Vacarme 12 / chroniques

la pauvreté, la gauche et le christianisme : fait ou devenir minoritaire ?

par

La misère, on sait toujours un peu ce que c’est : tous ces corps défaits, ces demandes sans attente, ces refus sans orgueil ; être tenaillé par la faim, le froid, l’envie, la désespérance du vide de tout, et se dire que ça ne peut pas durer, et que pourtant ça dure, sempiternellement. En revanche, il n’y a même pas à proprement parler d’images d’Épinal ou de poncifs de la pauvreté. Même pas d’images : ni riche, ni mendiant, ni marginal — il y en a tellement —, ni majoritaires — on ne les voit pas —, les pauvres sont toujours entre deux, passant à la fois sous le cliché et sous le monument. On est toujours le pauvre de quelqu’un et il y a toujours plus pauvre que soi. C’est d’abord cela la pauvreté, à la fois l’égalité de la condition et l’échelle infinitésimale des degrés et des seuils. Il n’y a pas un seuil de pauvreté, il y en a des milliers, historiques, géographiques, psychologiques, et pourtant à chaque fois que l’on dit "les pauvres", tous apparaissent égaux, relevant de la même condition de dominés ou d’opprimés (économiquement, socialement, affectivement, intellectuellement, etc.) : éternellement, sempiternellement la même condition.

La pauvreté, à la différence de la misère, apparaît ainsi comme le règne du "un peu", toujours différent par son contenu, mais toujours identique par sa forme : on a un peu de tout mais presque rien ; pas le confort, mais de quoi tenir encore un peu de temps ; pas l’abondance, mais un peu plus que le dénuement ; pas le grand luxe, mais parfois des occasions de se faire plaisir avec peu ; ce n’est pas insupportable, mais c’est parfois un peu dur de le supporter, d’être même seulement capable de le supporter. Bref, un tel règne est par excellence le règne de l’entre-deux. D’où toutes les dialectiques faciles qui hantent toutes les figures canoniques de la pauvreté : la pauvreté matérielle est la vraie condition de la richesse de coeur et d’âme ; c’est seulement quand on n’a plus grand-chose à perdre que l’on peut tout donner ; c’est le pauvre esclave qui, par son travail et sa peine qui trempe les âmes, parviendra bien un jour ou l’autre à renverser son riche maître ; ou même plus immédiatement encore, la pauvreté c’est la vraie richesse et il sera à rebours plus difficile aux riches de rentrer au royaume des Cieux qu’à un chameau, etc. Vaste romance d’une dialectique à jamais chrétienne de la pauvreté qui se renverse toujours en son contraire, du pauvre comme riche en puissance sur un autre plan (Jésus), sur un plan supérieur (Hegel) ou sur le même plan (Rockefeller), très émouvante, très convaincante romance. Sauf pour la majorité écrasante des pauvres concrets qui jour après jour après jour sont réduits à compter et à bricoler avec les moyens du bord jusqu’à une nuit mélancolique où ils peuvent finir par se demander si en fin de compte ils n’auraient pas tout de même compté que pour des prunes.

Toutefois, il n’est pas simple d’échapper à une telle facilité dialectique et de cesser de penser uniquement le pauvre par son contraire ou comme le simple négatif, au sens cette fois photographique, de ce qu’il n’est pas. Depuis quel lieu ou quel principe qui ne soit pas la richesse peut-on essayer de comprendre pour ce qu’ils sont une vie pauvre, un homme pauvre ou une « femme pauvre » ? C’est bien là en vérité un problème retors. Car qu’on en accepte seulement le bien-fondé, et on regardera encore le pauvre, même quand on est soi-même pauvre, du point de vue du riche, de celui qui ne manque de rien - il y a un certain nombre de romans et de films de droite récents qui se sont construits sur ce modèle en se faisant passer pour des oeuvres de gauche — disons pour faire vite, toutes celles qui s’inscrivent de toute éternité dans l’horizon du réalisme catholique-soviétique, d’un certain Zola à Robert Hossein tout entier, réalisme qui n’a rien d’abject mais qui confirme tristement la médiocre méchanceté nietzschéenne (« Zola ou la joie de puer », y compris de bons sentiments) ; mais qu’on la récuse, que l’on défende l’idée qu’il n’y a pas de pauvres en vérité, que chaque personne est égale en dignité (ou en indignité) et en valeur (ou en nullité) vis-à-vis de l’absolu, et on ne fait rien moins que réaliser le grand rêve d’une autre droite, celle-là même que décrit Léon Bloy avec une joyeuse haine et qui s’est construite sur le déni que l’argent c’est le "sang des pauvres", que la pauvreté n’est pas une perspective mais un fait (palpable, comptable, "distinguable"...) — il y a d’autres romans et d’autres films récents issus encore de cette droite-là qui passe encore pour de gauche, à jamais héritiers en cela, même anachroniquement, de l’abject « Salauds de pauvres ! » du Gabin de La Traversée de Paris, dont a tant joui avant le discrédit trop tardif d’Autan-Lara tout un peuple de gauche (du petit-bourgeois à l’aristocrate éclairé) qui pouvait enfin lâcher la bonde à toute la vérité de sa haine de la pauvreté ; pour tout un "peuple" de gauche, la haine de la pauvreté c’est en vérité la haine des pauvres, et un tel "peuple" ne mérite que tout notre mépris.

