y est longtemps transmis l’esprit des équipes de choc, ces communistes de base qui, après la Libération, reconstruisirent des bouts de ville et de port abimés par la guerre. Ou celui des ouvriers qui, au même moment, réquisitionnaient les usines appartenant à des patrons collabos.

Sous prétexte d’éradication des bidonvilles, l’aménagement étatique du territoire a voulu gommer toutes ces expérimentations sociales. Il n’a tenu aucun compte des socialités existantes, qu’il jaugeait avec méfiance. Têtues, celles-ci se sont néanmoins réamorcées au pied des barres et des tours de cités (d’urgence, de transit, HLM) configurées froidement dans les bureaux d’études. Avec ses interventions autoritaires, l’ANRU, obnubilée par les paramètres sécuritaires et parfois tentée de faire de la plus-value sur le foncier, aggrave encore la dépossession.

Octobre 2018, le quartier de la Plaine en lutte.
Photo de Patxi Beltzaiz et Hans Lucas.

L’esprit du bazar

Si le bazar de Belsunce n’a pas bénéficié des réseaux du clientélisme municipal, la place qu’il a occupée en ville est inestimable. Ce qu’on réduisait un peu vite à un « commerce arabe » était ni plus ni moins que la réinvention d’échanges transméditerranéens par des ex-colonisés s’appuyant sur des liens familiers avec l’autre rive. Cela au moment où, avec les indépendances, Marseille cessait d’être « la porte du Sud et de l’Orient ». Ce bazar avait donc une signification politique forte, en cheville avec l’histoire et les affaires de la cité. Mais on n’a pas voulu le laisser prospérer. À droite parce que racisme et « nostalgérie » étaient trop prégnants. À gauche, parce que ni la doxa marxiste, ni le clientélisme du PS ne permettaient d’apprécier la puissance culturelle, économique et sociale du bazar — comparable, à son apogée dans les années 1980, à celui d’Istanbul. Le commerce d’échoppes et l’artisanat qui gravitait autour (comme le cuir travaillé dans les ateliers arméniens de la porte d’Aix) étaient vus comme des archaïsmes. Pourtant, la dimension universelle de cette constellation trabendiste crevait les yeux : le commerce des voitures d’occasion, par exemple, couvrait une géographie mondiale, depuis l’Europe du Nord jusqu’aux ports du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest, en passant par les ateliers mécaniques qui turbinaient en guirlande de l’avenue Salengro jusqu’à la montée de la Viste.

Cet essor de Belsunce a été étudié par des sociologues [16] et épié par la Chambre de commerce, qui y voyait une concurrence déloyale. Une fois évincé (par hostilité de la mairie, mais aussi à cause de l’instauration des visas obligatoires et de la guerre civile en Algérie), un boulevard s’ouvre à la ghettoïsation. Certains réseaux se recyclent dans des trafics moins légaux et les autorités ferment les yeux, croyant acheter une paix sociale à bon prix. En 2003, un commissaire de police déclarait à des commerçants se plaignant des trafics dans les cités : « Si on vous en débarrasse, vos clients n’auront plus d’argent à dépenser chez vous [17] ». Paix à crédit dont certains quartiers payent aujourd’hui les agios au prix fort.

Chantier-Attila et urbanisme punitif

Quand sur la Plaine les aménageurs « requalifient » la place Jean-Jaurès, ils punissent un quartier qui a su se réinventer sans eux. Après l’exil du marché de gros vers le Marché d’intérêt national des Arnavaux (1974) et les années de dépression qui suivirent, avec l’héroïne et le sida, les anciens entrepôts à fruits et légumes furent réinvestis par des restaurants, des salles de concert, des bars associatifs. Scène musicale, vie nocturne, supporters antifascistes, actions festives du Tipi (Act-up local) ont ressuscité la Plaine. Le marché de détail tri-hebdomadaire où, d’un côté comme de l’autre des étals, se frottent toutes les communautés, attire du monde d’au-delà de la ville. Là où les décideurs avaient platement imaginé un quartier résidentiel générant une succulente plus-value immobilière, la Plaine était redevenue le quartier où se croisent tous les quartiers. Tout comme Noailles.

