2/ classes populaires, parti populiste ?
Le « vote Le Pen » : la faute au populaire ?
par Annie Collovald
Qu’est-ce qui se raconte dans la focalisation exclusive de l’analyse du vote FN sur le populisme et le protestataire ? Ou comment la résurgence de la figure du « salaud de pauvre » contribue à éluder une critique politique sérieuse du FN.
Quelle bien étrange conjoncture a créé le succès du FN au premier tour des élections présidentielles ! Après avoir révélé la faillite politique de la droite et de la gauche « gouvernementales », il signe celle des commentateurs attitrés de la vie politique. Cet échec à comprendre la situation présente ne saurait pourtant surprendre : il n’est que l’ultime indicateur empirique (dont on se serait bien dispensé) des collusions anciennes entre droite et gauche classiques et une large fraction de « l’intelligentsia » autorisée réunissant, dans une même posture d’expertise de la démocratie, nombre d’éditorialistes, de sondeurs, de sociologues, de politologues et d’historiens du « temps présent ». S’il faut s’indigner de l’indigence des explications avancées, c’est qu’elles font gagner deux fois le FN, dans les urnes et dans les interprétations, en construisant une réalité imaginaire et dépolitisée. À les lire, il n’est d’ailleurs pas certain que le FN n’ait pas d’abord gagné dans les commentaires avant de gagner électoralement.
De façon surprenante, en effet, ce n’est ni la présence ni le maintien dans le jeu politique d’un parti profondément anti-démocratique qui suscitent l’indignation collective (puisqu’il est là depuis les Européennes de 1984) mais sa percée victorieuse dans la compétition la plus fermée et la plus emblématique de la démocratie version Vème République. Il y aurait beaucoup à écrire sur la construction d’une perception intellectuelle et politique largement partagée d’une démocratie protégée des risques que fait encourir l’extrême-droite et qui ne se résument qu’à ses possibles succès électoraux. Dire que les commentaires dont a fait l’objet le FN depuis les années 1990 y ont contribué est presqu’un euphémisme ; ils ont sans cesse, pour des raisons différentes, à la fois sous-estimé ce parti jusqu’à en annoncer la fin au prétexte du divorce entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret et participé à lui donner une autre identité que la sienne (le « populisme » ou le « national-populisme ») bien plus respectable dans le discrédit que celle de « fasciste ou « d’extrême-droite » : ce dont les dirigeants du FN leur sauront gré puisqu’ils revendiqueront, pour eux-mêmes et leur parti, la qualification de populisme. Mais ce ne sont pas simplement les identifications du phénomène qui ont été brouillées, c’est également le sens des analyses à tenir qui a été renversé, ainsi qu’en témoignent les multiples commentaires empressés et déboussolés par le démenti pratique que leur apportait le score de Jean-Marie Le Pen aux lendemains du premier tour.
le vote FN : un vote de « paumés » ?
Que ce soit aujourd’hui ou hier, depuis 1984 et le score de Jean-Marie Le Pen aux européennes, c’est toujours la stupeur ou la surprise qui tient lieu de réaction devant les succès à répétition de ce parti. Pourtant on peut rappeler qu’au premier tour des présidentielles, il a conquis 900 000 voix de plus qu’en 1995 (c’est beaucoup certes, c’est peu par rapport à « l’horreur » que soudain sa présence suscite comme s’il s’agissait d’un raz-de-marée inattendu). Le soulagement du deuxième tour, comme si ce qu’il représentait avait été jugulé, appartient au même registre de l’incompréhension. Apparemment, que le FN ait conquis des mairies après avoir obtenu des sièges à l’Assemblée nationale, qu’il compte plusieurs centaines d’élus locaux (conseillers municipaux, départementaux et régionaux) et quelques députés européens, qu’il passe à la télévision, à la radio ou dans les rubriques de presse, ne paraît pas avoir fait comprendre que ce parti est implanté désormais depuis 15 ans dans la vie politique, qu’il s’est professionnalisé aux règles formelles du jeu démocratique et que cela lui assure à la fois une base de mobilisation comme c’est le cas pour tout autre parti politique et une palette de tactiques et de stratégies bien plus large que lorsqu’il n’était qu’un groupuscule d’activistes situé hors de l’arène politique et ne recourant qu’à la violence physique. À croire que ce qui choque les observateurs soit moins son maintien constant dans la vie politique et l’érosion morale qu’il provoque, que son côté déconcertant de briseur des routines d’un jeu politique réservé aux seuls initiés (les partis de « gouvernement » et les professionnels autorisés de leur analyse). On crie à juste titre à la dégradation de l’image de la République mais c’est depuis plusieurs années que la représentation de Marianne s’est abîmée, et pas simplement symboliquement.