Voilà donc une première formulation du problème : la pauvreté est apparemment l’affaire de la gauche, mais des images de pauvres il n’y en a apparemment que de droite, des plus iréniques (le bon pauvre, comme il y a un bon Samaritain) aux plus abjectes (le pauvre soumis et roublard, homme du ressentiment et du nivellement, du calcul et du côté du manche) en passant par les plus faussement "statistiques" (comme si "pauvre" avait jamais pu être une catégorie de la statistique, cette science du pouvoir et du regard d’au-dessus, fût-elle au service d’une sociologie frauduleusement dite marxiste). Même les plus grands — Delacroix, Hugo, Tolstoï, Eisenstein, plus encore Barnett... — quand ils tentaient de représenter la pauvreté, n’ont pu y échapper en vérité qu’en dépassant ces images de "pauvres" au profit de tout autres questions : la création et la séparation chez Delacroix, l’amour et la laideur chez Hugo, la lutte et l’impuissance chez Tolstoï, etc. Et le remarquable film de Laurent Cantet dont Vacarme n°11 a abondamment rendu compte est exemplaire sur ce point : c’est parce que la question de la pauvreté, du "qui est pauvre ? et qui ne l’est pas ?" (le père, qui ne croit qu’au travail par-devers toute évidence de l’exploitation ? le fils, belle âme par devant et par derrière ? la syndicaliste, qui rêve, d’un beau rêve obstiné, de front uni par-devers toute évidence de la séparation ?), finit par se déployer dans un problème très singulier de filiation désirée et impossible que Cantet parvient à échapper à toute caricature et même à toute image pour toucher à un problème effectivement bien plus profond : où prend son origine l’idée que l’on peut se faire de sa condition ?

Par là-même, ce film explique très modestement mais aussi très fermement pourquoi toute représentation de gauche de la pauvreté est par nature impossible, pourquoi tout grand artiste (qu’il soit d’ailleurs de gauche ou non : grandeur incommensurable sur cette question) ne peut s’en sortir face à tous ces clichés de la pauvreté qu’en les faisant servir à d’autres fins qui les brouillent jusqu’à les dissoudre ; parce que la pauvreté est justement toujours une condition et jamais un devenir, et qu’elle n’a donc de sens à être représentée que pour mieux servir à rendre visible ce qu’elle conditionne et qui est toujours tout autre chose qu’elle-même.

Ce n’est pas là une découverte. En un sens, on peut même dire que la gauche politique de notre modernité (depuis 1789 et 1870) n’est jamais parvenue à acquérir un peu de consistance qu’en renonçant à vouloir représenter les pauvres au profit d’autre chose. Très schématiquement, on peut dire qu’elle y est parvenue en exhaussant deux figures censées exemplifier deux devenirs possibles de la condition de pauvres : d’une part, le citoyen moderne (ou le militant) qui, aux antipodes, sinon de manière idéologique, du cives antique constitué primordialement par ses qualités concrètes, son sang, sa famille, sa classe, vient se constituer comme homme abstrait, abstrait justement grâce à l’appauvrissement absolu de toutes ses qualités, statuts ou déterminations et ne valant donc qu’aussi loin qu’il est pauvre de tout ; d’autre part, le prolétaire (ou, en termes concrets, l’ouvrier) en tant que travailleur tout aussi abstrait, abstrait grâce à l’appauvrissement absolu de tout contenu de son travail et ne valant donc qu’aussi loin que son travail ne crée plus que ce qui l’appauvrit de tout. Le citoyen, c’est le pauvre en tant que richesse humaine à l’état brut et donc en tant que puissance d’universalisation : nous sommes tous pauvres de quelque chose, et cette pauvreté doit nous faire comprendre que nous ne valons jamais qu’en tant que peuple et devenir de tous, c’est-à-dire en tant que Vertu. Et le prolétaire, c’est le pauvre en tant que manque et donc en tant que puissance de création : c’est seulement celui qui n’a rien qui est appelé à créer, à inventer, à produire de la valeur, et cette pauvreté essentielle du vrai travailleur, du travailleur malgré lui, doit nous faire comprendre que nous ne valons jamais qu’en tant que classe laborieuse, en tant que Combat dans et par le seul travail.

