Vacarme 89 / Habiter Marseille

leurs forêts intérieures Photogrammes du film « Là où la terre »

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Là où la terre est un court-métrage réalisé par Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva lors d’une résidence au Théâtre du Merlan. Cette scène nationale se trouve sur une butte, au cœur d’un centre commercial abritant également une gendarmerie, au-dessus d’une bretelle d’autoroute creusée dans la colline, comme un témoignage des grands projets urbanistiques des années 1970. Les réalisateurs sont allés à la rencontre de ces habitants qui, ayant vécu enfants dans le quartier, ont connu le passage des bidonvilles aux grands ensembles. Ils racontent leurs souvenirs d’une nature luxuriante, pleine de dangers, de cascades et de trous d’eau. Par leur récit, celle-ci se matérialise dans les paysages minéraux et démesurés, presque science-fictionnels, qui composent la réalité des quartiers Nord de Marseille. Là où la terre a été malmenée subsistent des traces orales de ces paysages aujourd’hui disparus. Un entretien avec les deux réalisateurs expliquant la construction du film est également disponible.

« Plus nous nous éloignons du centre et plus l’atmosphère devient politique. Les banlieues sont l’état de siège de la ville, le champ de bataille où fait rage sans interruption le grand combat décisif entre la ville et la campagne. Ce combat n’est nulle part aussi impitoyable qu’entre Marseille et le paysage provençal. »
— Walter Benjamin

Là où la terre

Il y avait les piquants, beaucoup de piquants. Je sais pas ce que c’était, des herbes piquantes, je me rappelle. Urticantes et piquantes. On enlevait le milieu, on mangeait le centre. Une fois je me suis trompé, j’en ai mangé, j’ai eu la langue brûlée. Ça j’en ai le souvenir. Et c’était : les herbes, les herbes, les herbes elles étaient à taille d’homme. La terre était noire, noire, noire. D’ailleurs on creusait souvent le sol, parce qu’on faisait des traces de pas pour faire croire que des géants étaient passés.

Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva

Là où la terre

Des écureuils, des lucres, des bergeronnettes, des chardonnerets, beaucoup beaucoup de chardonnerets. Le chardonneret quand il chante c’est beau, surtout les sauvages. Quand on était petits, on faisait fondre de la chambre à air, avec de l’huile, on le mettait sur un bâton, on les attrapait, on les mettait dans des cages, on était contents. Y’avait de gros lézards verts, très gros, des serpents, plus des vipères que des couleuvres. Des orties, y’en avait en pagaille. Et de l’eau. Quand on avait soif, on buvait à la sortie de l’eau, qui sortait de la terre. On mettait du laurier, y’en avait en pagaille. On mettait une feuille de laurier, on laissait couler l’eau jusqu’à ce qu’elle soit propre, on mettait la main et on buvait. C’était de la bonne eau, on n’est jamais tombé malades.

Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva

Là où la terre

De tout ça il ne reste plus qu’une ferme pédagogique.

Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva

Là où la terre

Il y a de la végétation, il y a de l’eau. Beaucoup d’eau. Et sur le côté vraiment le plus droit, il y a un immense torrent d’eau, qui vient se jeter sur la voie rapide, côté Benos. Ben à l’époque côté Benos c’était que de la verdure, le bâtiment de la cité Benos n’existait même pas, c’était le torrent d’eau et la colline. Et il y a la forêt. Il y a cet arc, haut comme si toutes les feuilles en se rejoignant elles formaient une arche. Et en la dépassant, on marchait dix-quinze mètres, maxi vingt, toujours sur le côté droit, il y avait ce puits, avec un tronc d’arbre, avec quelques feuilles et il y avait une roche, de la terre avec de la roche, où de cette roche sort de l’eau. Il y avait comme un tuyau métallique et l’eau passait à travers et on pouvait se servir. Et en longeant plus loin, c’était la forêt. Je vois tout ce vert, toute cette verdure. Pour moi, avec mes yeux d’enfant, c’était immense et très lointain. Mais quand on compare avec aujourd’hui, c’est juste derrière. Derrière le parking de Carrefour le Merlan.

Ramona Bădescu et Jeff Daniel Silva

Post-scriptum

Ramona Bădescu est née en Roumanie. Elle arrive en France à l’âge de dix ans à Vitrolles. Elle est écrivaine (littérature jeunesse, théâtre, poésie), comédienne et réalisatrice.

Jeff Daniel Silva est un réalisateur américain, originaire de Boston. Il a réalisé Balkan Rapsodies : 78 Measures of War en 2008, Ivan & Ivana en 2011, Linefork en 2016.