À succès « exceptionnel », explication par l’exceptionnel ; c’est la « crise » qui porterait le FN aux nues électorales : crise de la politique, crise de la société, crise urbaine - maintenant crise rurale (il a gagné des voix dans les campagnes, donc...). Il n’est pas innocent alors que, parmi ses électeurs, ce soient les groupes populaires et les chômeurs qui soient mis en avant, gagnant ainsi involontairement une visibilité qu’ils ne connaissaient plus depuis longtemps dans les préoccupations des « responsables » de toutes sortes. Vivant des expériences critiques qui les « excluraient » du monde social et empêcheraient leur « bonne intégration », ils sont censés être « déboussolés », « anomiques », « paumés », « largués » et, comme ils sont peu éduqués c’est-à-dire sans diplôme certifié (c’est dû à la crise du système scolaire, dernière crise en date car l’école ne sait plus préparer les enfants à devenir citoyens), ils « protestent » en suivant naïvement tous les démagogues forts en gueule, Jean-Marie Le Pen le premier. Cela n’empêche pas, cependant, l’ensemble des électeurs du FN d’avoir « instrumentalisé » leurs réponses aux sondages et leur vote, et adressé « un message à ceux qui nous gouvernent. Bref, des paumés mais, électorat volatile ou « zappeur » oblige, quand même rationnels, sachant maîtriser une parfaite stratégie de communication - si l’on en croit les réactions des hommes politiques qui les ont « entendus » ou les spécialistes du décryptage de ce que « veulent signifier les électeurs qui voient en eux des « tribunitiens ». Que dire si ce n’est que ces propos sont affligeants ? Ce n’est pas seulement que leurs auteurs commettent des fautes d’interprétation en inversant les perspectives à tenir et en simplifiant radicalement la complexité des phénomènes politiques : c’est qu’ils manifestent une incapacité mentale à comprendre, en confondant préjugés et analyses, opinion personnelle et opinion scientifique, arguments d’autorité et démonstration contrôlée, et en ressuscitant des traditions d’analyse contestables et contestées en dehors de leur cercle.
la preuve par le stéréotype du pauvre
Reprenons rapidement les chiffres, les cartes et les comparaisons effectuées supposés attester de l’objectivité des commentaires avancés. Tout d’abord un préalable, et d’importance. Les statistiques proposées pour dresser le « portrait robot » des différents électorats reposent sur des sondages. On croyait cette méthode de recueil de données discréditée par les résultats imprévus des dernières présidentielles ? Apparemment pas pour continuer à redire et à faire sous une forme plus catégorique, ce qui est dit et fait depuis 15 ans. Nulle réflexion (ou autocritique ?) sur qui répond et qui ne répond pas, ce qui pose quelques problèmes puisque près de 30 % des personnes approchées refusent aujourd’hui de répondre à un sondage sans que l’on sache comment elles se répartissent socialement et politiquement. Nulle réflexion encore (mais c’est vrai, c’est du chipotage de sociologues critiques) sur ce que représente cette situation d’entretien, sur les sommations scolaires à répondre qu’elle impulse et sur les stratégies de défausse dans les formes qu’elle suscite. Pourtant nombre de travaux classiques en sociologie ont montré que cette situation joue sur la bonne volonté culturelle des moins scolarisés, que les groupes sociaux « supérieurs » savent jouer des mises en forme de soi et des convenances réglées de la conversation, que déclarer un vote FN à un moment où les résultats ne sont pas connus et alors qu’il est toujours perçu comme stigmatisé et stigmatisable met en jeu non seulement son prestige social mais aussi des tactiques politiques de censure propres à chaque univers social d’appartenance. Ne peut-on pas alors se demander si les premiers à déclarer leur vote n’appartiennent pas justement aux groupes populaires et à ceux qui s’en sentent proches, d’autant plus assignés à répondre qu’ils ne se sentent pas autorisés à décevoir l’enquêteur. Petite hypothèse mais qui fait changer les conclusions. Ainsi ce n’est pas que les groupes « éduqués » soient prémunis contre le vote FN, refuge pour tous les incultes : c’est qu’ils attendent sa reconnaissance pour avouer publiquement leurs préférences électorales, ce qui n’apprend absolument rien sur leurs pratiques de vote effectives. Ceux qui « sauveraient » les sondages en quelque sorte et « sauveraient » cette démocratie d’opinion appelée de tous leurs voeux par les réformateurs de la démocratie représentative, seraient précisément les groupes populaires et non les autres. Il est vrai qu’un tel constat dépasse les bornes mentales des jugements préconçus. Reste que du point de vue de la construction statistique, les chiffres avancés ne valent que ce que valent les croyances placées dans les sondages et dans l’image moralement sécurisante qu’ils renvoient : peu de choses, juste un mirage.