Toutefois, de telles figures représentent-elles effectivement deux devenirs réels de la pauvreté, ou ne reposent-elles pas tristement sur un déni plus profond de ce que c’est que d’être pauvre ? On voit bien d’où pointe cette suspicion de déni. D’une part, pour la figure du citoyen, c’est l’idée corollaire de l’égalité des citoyens, et donc de l’égalité des pauvretés, qui l’explicite le plus immédiatement : comment peut-on égaliser ainsi toutes les formes de pauvreté ? comment peut-on, par exemple, mettre sur le même plan pauvreté affective ou sociale (qui n’est pour le "vrai" pauvre économique qu’état d’âme de petit bourgeois aisé) et pauvreté matérielle ou économique (qui n’est pour le "vrai" pauvre essentialiste que chimère ou illusion : si pauvreté n’est justement pas misère, alors le plus pauvre économiquement est toujours encore celui qui pourrait ne manquer de rien - on ne sera jamais assez pauvre pour connaître la véritable abondance) ? À maints égards, l’idée de citoyenneté semble construire une admirable fiction juridique (égalité des citoyens devant la loi) à partir de l’idée de pauvreté mais au prix du plus profond déni de ses conditions concrètes d’incarnation.
D’autre part, pour la figure du prolétaire, c’est l’idée corollaire de travail abstrait qui explicite le mieux ce risque de déni de la condition de pauvre en tant que telle : comment peut-on unifier tous les types de métier, des plus qualifiés et enrichissants aux plus pauvres et aux plus aliénants, sous la même notion d’une Valeur-travail qui ne vaut qu’en tant qu’elle ne vaut plus rien concrètement ? et comment peut-on, plus encore, mettre sur le même plan l’armée industrielle effective des travailleurs et son armée industrielle de réserve (les chômeurs) ? Ce fut là notamment le double problème de tout le mouvement marxiste qui passe difficilement aujourd’hui pour autre chose que pour un double déni. D’un côté le déni de la pauvreté du travail lui-même face à la présomption de sa richesse : comment affirmer celle-ci si l’essentiel de la lutte des classes, menée essentiellement par l’aristocratie ouvrière et les travailleurs qualifiés, passe presque toujours par une lutte pour ses conditions de travail ? qu’est-ce que cette étrange lutte de pauvres qui se battent pour pérenniser ou améliorer leur condition de pauvres ? De l’autre côté, plus grave encore, le déni de la pauvreté tout court, définitivement dissoute dans une funeste dialectique de la richesse absolue et de la misère ; qu’est-ce en effet que cet étrange communisme qui d’une part ne reconnaît comme pauvre que le travailleur, source de toute valeur, et donc à maints égards le riche contre le miséreux antique, ce membre archaïque du lumpenproletariat qui ne travaille même pas (mendiant ou voleur), et qui d’autre part et en même temps ne peut pourtant concevoir ce pauvre travailleur mais riche en (toute-)puissance que sous la figure du miséreux, de celui qui n’a presque plus rien à perdre et le perd pourtant encore et de plus en plus (c’est là le mythe perdurant, de Engels à Thorez, de la "paupérisation de la classe ouvrière", mythe qui, comme tout mythe, peut toujours être vérifié et jamais réalisé) ?

Certes, il n’est pas sûr que de tels dénis ne soient que de purs dénis. Il est même au contraire probable, vues malgré tout l’importance et la consistance de ces mouvements de gauche qui semblent les avoir portés depuis deux siècles, que chacun dévoile à sa façon une certaine vérité de la pauvreté, bien qu’une vérité partielle. Mais il est sûr qu’il y a au moins là un problème : est-il vraiment possible que la gauche puisse ainsi s’affranchir à si bons comptes d’une véritable compréhension de la pauvreté, au seul titre que le pauvre en tant que pauvre n’est toujours qu’une figure de droite ? Nous aimerions maintenant, et sous bénéfice d’inventaire, essayer de montrer seulement ceci : notre gauche moderne occidentale, sous son double aspect de gauche citoyenne et de gauche prolétarienne, et sous couvert de retour aux antiques, n’a en vérité pas pu effacer l’origine proprement chrétienne de sa sensibilité nouvelle à la pauvreté (par rapport à l’irréductible aristocratisme de la République romaine notamment), et d’autant moins que, ne pouvant assumer un tel héritage si monopolisé par les couches les plus réactionnaires de nos sociétés, elle s’est contentée d’en durcir sous le manteau l’un ou l’autre de ses aspects, au risque de ne plus discourir que sur des pauvres imaginaires ; autrement dit, on ne dépassera peut-être définitivement le christianisme et son idéologique valorisation de la pauvreté que par l’assomption de notre sensibilité réelle, mais d’origine indéfectiblement religieuse, au sort des pauvres, et non par une sélection inassumée d’une minorité de pauvres en devenir face à leur majorité monolithique ; autrement dit encore : gauchistes minoritaristes, encore un effort si vous voulez vous présenter comme les justes défenseurs des plus pauvres en tant que multiplicité hétérogène de toutes les minorités en devenir - avant le devenir de certains pauvres il y a le fait de la pauvreté dévoilée par le christianisme, et ce fait a la fluidité d’un roc et ne peut pas être laissé trop longtemps sous silence, car sous tous les discours c’est peut-être bien encore lui qui détermine notre perception de gauche, perception qui est sans doute, comme le laisse entendre Deleuze, ce qui nous constitue primordialement comme "être de gauche".