En chassant les forains, en imposant un chantier par la force (un haut mur de béton a ceinturé la place pendant près d’un an), en asphyxiant les commerces de proximité, en faisant la guerre aux bars et aux épiceries de nuit, en décrétant dans le cahier des charges du projet que le carnaval indépendant, le foot de rue, la pétanque ou la sardinade du 1er Mai sont des « usages déviants » de l’espace public, les élus prennent leur revanche sur un quartier qui refuse de se laisser mettre en vitrine. Après avoir séduit les riverains les plus naïfs avec une (fausse) promesse de piétonnisation et de piste cyclable, la Soleam a fait arracher des dizaines d’arbres quinquagénaires et éventre la plus grande place de Marseille en traçant une voie de circulation automobile en son milieu.

Les quartiers ont souvent répondu par une intelligence quasi organique aux errements de l’urbanisme fonctionnaliste, au dépeçage de la ville en zones.

Les quartiers ont souvent répondu par une intelligence quasi organique aux errements de l’urbanisme fonctionnaliste, au dépeçage de la ville en zones — industrielle, commerciale, résidentielle, de loisirs. Y a pris corps une critique en actes de ce qui, en fomentant le tout-voiture, les résidences fermées et le « sentiment d’insécurité », nuit gravement à l’urbanité. Mais l’erreur est obstinée. Tant pis si on détruit des dynamiques sociales à la fois fécondes et fragiles. Tant pis si on applique ici des recettes qui ont partout ailleurs été écartées.

Quand Gérard Chenoz, interrogé sur la mixité sociale, répond que « pour que les gens se mélangent, il faut que certains partent », il articule une idée fixe : refouler les pauvres toujours plus loin — le sécessionnisme des nantis avec leurs gated communities n’est lui pas mis en cause. Lors de la révolte des banlieues en 2005, le préfet Christian Frémont s’était réjoui un peu vite du calme qui régnait à Marseille : « Ici, il n’y a pas de banlieue, nous sommes tous Marseillais ». La mairie travaille à casser cette très relative cohésion. Si le projet Grand Centre-Ville prétend « rendre leur centralité » aux quartiers historiques, dans la vraie vie, la requalification de Noailles, Belsunce et la Plaine la défait.

4 novembre 2018, première chute du mur.
Photo de Patxi Beltzaiz et Hans Lucas.

Marseille en retard ?

Avec le surendettement de la ville (près de 2 milliards), la municipalité est devenue l’obligée des créanciers. Elle vend à la découpe le patrimoine de la ville. Le projet immobilier de Vinci sur le boulevard de la Corderie escamote à la fois un jardin public et des vestiges grecs datant de la fondation de la ville. Si on y ajoute la cession à perte du terrain (un tiers du bénéfice sera englouti dans la construction d’une nouvelle sortie de secours pour l’école voisine), on a un instantané saisissant du pillage en cours.

Le 23 août 2019, un incendie ravage plusieurs étages de la copropriété dégradée de Maison-Blanche, dans les quartiers Nord. La mairie centrale ne bougeant pas, les voisins organisent l’entraide. La préfecture, elle, envoie des patrouilles harceler les jeunes jusque dans le local où les dons sont distribués. Après une algarade, trois mères de famille sont placées en garde à vue. Ce jour-là, le policier le plus agressif porte un écusson sur son gilet pare-balles : une tête de mort transpercée d’un poignard et deux pistolets croisés — le logo de la Bope, une brigade paramilitaire qui fait régner la terreur dans les favelas de Rio de Janeiro [18]. En conseil d’arrondissement, Stéphane Ravier (candidat RN à la mairie) ironise à propos de la soixantaine de personnes sinistrées : « On va les reloger, mais dans leur pays ! » RN, LR, LReM… Les trois partis ici à la manœuvre risquent de se partager le pouvoir dans la ville à partir de mars 2020.

On n’avait jamais vu autant de collectifs d’habitants exister hors du contrôle des élus. Il serait dommage de les replacer sous l’étouffoir institutionnel.

La Cour régionale des comptes a récemment éreinté la gestion Gaudin. Selon le rapport, celui-ci laisse une ville surendettée et dépourvue de « stratégie claire », qui emprunte pour « financer le remboursement de sa dette » et « la marche de ses services ». La municipalité est coupable de « violation caractérisée de la loi », avec entre autres le maintien en poste de proches du maire après l’âge de la retraite, rémunérés hors grille indiciaire. Néanmoins, de la majorité municipale aux jeunes loups macroniens en passant par les barons locaux du PS, tout le monde s’accorde à dire que Marseille est en retard. Mais en retard sur quoi ? Sur le processus général de dégradation des conditions de vie et de l’environnement qu’impose partout le néolibéralisme ? Sur ce terrain-là, Marseille est malheureusement aux avants-postes.