Faisons comme si, cependant, l’on prenait au sérieux les statistiques et les commentaires qui les accompagnent. En 2002, 23 % des ouvriers et 16,8 % des « retraités et inactifs » ont voté Le Pen ; ils étaient respectivement 23 % et 11 % en 1995. Questions : pourquoi se focaliser sur les premiers quand la progression s’effectue chez les seconds ? Pourquoi confondre les seconds avec les chômeurs, autre catégorie floue et purement administrative qui ne donne aucune information sur leur identité sociale (jeunes, vieux, cadres, ouvriers) ? Il ne s’agit pas de nier ici que des membres des groupes populaires et des chômeurs ont voté FN, il s’agit de s’interroger sur la raison pour laquelle ils suscitent autant l’attention vigilante des commentateurs. On en a peut-être une explication dans la situation contradictoire qu’a créé chez eux l’arrivée impromptue de Jean-Marie Le Pen au premier tour des présidentielles. Leurs anticipations ayant été démenties, ils se retrouvent à improviser dans l’urgence des analyses sur un mouvement dont ils ne connaissent pas grand-chose, si ce n’est ce qu’ils en ont déjà dit. Le problème pour eux c’est que ce qu’ils ont déjà « constaté » est contradictoire avec le succès du FN (par exemple que depuis 1999 le FN n’existait plus). Ils reprennent alors ce qui a fait leur propre actualité lors des présidentielles de 1995, le vote populaire. Ils font coup double. D’une part, cela soulage leur travail interprétatif (c’est vrai, c’est fastidieux de comprendre que le FN a pu changer, et de quelle manière) et leur sens de la morale (c’est plus sécurisant de penser que ce sont les « pauvres » qui se reconnaissent dans un mouvement politique honteux et grossier plutôt que les gens bien éduqués et socialisés) ; d’autre part cela permet de recouvrir leur racisme social de commentaires éplorés sur les méfaits du chômage et de la précarisation sociale (ça, c’est la posture scientifique qui « comprend » sans excuser ou diaboliser). On a une illustration de leur « objectivité » lorsqu’on regarde une autre catégorie sociale, celle des « artisans, commerçants, chefs d’entreprise » : ils étaient 13 % en 1995, ils sont 31 % en 2002 à voter FN. Une crise du commerce et du patronat, peut-être ? Étonnant que l’on n’en parle pas ! Sans doute cela signalerait-il par trop évidemment deux choses. Premièrement que ce ne sont pas forcément des sans grade qui se retrouvent dans le vote FN mais des gens bien installés (et intégrés) socialement. Deuxièmement que c’est la droite et non la gauche qui ne réussit plus, aujourd’hui, à retenir une clientèle électorale qui se radicalise à l’extrême. Après que la gauche a échoué depuis plusieurs années à retenir des électeurs populaires dont certains ont glissé à droite avant de se reporter sur l’extrême-droite, la droite serait atteinte par une hémorragie de ses anciens soutiens. La thèse du « gaucho-lepénisme » en sort alors quelque peu ébranlée. Qu’importe. Elle a conquis précédemment par la simplicité de son évidence nombre de commentateurs politiques. Désormais beaucoup sous-entendent, à partir d’un syllogisme erroné, que puisqu’à l’écroulement des bastions ouvriers succède une montée du FN, c’est que les électeurs communistes sont passés avec armes et bagages dans les rangs des supporters de Jean-Marie Le Pen (ce que d’ailleurs n’avançait pas le « gaucho-lepénisme », le « gaucho » renvoyant plutôt aux socialistes). Les rares enquêtes sérieuses menées sur le « virage du rouge au brun » des anciennes citadelles communistes montrent que cela est faux. La réussite FN est d’abord liée à la mobilisation électorale d’anciens abstentionnistes de droite et les électeurs PCF retournent là où tout les inclinait socialement à être sans le rôle politique de ce parti et l’inculcation d’une culture politique collective : chez ceux qui se désintéressent de la politique et ne répondent pas aux sollicitations électorales.