La Gauche bénédictine : l’impossible Fierté mais le bonheur du pauvre

Allons vite. Premièrement, c’est seulement avec le christianisme que surgit, au moins dans notre histoire occidentale, la figure du pauvre comme figure valorisée. Deuxièmement, la Gauche politique occidentale est l’héritière historique de cette valorisation, c’est-à-dire l’héritière moins de textes canoniques (la Bible), que d’une histoire des tentatives d’expérimentation concrète (essentiellement monastiques) de ces textes. Troisièmement, cet héritage n’a pu se réaliser que par la promesse d’un renversement d’une telle valorisation : les pauvres ne seront pas sauvés dans un autre monde, mais peuvent l’être hic et nunc et ici-bas, à la condition de ne plus rendre à César ce qui est à César et de s’unir dans un mouvement politique et non plus religieux. Quatrièmement, la première forme réalisée de ce renversement est ce que nous avons appelé la gauche citoyenne. Comment alors qualifier une telle Gauche, qui circule de Rousseau et Saint-Just jusqu’aux républicains de gauche d’aujourd’hui ? On dira : gauche bénédictine. Et au moins pour trois raisons.

D’abord, parce que la Règle de saint Benoît est la première expression manifeste d’une volonté de pauvreté en tant que pauvreté, c’est-à-dire aussi loin des richesses du monde (les devoirs de la Règle sont tous des devoirs d’humilité) que des privations, flagellations et autres éléments de la course au dénuement des premières mystiques cyniques et chrétiennes (la Règle prétend n’établir "rien de dur ni de difficile"). Entre richesse et misère mortificatrice et contre elles deux, elle instaure effectivement le premier règne du "un peu" qui enveloppe toutes les principales exigences faites aux moines : obéissance, silence, chasteté (qui initialement ne signifie pas abstinence), travail, etc. La pauvreté, avec saint Benoît, cesse ainsi d’apparaître comme une mortification et une limitation de la vie mais au contraire comme une condition de vie modérée, voulue comme telle et instituée comme telle. « On partageait entre tous, selon les besoins de chacun. », dit Benoît citant les Actes des apôtres. On a bien là l’un des premiers germes d’une des idées dominantes de notre gauche citoyenne : c’est seulement quand on n’a pas grand-chose qu’on peut espérer enfin ne plus manquer de rien ; le règne de la pauvreté voulue est le remède final à la misère sans Dieu (abîme du dénuement mystique) et à l’envie (abîme de la richesse mondaine). Autrement dit, ce n’est que par une vision rétrospective que l’on conçoit la gauche citoyenne comme une simple gauche de petits-bourgeois ; initialement, elle s’inspire de l’un des plus respectables des mouvements chrétiens, celui qui tente pour la première fois de ne considérer la pauvreté ni sous le signe du mépris (moralité antique), ni sous le signe du scandale (mystique ou cynisme historique), mais sous le signe de la paix (pax, la grande devise bénédictine).

Ensuite, parce que ce qui à la fois soulèvera et ruinera à terme tout nouvel élan bénédictin, de réforme en réforme jusqu’aux Cisterciens inclus, est peut-être très proche de ce qui ruine aussi bien, peut-être seulement un peu plus vite (nous vivons une époque plus rapide), toute gauche citoyenne : la réduction à l’individu de la notion de pauvreté au nom même de l’innocence de la communauté. La Règle est en effet pour la Communauté, mais elle n’oblige que l’individu ; elle se veut immédiatement politique, mais elle ne procède que par exhortations morales ; en particulier, ce qui deviendra le voeu de pauvreté est toujours individuel, il n’interdit pas à la communauté de s’enrichir, et nourrit ainsi toujours en son sein, sauf à péricliter, la source de sa corruption à venir, et du même coup de son exigence de réforme. Après Rousseau, ce sera là ainsi la thématique dominante de toutes les gauches se réclamant de la citoyenneté : le pouvoir et l’argent corrompent ; il faut revenir à la lettre de la Règle (quelle qu’elle soit dans son contenu historique particulier) toujours supérieure à l’esprit des hommes. Depuis deux siècles, pas un mouvement, pas un appareil, pas même un groupuscule de la gauche citoyenne qui n’ait fini par se scinder ou se dissoudre dans des querelles de personnes autour de la question du retour à la lettre. Malgré qu’elle en ait, la gauche bénédictine n’a jamais pu être autre chose qu’un assemblage de mouvements charismatiques qui n’offrent aux pauvres qu’une avant-garde qu’ils n’ont pas demandée : à Benoît et Grégoire Saint-Just et Robespierre, à saint Bernard Gambetta, à Rancé... Chevènement ?

Enfin et peut-être surtout, le mouvement bénédictin, et plus encore sous sa forme cistercienne, est essentiellement un mouvement de sortie du monde en général, et donc d’enfermement autour de sa pauvreté et de ses pauvres. La pauvreté n’a primordialement de sens qu’en tant qu’elle est mienne et s’expérimente en moi. Elle peut donc parfaitement et sans paradoxe être magnifiée depuis l’enclos d’un îlot de prospérité permettant effectivement de jouir de sa pauvreté à la différence de l’océan de pauvreté qui l’entoure. La pauvreté bénédictine, en tant que pauvreté voulue, ne peut apparaître encore que sous la forme d’une paradoxale pauvreté de riches, d’une pauvreté qui demeure à distance de celui qui s’en réclame. D’où annexement la haine qu’a pu soulever une telle institution au cours des siècles, par-delà même sa corruption la plus visible : pour le pauvre laïc universel, les bénédictins lui ont confisqué non seulement les richesses, mais plus encore son être-pauvre lui-même. Or on retrouve là encore la structure même de notre gauche citoyenne moderne. De Rousseau à Chevènement, tous les défenseurs du citoyen abstrait, de l’homogénéisation de la volonté de chacun sous une volonté générale, ont toujours été logiquement les défenseurs des petites entités politiques, aussi autarciques que possible, aussi closes que possible pour justement protéger cette homogénéité de la volonté générale. Là encore, l’accès au plus universel (à l’abstraction du citoyen comme être égal à tous les autres) passe par une rupture avec le monde, donc par une inégalité absolue entre citoyens et non-citoyens. D’où annexement la haine que peut susciter aujourd’hui une telle gauche citoyenne qui se réclame de l’égalité républicaine pour expulser les immigrés ou qui, dans sa version symétrique, préfère se battre contre les chasseurs et pour les espaces verts plutôt que contre le vrai capitalisme pétro-destructeur, au nom même de l’action citoyenne qui par nature ne peut s’intéresser d’abord qu’à soi.