Prendre la mairie ?

Le regard sur Marseille est souvent nostalgique. Les romans d’Izzo, les films de Guédiguian, les chansons de Massilia Sound System l’expriment. Ceux qui produisent un discours critique aussi. Michel Peraldi voit Marseille comme « une étoile morte » — « démondialisée, provincialisée, satellisée par Paris ». L’économiste Philippe Langevin décrète que « ville ouvrière sans ouvriers, ville coloniale sans colonies », « Marseille n’existe plus ». Philippe Pujol noircit le trait dans La Fabrique du monstre et sa suite en forme de Chute. S’il y a du vrai dans ces constats, la critique la plus radicale et la politique de la table rase se nourrissent bizarrement d’une même négation : Marseille serait désormais incapable d’exister par elle-même. Ses habitants idem. Mais pour qui vit ici, l’horizon reste ouvert — on n’a d’ailleurs pas le choix. Alors, pour expliquer que, malgré l’absence d’opposition digne de ce nom, la ville populaire s’accroche au paysage, on invoque un atavisme local, une « force d’inertie » à la marseillaise. Ce concept paresseux charrie son pesant de préjugés. Il faut un Juan Chávez, vieux militant indien venu du Mexique, pour le dire autrement, après avoir baladé son sombrero de alas anchas sur le marché des Capucins : « Ici aussi, il y a des cultures en résistance ».

Cette fin de règne coïncide avec l’essoufflement d’un système clientélaire vieux d’un siècle. Mis en place par le socialiste Siméon Flaissières, radicalisé par le philo-fasciste Simon Sabiani, recyclé après-guerre par Gaston Defferre qui y adjoint la cogestion avec le syndicat FO pour contrecarrer l’influence de la CGT sur le port, il est ensuite reconduit par les bons élèves de Gaston : Gaudin et Guerini — attelage baptisé « les trois G [19] ». Ce clientélisme, qui vampirise la force des quartiers, n’a plus grand-chose à redistribuer. À droite, la clientèle se recrute moins chez les pauvres que chez les amis du BTP et de l’industrie touristique. Ce hiatus libère des énergies. On n’avait jamais vu autant de collectifs d’habitants exister hors du contrôle des élus. Il serait dommage de les replacer sous l’étouffoir institutionnel, fût-il investi par un municipalisme à l’espagnole [20]. Il s’agirait plutôt de construire, à partir des quartiers, un contre-pouvoir de type communal.

Mémoire collective et utopie enracinée

Habituellement souterraine et inaudible, une conscience commune s’exprime à la chaleur de coups de sang, de bagarres à la désespérée. C’est le cas quand les forains de la Plaine défendent, en même temps que leur gagne-pain, l’utilité sociale d’un marché-agora. De même que les McDo de Sainte-Marthe ne se battent pas que pour l’emploi, mais pour le lien social et la jeunesse des cités alentours. Ou la longue grève de femmes de ménage des palaces quatre étoiles qui révèle à la fois la rude condition des femmes racisées et l’envers du décor d’un Marseille de pacotille. C’est aussi, à l’automne 2018, la jonction de l’expérience et de la colère des quartiers avec la subversion des vieilles formes de lutte et de représentation par les gilets jaunes, l’énergie créative des supporters ultras et l’urgence de la marche pour le climat. C’est la bastide Saint-Just occupée et autogérée par des familles de réfugiés, des mineurs isolés et leurs soutiens. C’est le manifeste pour un Marseille vivant et populaire qui déclare : « Pour la mairie, une ville populaire est un problème. Pour nous, c’est la solution. C’est l’espace historique où se tissent les solidarités qui tiennent Marseille debout. »

De passage à Marseille en septembre 1926 avec ses amis Ernst Bloch et Siegfried Kracauer, Walter Benjamin découvrait la béance laissée au cœur de la vieille ville par la destruction du quartier de derrière la Bourse. Il y flaire les prémices d’une guerre à venir [21]. De fait, les rafles, les déportations et le dynamitage du quartier Saint-Jean par la police de Vichy et les soldats allemands surviendront en février 1943, peu après la mort sur la route de l’exil du philosophe juif. Dans ses « Thèses sur le concept d’histoire », Benjamin affirme que faire vivre « la tradition des opprimés », ce n’est pas sombrer dans une impuissante nostalgie. C’est refuser, en revanche, de caresser « le poil trop luisant » du « sens de l’histoire », d’un progrès triomphant qu’on nous a vendu comme inéluctable et qui piétine les faibles autant que la planète. Dans les révolutions vaincues, dans ces expériences tronquées, persiste l’idée de ce qui aurait pu être et sera peut-être un jour.