Admettons encore comme certaines les explications du vote FN par les seuls méfaits du chômage, de la précarisation et de l’insécurité sociales. Mais alors on ne peut que s’étonner devant l’extrême faiblesse du score de Jean-Marie Le Pen. Pourquoi tous les pauvres, les paumés et les laissés pour compte du libéralisme économique ne votent-ils pas plus pour le FN ? D’autant que celui-ci est présenté, grâce à l’accréditation « savante », médiatique et politique des prétentions de son leader, comme le parti qui défend les plus fragiles socialement et prend en charge leur « mécontentement ». Après tout, ils sont les plus nombreux (près de 8 millions selon le dernier recensement de la population) et ils devraient submerger la démocratie de leurs votes « protestataires ». Il faudrait là se demander, contrairement à tout ce qui s’écrit et se pense sur l’autoritarisme des classes populaires et/ou sur leur propension bien connue au défoulement d’instincts et de ressentiments « anti-élite », s’il n’existe pas -encore mais pour combien de temps - des verrous moraux qui font rester fidèles à leurs anciennes remises de soi tous ceux qui, délaissés, trahis et injuriés par ceux même qui se prétendent leurs porte-parole, tentent de conserver leur dignité en croyant toujours en leurs idéaux passés ou en se réfugiant, par protection, dans l’indifférence silencieuse. Qui dit mieux comme loyauté politique au regard des multiples reconversions et reniements imperceptibles ou proclamés, à droite comme à gauche, dans les classes moyennes comme dans les classes supérieures ? Mais c’est vrai que le populaire se « porte » mal en politique depuis longtemps, tant il est devenu un stéréotype négatif au fur et à mesure de l’abandon et de la réorganisation des espoirs messianiques, intellectuels et politiques placés en lui ; et l’on comprend la place rendue ainsi disponible pour une force politique en quête de légitimité démocratique qui ne répugne pas à s’habiller de stigmates pour mieux les retourner contre « l’establishment » politique (« Je suis la bête immonde qui monte, qui monte... » dit Jean-Marie Le Pen), et à jouer publiquement de la démocratie (la souveraineté nationale du peuple) contre la démocratie (représentative).