Par une telle analogie entre mouvement bénédictin et gauche citoyenne, nous ne cherchons alors en rien à discréditer d’avance une telle gauche. Au contraire même, la dimension bénédictine de la pauvreté qui travaille en sous-main sa conception du citoyen est peut-être ce qu’elle a de meilleur : un grand style nouveau - qui n’a rien de grec ou romain - dans la Vertu et l’intransigeance comme expression de la grandeur de sa pauvreté ; c’est au sein de cette gauche que l’on trouve des figures d’obstination et de dévouement qui font pâlir d’admiration. Simplement, même un tel style et de telles figures ne peuvent pas la sortir de l’impasse intrinsèque à la pensée bénédictine. Quand c’est la pauvreté elle-même qui devient un luxe, et quand ce luxe est avant tout pensé comme luxe pour soi, il est inévitable que tôt ou tard on se coupe complètement du fait de la pauvreté comme condition non particularisante de chacun ; il est inévitable plus précisément que la pauvreté finisse par faire retour non plus sous forme de fait, mais sous forme de question (la "question des pauvres", la "question de la banlieue", etc.), inaugurant ainsi un rapport d’étrangeté complète entre ceux qui se veulent pauvres, simples citoyens abstraits, et ceux qui le sont effectivement, citoyens indicibles de seconde ou troisième zone.

La Gauche franciscaine : l’impossible Nature humaine mais le malheur du pauvre

Être pauvre pour soi, chez soi, c’est encore une richesse. Il fallait donc encore tout changer, s’ouvrir au monde, vivre parmi les pauvres et tous les pauvres pour réaliser l’exhortation évangélique à la pauvreté. Si la pauvreté ne signifie pas tous les pauvres, alors elle n’est plus rien, simple jouissance inavouable car vécue comme luxe chez ceux qui prétendent le honnir. À la clôture du monastère autarcique, il fallait donc substituer le retour au monde de la pauvreté telle qu’elle est, involontaire, ni tragique, ni glorieuse, simplement commune, émouvante et stérile ; à la Vertu individuelle, il fallait substituer la beauté et l’innocence inappropriables de la Nature qui n’exige même plus d’impossibles et orgueilleuses vertus ; à la gloire de l’humilité conçue comme ascèse modérée, il fallait substituer la gloire de l’humilité conçue comme générosité et ouverture ; à la salubrité du travail et du lieu pauvre, il fallait substituer la salubrité de l’itinérance et de l’étrangeté ; bref, la vraie rupture avec le saeculum ne doit plus être géographique (utopique ou nationale), mais économique et sociale : c’est par une plongée dans ses bas-fonds, et non dans son désert, que l’on rompra véritablement avec le monde de la richesse. Or cette nouvelle forme de rupture avec le Monde des riches et des bourgeois, ce n’est pas le communisme en général, et Marx en particulier, qui le réalise en premier, mais les Frères mineurs autour de saint François, sous couvert d’un énième retour à la Règle bénédictine.

C’est saint François en effet qui, six siècles avant Marx, tente de retrouver la continuité perdue de l’homme et de la nature, c’est-à-dire la non-séparation de l’ordre humain et de l’ordre des choses et des êtres ; c’est saint François qui repense le premier la pauvreté comme condition déchue et non comme devenir exemplaire ; c’est saint François qui plante les germes de la figure du prolétaire comme "pèlerin et étranger" dans son propre pays ; c’est saint François encore qui inaugure la première critique de la nature humaine : il n’y a qu’une Nature, qu’une création, qu’un seul ordre du monde, etc. Tout le mouvement marxiste sera riche de tels pèlerins franciscains déguisés en révolutionnaires professionnels sans luxe, sans gloire, et sans forfanterie. Et là encore ce fut peut-être sa plus haute richesse et non son infamie, cette sourde religiosité qui voit dans le pauvre toujours extérieur à lui-même, et non dans le pauvre en soi, la source de tout salut.