En réactivant la mémoire collective et les imaginaires d’émancipation, des pistes abandonnées se font jour. Il faut porter haut l’inventivité populaire face à la précarité et au mépris. Porter haut l’esprit du bazar autant que les fraternités ouvrières — en creux, se dessine alors un possible contre-pouvoir de type communal, ancré dans les quartiers. Se rappeler aussi que, jusque dans les années 1970, le maraîchage des campagnes marseillaises assurait presque l’autonomie alimentaire de la ville. Qu’avec la pêche artisanale, le poisson le plus frais ne venait pas de Rungis. Qu’avant le tout-bagnole, le réseau de transport était si dense qu’on allait partout en sautant de train en tram et trolleybus — et une fois cela en tête, la gratuité, si on fait passer les urgences sociale et climatique avant la sacro-sainte croissance, s’affirme comme une évidence. Contre la dystopie capitaliste, il y a la place pour une utopie enracinée dans l’histoire vivante des lieux.

Post-scriptum

Bruno Le Dantec est écrivain et journaliste, il collabore régulièrement au magazine CQFD. Il a notamment publié La Ville-sans-nom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent (Le Chien rouge, 2007) et Psychogéographie (Le Point du jour, 2005).

Photo en tête d’article : « Marseille, 24 novembre 2018 », photo par Patxi Beltzaiz et Hans Lucas.

Notes

[1Voir Gaudin, l’heure de l’inventaire, de Gilles Rof, diffusé le 18/11/2019 sur France3.

[2Lire Le ventre de Marseille crie famine, CQFD n°162, février 2018.

[3Soleam : organisme public chargé de la rénovation urbaine.

[4Propos tenus devant l’auteur à la fin d’une réunion en mairie avec des commerçants de la Plaine, 27 juin 2017.

[5Lire Maria : « Les policiers m’ont enlevé ma vie », Mediapart, 5/11/2019.

[6Selon le rapport Nicol, commandité en 2015 par le ministère du Logement, dénigré et ignoré par la mairie.

[7Le 29 novembre 2019, trois immeubles de la rue Châteauredon, à Noailles, sont prestement évacués. Très pressés, les agents municipaux manquent oublier et murer vivante une vieille dame malade (La Provence, 04/12/19).

[8Interview dans Libération, 4 avril 2019.

[9Les citations non sourcées en pied d’article sont tirées de Bruno Le Dantec, La Ville-sans-nom — Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, Le Chien rouge 2007.

[10« Deux familles ont profité en masse des ventes immobilières opaques de la Ville de Marseille », Marsactu, 24/11/2019.

[11Cette élue centriste a fini par démissionner début janvier 2020, dénonçant un manque de volonté politique dans la lutte contre le logement indigne et la non application de la Charte des délogés négociée avec les associations.

[12L’État garde la main sur tout ce qui compte à Marseille : le port, le littoral, le parc des Calanques, les grands chantiers d’aménagement (Euromed), l’emploi (fonction publique), le marketing événementiel (MP 2013, JO)…

[13Propos rapportés à l’auteur par plusieurs forains.

[14Selon une enquête de l’association Un Centre-ville pour tous.

[15Propos recueillis par Pascal Messaoudi et Bruno Le Dantec pour l’inauguration de la place Louise-Michel, en septembre 2018.

[16Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas — Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Balland 2002. Michel Peraldi, Cabas et containers — Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Maisonneuve et Larose 2001.

[17Propos rapportés à l’auteur par une travailleuse sociale témoin direct de la scène.

[18Une vidéo filmée par les habitants témoigne de la scène et a été postée sur le site de France3 Marseille.

[19À partir de 2014, Jean-Claude Gaudin et le président PS du département Jean-Noël Guerini (aujourd’hui mis en examen pour association de malfaiteurs) ont noué une alliance contre leurs concurrents dans leurs propres partis.

[20Voir à ce propos la lucide intervention d’Ada Colau, issue du mouvement des squats, une fois élue maire de Barcelone en 2015 : « Rien ne sera possible sans la mobilisation de la rue et des quartiers. Gardez l’œil sur nous. » (in Público)

[21Christine Breton et Sylvain Maestraggi, Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille, éditions communes, 2016.