une lepénisation envahissante
Le jeu du FN est d’autant plus aisé que le populaire lui est abandonné par l’ensemble des organisations politiques « classiques » et que la mobilisation politique populaire est constituée en signe de crise et de menace : pour une opposition d’extrême-droite qui peine à se faire accepter publiquement, quelle meilleure reconnaissance que d’être accréditée du soutien du « peuple » et d’une portée critique ? Elle trouve un concours moins inattendu qu’il ne le semble dans les interprétations des ralliements électoraux, qui avalisent le discours du dirigeant frontiste en faisant de ses « idées » une des raisons des votes qu’il obtient (première question posée par les sondages : « Avez-vous voulu protester quand vous avez voté ? »). Rien ne l’atteste mieux que les cartes et les comparaisons « historiques » avancées. Ah ! les géographes, les cartographes, les politologues et les historiens expérimentés : où vont-ils donc ressourcer leur imagination explicative après le démenti de leurs prévisions ? Comme auparavant, dans les discours de Le Pen. Et de mettre en parallèle la répartition spatiale des votes FN avec celle de la criminalité, thèse sécuritaire oblige (une première dans les annales même si elle a déjà été préparée par des questions posées aux électeurs comme : « Avez-vous été agressé dernièrement ? » Généralement, c’est pour conclure que cela ne marche pas vraiment, sauf dans certaines zones géographiques, un effet de « halo » sans doute) ; parallèle avec la carte de l’immigration, thèse sécuritaire oblige encore (c’est déjà plus habituel depuis le succès parlementaire du FN en 1986 : de façon globale ça marche très bien et si, canton par canton et ville par ville, ça ne colle pas, le « halo » précédemment cité est en cause ; comme on dit, quand on a l’explication qui gagne dans les médias mieux vaut s’y tenir). Et de mettre en perspective historique le score frontiste actuel avec son propre passé et avec celui d’autres mouvements politiques réputés en avoir été les précurseurs, histoire de redonner au « temps long » des idées politiques son épaisseur scientifique : 1988, 1995, 2002, 1956 et la carte du poujadisme, dommage que celle du boulangisme ne soit pas disponible, la boucle du tautologisme serait définitivement bouclée tant c’est à l’aune de Jean-Marie Le Pen que sont décrites les figures politiques des temps révolus. Mais il suffit, les mots bien sûr parlant d’eux-mêmes, de citer les propos bien choisis du Général La Revanche pour vérifier sans plus d’inventaire que lui et Jean-Marie Le Pen sont bien de la même eau saumâtre du « nationalisme fermé » voulant renvoyer hors de France tous les étrangers. Il est vraiment de peu d’intérêt de savoir que pour Boulanger, l’étranger c’était l’ennemi allemand et pour Le Pen les immigrés, que le premier n’était pas politiquement raciste et que le second l’est, ou plus anecdotique encore, qu’entre ces deux leaders s’est écoulé plus d’un siècle pendant lequel la question de l’immigration a eu le temps de complètement changer de sens et de signification, au point de devenir l’enjeu politique principal de tous les partis en présence.
Une conclusion, qui s’impose d’elle-même ; il existe trois France, qui se résument à deux : la France « gouvernementale » et celle des « tribunitiens » qui rassemblent extrême-gauche et extrême-droite : c’est bien connu aussi, l’intuition ne trompant jamais, les extrêmes se ressemblent (au fait, le PCF n’appartient plus aux tribunitiens et l’on ne peut que se féliciter pour lui qu’une fois presque disparu politiquement il accède à la légitimité démocratique - mais, c’est vrai, le populaire n’est beau que « mort »). On savait déjà, grâce à certains historiens du temps présent habitués à la « une » de quotidiens, qu’il existait deux France, celle de l’Affaire Dreyfus et celle des autres, tous les affreux contre-révolutionnaires qui, de 1789 à aujourd’hui, en passant par le boulangisme, l’Action Française, les ligues des années 1930, Vichy, ont lutté contre la Gueuse. On est réconforté d’apprendre que malgré les transformations de contexte historique et politique, les modifications de la gauche et de la droite au cours du temps, malgré encore les métamorphoses de l’extrême-droite, malgré enfin les changements d’enjeux politiques et les recompositions idéologiques, ces deux France existent toujours (le vote Maastricht nous avait d’ailleurs déjà rassurés sur ce point) ; que de leur « guerre civile » pacifique, la première, la plus belle, celle des défenseurs des droits universels de l’homme, ressort toujours victorieuse (inutile de s’inquiéter alors, on connaît dès à présent la fin de l’histoire), et qu’elle a constamment immunisé la République des dangers que représentait la troisième droite (le bonapartisme), surtout de son avatar honteux, le fascisme, à tel point d’ailleurs qu’il n’a jamais existé en France. La présence du FN dans la compétition la plus emblématique de la Vème République est certes un peu gênante, surtout quand descendent dans la rue plus d’un million de manifestants qui prétendent lutter contre le fascisme. Qu’importe, il suffit, pour rester en prise avec l’actualité et être de son temps, de modifier l’interprétation historienne du FN qui prévalait jusqu’alors - un « national-populisme » uniquement redevable de la Contre révolution et surtout pas de la droite révolutionnaire dans laquelle Zeev Sternhell voit la matrice du fascisme français - et de lui attribuer une filiation nouvelle inconnue jusqu’alors : le parti fasciste de Doriot. On vit une époque bouleversante. Maintenant l’histoire présente peut changer les cours de l’histoire politique passée, un « devoir de mémoire » sans doute.