Cette religiosité, bien qu’inassumée, était déjà bien palpable dans le texte même de Marx. Qu’est ce que cet appel à « l’expropriation des expropriateurs », sinon la dialectisation ultime et guerrière de la pacifique expropriatio que l’on trouve à l’orée de tout engagement franciscain ? On ne peut pas comprendre cette valorisation univoque chez Marx de la seule expropriation contre toute appropriation (même d’État) sans la référer à sa source religieuse. Qu’est-ce donc aussi que cette idée que seul le prolétaire serait créateur de valeur sinon la radicalisation de la conception franciscaine de la Création divine comme richesse naturelle des pauvres ? On ne peut pas comprendre cette aberrante idée de création immanente au coeur d’un système qui prétend à rebours réduire toute idée de production à celle de reproduction (fût-elle élargie) si l’on récuse tout naturalisme proprement religieux. Qu’est-ce donc encore et plus généralement que cette Valeur censée circuler à travers tout l’espace économique mais que seul le prolétaire peut comprendre sinon ce Christ franciscain qui est partout mais qui n’est visible que pour les pauvres et chez les pauvres ? On ne peut pas comprendre l’omnitopisme de la Valeur sans y voir l’immanentisation d’un Dieu naturalisé.

À trop d’égards donc, et au coeur même de son système, le marxisme s’apparente à une religiosité franciscaine pour que l’on ne puisse y voir que des scories ou des coquetteries hégéliennes. Le prolétaire de Marx, c’est le pauvre de saint François enfermé dans les barreaux du nouveau capitalisme industriel ; la léproserie s’est seulement transformée en manufacture d’épingles, mais pour le reste rien n’a changé : c’est le pauvre, non en tant que miséreux, mais en tant que créature et créateur naturel, mendiant ou clochard céleste, qui est pour toujours le Sujet de toute histoire. Mais de ce fait même, là encore, tout le mouvement marxiste s’est peut-être trouvé engagé dans la même impasse que tout le mouvement franciscain : condamné à perdre toujours, dans la défaite comme dans la victoire, parce que tant que la richesse sera encore projetée dans la pauvreté, qu’elle soit pauvreté au travail ou pauvreté en pèlerinage, on demeurera toujours pris dans le déni de la pauvreté en tant que telle : la négation de toute richesse et de tout devenir, ce que Blanchot appelle dans L’Amitié « l’homme au point-zéro ».

Certes alors, il ne s’agit pas de la même impasse que pour la gauche bénédictine. Celle-là finissait par se couper de toute compréhension pour les pauvres réels (les non-citoyens), celle-ci au contraire ne cesse de les retrouver et de s’y identifier. Mais sous le seul mode du passage ou du pèlerinage : la pauvreté, le prolétariat ne sont bons qu’à y passer et à ne pas y demeurer dès qu’ils commencent à se singulariser en lieux ou en personnes. « Les frères doivent se garder d’accepter les églises, les logements pauvres et tout ce qui a été construit pour eux, s’ils ne répondent pas à la sainte pauvretételle que nous l’avons promise dans la règle ; ils devront toujours s’y réfugier comme pèlerins et étrangers. », dit saint François ; et « ce ne sera ni le prolétariat anglais acheté par la bourgeoisie, ni le misérable prolétariat russe qui pourra réaliser la vraie révolution communiste », semble lui répondre Marx en écho. La conception franciscaine de la pauvreté, prise entre les deux abîmes de l’opulence (naturalisme splendide) et de la misère (ordre mendiant), est du départ condamnée à l’errance sempiternelle à la recherche de la "sainte pauvreté" qui sera toujours autre chose que les lieux pauvres ou les gens pauvres, ou du "Prolétariat universel" qui sera toujours autre chose que les prolétaires de chaque pays particulier.

Or ce n’est pas là une impasse moins massive que celle de la gauche bénédictine. C’est rigoureusement, bien que de manière renversée (parmi les pauvres et non parmi les riches), l’insoluble Théorème pasolinien : le militant marxiste, comme le frère franciscain, passe entre les êtres et les choses avec seulement de l’amour et de la joie, mais, comme il ne s’agit que d’un passage, sa générosité n’engendre finalement que destruction et sa foi que mélancolie. Autrement dit, le devenir-pauvre parmi les pauvres, le devenir-pauvre nomade, s’avère tout aussi politiquement stérile que le devenir-pauvre en dehors des pauvres, le devenir-pauvre sédentaire. En vérité, il n’y a pas de devenir-pauvre et la splendeur chrétienne de la pauvreté, assumée ou inassumée, finit toujours par retomber dans la triste factualité de celle-ci : le malheur fade de celui qui toujours demeure dans son "peu de biens".

L’échappée belle : le fait de la pauvreté ou l’impossibilité de devenir pauvre

C’est là une très grande et très forte idée de Deleuze : il n’y a de Fait que majoritaire et il n’y a de devenir que minoritaire. Et c’est là une idée très simple ; on ne deviendra jamais quoi que ce soit en se reconnaissant dans ou en s’affiliant à une majorité quelconque, c’est-à-dire à un chez soi, un bon droit, une certitude de sa force, ou une appartenance bien circonscrite et protégée ; et à rebours, on n’imposera jamais quoi que ce soit à l’autre avec la force d’un fait en étant minoritaire, il y faut l’assurance d’une majorité réelle ou fantasmatique qui énonce silencieusement le principe de réalité de chacun. Mais comment soutenir encore une telle idée face justement à ce fait massif de la pauvreté, ou à cette impossibilité symétrique de devenir pauvre ? Comment continuer à distinguer majoritaire et minoritaire, fait et devenir, quand l’expérience la plus simple de la pauvreté vient la brouiller immédiatement ? La pauvreté est à la fois un fait majoritaire évident (sauf peut-être aux États-Unis, le seul pays des devenirs minoritaires les plus extravagants homogénéisés en un unique et mortifère devenir-riche), un fait minoritaire palpable (toutes les minorités sont pauvres, d’une manière ou d’une autre), un devenir minoritaire très fort (devenir quoi que ce soit c’est toujours initialement s’appauvrir) mais si fort qu’il finit très vite, comme nous venons de le voir, par s’abîmer dans un impossible devenir-pauvre majoritaire. La question de la pauvreté apparaît ainsi comme la pierre d’achoppement et de dérision pour tout engagement dans une véritable politique minoritaire, cette troisième gauche, la nôtre.

Toutefois, il faut peut-être un peu mieux comprendre Deleuze, le grand penseur du minoritaire. S’il peut se permettre, notamment dans Mille Plateaux, de dire au mieux "peuple" au lieu de pauvres et au pis de poser la plupart du temps la question de la vie et du devenir par-devers toute question de survie et de conditions de vie, c’est parce que cette dernière question a déjà été réglée au préalable, en l’occurrence dans L’anti-Œdipe. De quelle façon ? Là encore, allons vite : par le concept de corps sans organes qu’il pille à l’état d’affect chez Artaud pour en faire effectivement la vraie condition conceptuelle de tout devenir. Le corps sans organes qu’il faut bien "se faire" pour devenir quoi que ce soit est en effet le concept à la fois le plus terrifiant et peut-être le plus pertinent quant à la question de la pauvreté qu’a jamais produit la philosophie. Se faire un corps sans organes, c’est d’une part quelque chose de littéralement atroce : tout perdre, tout appauvrir, jusqu’en soi-même - se couper le sexe, se ciller les paupières, se coudre les lèvres et les oreilles, se séparer de tous ses membres : misère absolue d’un corps et d’une âme défaits au sens propre ; mais c’est d’autre part et en même temps la condition incroyable pour que toute richesse, en tant que pure réalité et non plus en tant qu’organe déterminé, contrôlable, bref en tant que richesse relative, puisse enfin fluer, devenir, s’affirmer comme objet à jamais partiel à même sa surface de corps enfin plein. Autrement dit, le corps sans organes est à la fois la négation préalable de toute question de la misère - on ne sera jamais assez misérable pour vivre enfin, on aura toujours trop d’organes, on sera toujours trop riche - et l’affirmation corollaire de l’absoluité vivante de toute pauvreté (tant de choses passent un peu à travers nous). Autrement dit encore, il n’y a pas de question de la pauvreté parce qu’il n’y a pas de question de richesse : il n’y a qu’un vaste flux de la vie (richesse pure) qui passe en chacun (pauvreté pure), mais qui n’est saisissable qu’à la condition justement de préserver cette pure hétérogénéité de la richesse et de la pauvreté, donc de cesser de voir dans le pauvre le riche ou le riche dans le pauvre et ainsi de ne plus mêler la question immédiate de la saisie avec celle, intrinsèquement projective, de l’appropriation ou de la domination - on ne saisira toujours de chaque chose qu’un peu, qu’un élément partiel, mais ce sera toujours suffisant dès que l’on a un corps sans organes.

Il y a donc chez Deleuze du saint François, celui du naturalisme, ou du Shakespeare, celui qui fait dire au Roi Lear : « Ah, ne me parlez pas de "besoin«  ! Le dernier des mendiants a encore un rien de superflu dans la plus misérable chose. Comprends-tu qu’il nous suffit d’un rien de trop pour être. «  ; mais très vite redoublé - sans quoi ce serait la porte ouverte à toutes les interprétations droitistes - par l’affirmation bénédictine ou nietzschéenne du seul être du devenir, c’est-à-dire par l’affirmation que c’est seulement le "un peu" qui peut devenir quelque chose (un peu plus ou un peu moins) et donc être. D’un côté, pauvreté et richesse doivent donc être maintenues politiquement comme concepts déterminants en lieu et place de l’être et du non-être, mais celui-là (l’être ou la richesse) déterminant toujours celui-ci (le non-être ou la pauvreté) - « il suffit d’un rien de trop pour être «  ; d’un autre côté, pauvreté et richesse ne peuvent plus valoir encore qu’en tant qu’ils cessent d’être prédicables à des sujets, qu’en tant qu’il n’y a plus de pauvres ni de riches en soi et que la richesse n’est plus compréhensible qu’en tant que devenirs impersonnels fluant à même le corps plein de la pauvreté.