Le même « trouble » du commentaire se remarque dans le profilage des « tribunitiens ». On le comprend très vite, se retrouvent là tous les « archaïques », les dépassés, les menacés, les anti-modernes, aucun n’échappant à la lecture moralisante de la politique qui, départageant le bon grain de l’ivraie, en profite pour déconsidérer toutes les oppositions politiques en les définissant comme des petits Le Pen en puissance (première remarque d’un spécialiste après le second tour : « Les électeurs des différentes extrême-gauche ne se sont pas reportés sur le leader du FN » ; une véritable surprise, non ?). Une preuve du danger que constitue le FN ? Son caractère anti-moderne, le comble en ces moments où la modernité affirme les avenirs radieux qu’elle promet (l’Europe, l’État modeste, la démocratie ou la République de proximité, la réussite aux plus compétents, la guerre juste, la défense de causes morales et humanitaires). Un indicateur de cette affirmation ébouriffante ? Comparons la géographie du travail des femmes, signe par excellence de la modernité, avec celle du vote FN et nous trouverions, tout comme Hervé Le Bras dans Libération, qu’elles ne se recouvrent pas. Surprenant non ? Moins, quand on sait que les femmes votent moins pour le FN que les hommes. Passons...
et si l’on parlait un peu sociologie politique ?
On ne s’attardera pas (ce serait vraiment trop long) sur les contradictions existant d’un commentaire à l’autre dans les pages du même journal, voire à l’intérieur d’un même commentaire ou avec ce que le même commentateur avait dit auparavant, c’est-à-dire avant que le FN ne fasse un tabac. Tout cela fait un peu désordre et même inconséquent mais c’est participer qui compte (sinon la place risque d’être prise par d’autres). Juste quelques suggestions qui empruntent aux hypothèses de la sociologie politique la plus classique. Et si, pour rester dans le registre pédagogique usité, l’on mettait en parallèle le succès électoral du FN avec d’autres cartes ? Par exemple, avec la répartition géographique des élus frontistes (tous postes électifs confondus) ? Avec la carte des alliances conclues entre FN et droite au niveau municipal, cantonal et régional ? Avec la carte des pratiques et des discours sécuritaires adoptés par les élus de droite et de gauche ? Ou encore, si l’on veut prendre le point de vue de l’histoire, si l’on mettait en rapport la montée du FN avec la montée, dans les préoccupations des responsables politiques de gauche et de droite, nationaux et européens, de la question de l’immigration ? De celle de la sécurité ? Avec la montée de considérations ethniques et culturalistes dans la gestion des problèmes sociaux chez ces mêmes responsables ? Ou plus simplement, si l’on tenait compte de la durée de l’implantation du FN et des votes en sa faveur selon les zones géographiques ? Sans doute s’apercevrait-on de plusieurs choses bien déconcertantes. On verrait que l’électorat du FN est moins homogène que ce que sa définition « protestataire » ou « tribunitienne » prétend, et qu’il existe un vote politiquement constitué depuis 1986, notamment dans les régions nord-est et sud-est de la France (celui-ci, ce n’est pas un vote populaire ou « largué », et il ne risque pas d’être volatile ou sensible aux mesures sociales !). De même, réapparaîtrait la contribution plus ou moins involontaire des autres acteurs politiques et de tous ceux qui les informent, les conseillent ou les influencent à la constitution de problèmes publics qui rencontrent voire utilisent les préoccupations des dirigeants frontistes et leurs manières de les présenter. On s’apercevrait aussi qu’en certains lieux un élu ou un candidat de droite ou de gauche peut très bien faire office de lepéniste de service et que l’électorat frontiste ne se libère qu’à l’occasion d’une compétition où cet homme politique ne peut pas se présenter (une élection présidentielle, par exemple). Bref, on pourrait commencer à avancer quelques hypothèses empiriques sur ce qui demeure une énigme : la persistance du FN alors même qu’il est absent sur le terrain où il conquiert des voix. Avant d’en référer à des explications par l’exceptionnel convenu - la magie du verbe lepéniste, le pouvoir charismatique de Le Pen, la faute aux seuls médias - mieux vaudrait avouer que l’on sait peu de choses sur ce parti (les enquêtes comportant une réelle investigation sont rares en sociologie politique) et recourir aux méthodes d’analyses éprouvées. Seraient enfin auscultées les conditions de possibilité et de durabilité de cette extrême-droite conquérante en revenant sur ce qui devrait être une évidence : non sur les « valeurs » supposées détenues par les uns et les autres (ou la morale et l’éthique personnelles dont les personnalités