Deleuze semble ainsi apporter la solution à notre problème en réalisant l’inespéré dépassement de la double impasse de la gauche bénédictine et de la gauche franciscaine. Et ce en termes très concrets et non-dialectiques : la richesse étant toujours ce qui relie seulement un état de pauvreté à un autre état de pauvreté, la question n’est plus ni de devenir pauvre en soi-même, ni de devenir pauvre au milieu des autres pauvres, mais d’échapper, par un christisme supérieur, un christisme sans Dieu, à toute question de pauvreté une fois admis que la pauvreté, c’est la réalité même de chacun en tant qu’il est toujours à la fois un peu moins et un peu plus qu’une personne. C’est là une échappée belle, à la fois de la pauvreté et de la richesse en tant qu’état ou personnalité, au seul profit de quelque chose qui n’est ni riche ni pauvre, qui est la richesse même de toute vie fluant sur le corps de la pauvreté (de soi réduit au rang de sujet larvaire). On voit bien en quoi il s’agit là d’une pensée très concrète. L’échappée belle, c’est en effet d’abord la beauté de tout un certain cinéma français des années 1930 culminant dans le Front populaire : des ouvriers à la campagne ou à la mer, des paysans à la ville, on ne devient pas riche, mais on cesse d’être pauvre pour jouir de toute richesse à même le présent d’un devenir qui nous échappera toujours —le splendide leitmotiv de l’eau, dans tout ce cinéma, de la rivière, de la nature, du plaisir non subjectivant (non foucaldien)... C’est encore la gloire de toute révolution dans son moment proprement révolutionnaire, quand elle commence à réussir, mais n’a pas encore réussi, quand les places cessent un temps d’être fixées et que la plus grande richesse cesse d’être soit accumulable soit destructible pour ne plus signifier que le devenir présent de celui qui en profite : gloire du pillage et de l’expropriation sauvage qui ne sont déjà plus sabotage et pas encore réappropriation... C’est enfin et plus généralement tous ces moments que chacun connaît où l’on se met à jouir de ce que l’on ne possède pas, par-devers toute possession et toute emprise, en tant que richesse pure et infra-personnelle : un souffle de vent dans la canicule, un sourire au milieu de la cohue, un printemps précoce ou un automne tardif à la Ozu... Ô riches joies du pauvre, qui ne se veut alors ni riche ni pauvre, seulement imperceptible (plein et sans organes) sous sa profusion.

Il y a là bien des images concrètes pour venir exprimer cette question de la pauvreté conçue non comme déni, mais comme condition si absolue de la richesse qu’elle en vient à se retirer d’elle-même de toutes ses déterminations partielles (ou momentanées). Et pourtant, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit encore là d’un échappement encore plus monstrueux ou toujours bien idéaliste du fait de la pauvreté : comment les "vrais" pauvres pourraient-ils s’y reconnaître ? Mais on a tort, et c’est là une mauvaise question issue encore d’une perception de riche ou de droite, car justement il s’agit d’admettre, non en idée, mais dans sa chair même, certes mutilée, bafouée, mais tout autant enfin ouverte à tous les frémissements de l’univers, qu’il n’y a pas de vrais pauvres en vérité mais seulement une vraie pauvreté, celle-là même qui défie toute idée de misère (toute idée de manque radical ou dénuement) et instaure le grand règne du "un peu" à même son corps. C’est cela en tout cas la "bonne nouvelle" ou le nouvel évangélisme que prétend apporter Deleuze : depuis la plénitude de son corps sans organes regarder toujours les pauvres d’en bas et leur promettre le salut non au nom de ce qu’ils ont sans le savoir, mais au nom de ce qu’ils n’ont pas mais qui passe malgré tout toujours un peu par eux et qui est la seule vraie vie. Plus concrètement encore, on connaît aussi bien les apôtres que Deleuze se donne à cette fin : le Rimbaud d’une Saison en enfer, Bartleby, Lawrence, Miller, Kerouac, les Crevés beckettiens, Joe Bousquet, bref tous les chantres d’une splendeur immédiate toujours possible de la vie à même sa plus terrible pauvreté, et non pas d’une richesse projetée, promise, dialectisée, bref toujours reportée à un lendemain qui sera toujours le lendemain du lendemain.

Dans cette perspective, on comprend alors pourquoi, en fin de compte, il n’y a plus rien à dire de ce fait de la pauvreté ; c’est un fait universel, qui fonde la possibilité de tout devenir minoritaire singulier, mais qu’on peut enfin envisager sans dolorisme et sans fierté, c’est-à-dire simplement reconnaître et passer outre, vers les seules choses qui vaillent : toutes ces richesses impersonnelles, inappropriables, incontrôlables qui traversent sans jamais s’y arrêter le corps pauvre de toute minorité pour en faire briller un instant la plénitude universelle. Et c’est certes effectivement là d’une gauche religieuse qu’il s’agit, mais ce qui signifie aussi bien une gauche qui a enfin cessé de dénier l’origine de son souci des pauvres, des sous-développés, des minorités universelles, qui l’a au contraire mis en avant, mais dans le seul but peut-être de l’empêcher de dégénérer en nouvelle Église : quand tout devient religion évangélique sans mystère, annonce de la bonne nouvelle sans médiation, à même le corps de la pauvreté, peut-être qu’aucun prêtre ne pourra plus trouver de quoi s’y nourrir ? Dans tous les cas et minimalement, n’est-ce pas déjà là l’horizon même, seulement enfin explicité, de toute notre gauche moderne, qu’elle soit citoyenne, prolétarienne ou minoritaire : revenir enfin à un état de religion non confisquée ?