politiques s’honorent ou non) mais sur la configuration du jeu politique, sur les compromis, les coups, les stratégies des autres forces politiques, sur les marges de jeu et d’existence qu’elles offrent à un parti qui n’en espère souvent pas tant, sur les manières dont les politiques publiques décidées ont été appliquées et leurs effets concrets sur les populations concernées : en clair sur les différentes élites politiques, leurs concurrences et leurs écarts de distinction et les situations sociales et politiques qu’elles contribuent à façonner. Le plus effarant dans tous ces commentaires (qui viennent le plus souvent d’« hommes multiples », à la fois journalistes, intellectuels, sociologues, politologues ou historiens, mais aussi conseillers, experts, acteurs politiques etc.), c’est qu’ils dépolitisent le traitement d’un parti politique profondément anti-démocratique, alors que l’enjeu qu’il représente est éminemment politique (et démocratique). C’est qu’ils continuent à faire penser la morale politique, celle qui s’appuie sur le sens pratique des professionnels de la politique et qui anime leurs prises de position, comme une affaire de morale individuelle, une affaire de « grand homme » ou de charisme plus ou moins vertueux et non comme une morale collective. Du coup ils empêchent de poser la seule question qui importe:commentlefonctionnement régulier (et non pas critique) de la démocratie peut-il engendrer des monstres politiques ou, comme l’écrit Christopher Browning, historien des crimes nazis, comment « il existe une ordinaire humanité à la plus extraordinaire inhumanité ». Cette incapacité (mentale et morale) se repère très bien dans le type de partage que ces analystes de la vie politique opèrent entre les forces politiques en présence.
plutôt Berlusconi que Haider ?
Poser la question comme l’a fait un juriste dans les pages du Monde, c’est déjà y répondre, spontanément. Comment, en effet, ne pas voir le gouffre qui sépare un Président du Conseil démocratiquement élu et un trublion marqué par l’héritage nazi dont la cooptation gouvernementale a suscité un scandale et un effroi internationaux ? En la matière, pourtant, mieux vaut se défier de la spontanéité. Comme l’écrivait Orwell, les fascistes ne reviendront pas le crâne rasé et la croix gammée en étendard : ils reviendront le parapluie bien roulé sous le bras et avec le chapeau melon. Croire que ne sont anti-démocratiques (anti-égalitaires, anti-humanistes, porteurs d’un projet politique autoritaire destructeur des libertés individuelles et politiques) que ceux qui ne réussissent pas à se mettre totalement dans les formes et dans les règles de la démocratie est pour le moins court en analyse. C’est pourtant ce qui reste apparemment l’ultime indicateur d’identification de l’extrême-droite si l’on en croit une autre carte publiée : celle des partis extrémistes en Europe. On apprend avec intérêt qu’il n’existe pas d’extrême-droite en Angleterre (quelques jours plus tard, le même quotidien nous informe que l’ultra-droite anglaise a remporté trois municipalités), que l’Italie ne compte que 3,9 % de droite extrême (chiffre correspondant à la seule ligue du Nord : mais enfin à quoi pensent tous ces Italiens quand ils se mobilisent au nom de la lutte contre le fascisme de Berlusconi qui fait passer, certes par voix législative, ses intérêts privés avant les intérêts d’État, qui promulgue toujours par voix législative des décisions discriminatoires contre les syndicats et les immigrés, qui soutient publiquement un fasciste à la mairie de Rome, etc.), qu’en Belgique, on n’en trouve que 9,9 % (or quelque temps auparavant on a cru lire des mêmes sources informées que le Vlams Blok est le parti dominant en Flandres, qu’il tient plusieurs grandes villes dont Anvers, qu’il est en train par alliances interposées grâce au système fédéraliste de démanteler sur une base ethnique le système de sécurité sociale) ; on pourrait continuer... Certes Haider, Bossi, Le Pen sont des affreux, mais sont-ils les seuls de leur espèce à être anti-démocratiques et à dégrader moralement et politiquement la société à laquelle ils appartiennent ? C’est le même schème interprétatif, à la fois juridique et moral, qui se focalise sur tout ce qu’il y a de plus formel (les discours, le style, la participation aux élections) qui était à l’oeuvre précédemment, avant cette campagne présidentielle déconcertante, pour conclure que le FN s’était notabilisé et qu’à ce titre il était moins radical et moins violent que du temps de son existence groupusculaire. Mieux valait parler désormais à son endroit de « populisme » ou de « national-populisme » et non de fascisme (et ce d’autant plus que jamais, jamais, jamais, il n’y a eu de fascisme en France).
Or à ne regarder que le plus apparent et le plus formel, le jugement l’emporte sur l’analyse, et les illusions mal fondées le disputent à toutes les confusions. Cela revient à donner de la démocratie une définition strictement normative qui ne tient compte ni de ses modalités concrètes d’existence, ni de l’histoire politique (par exemple, le mouvement nazi a réussi par les élections et les a maintenues quelque temps et, que l’on sache, cela ne l’a pas rendu moins radical) ni des usages politiques fort différents d’une même forme démocratique (combien de dictatures se sont parées et se parent encore des vertus de la démocratie ne serait-ce que pour obtenir des financements internationaux ?). L’oubli du politique conduit ainsi à toutes les naturalisations possibles. On l’a vu à propos justement des groupes populaires supposés fidèles à Le Pen, sur lesquels sont reportées toutes les défaillances politiques des « responsables » et auxquels sont prêtés tous les défauts démocratiques, des défauts de leurs origines sociales sans doute. Inutile de s’attarder encore sur cette libération d’un racisme social à l’encontre des groupes populaires qu’autorise chez les commentateurs l’examen du FN, même s’il est intéressant de le relever, pour comprendre la distance sociale, objective et subjective, qui les sépare des groupes les plus vulnérables et qui préside à leurs analyses « savantes ». Pour voir aussi combien elle est la marque de la réussite de Le Pen sur leurs esprits puisqu’elle n’exprime que leur inquiétude morale devant un « peuple » rebelle à leurs prévisions.
Le plus important à retenir ici, c’est que pendant qu’ils sont occupés soit par les discours de Jean-Marie Le Pen soit par ses électeurs, les interprètes dominants de la vie politique ne s’occupent plus de ses pratiques politiques (modes concrets d’action, alliances plus ou moins avouées avec des élus de droite et avec des groupes extrémistes violents en France ou à l’étranger, tactiques politiques fondées sur le double jeu et le double langage) et moins encore des effets que sa présence entraîne sur le jeu politique, les conduites des autres hommes politiques et sur leurs propres interprétations de la démocratie et du FN. Ils ne réussissent plus alors à percevoir la dualité constitutive du FN, dont les dirigeants sont professionnalisés à la fois aux règles formelles du jeu démocratique et à celles de l’anti-démocratie. C’est cette dualité pourtant qui lui offre des possiblités d’action beaucoup plus larges que ce que laissent entendre les analyses qui s’en tiennent à sa seule apparence ou à son aspect « caché ». C’est elle aussi qui agit comme une force corrosive sur les croyances démocratiques établies en les prenant à leur propre illusion. C’est elle enfin qui se cache sous le « charisme » porté en oriflamme par le chef de l’extrême-droite et qui explique que, sous couvert de « notabilisation » et d’acceptation des règles du jeu politique, notamment électorales, ce parti incarne une déloyauté politique, certes différente de celle historiquement représentée par le fascisme mussolinien ou nazi, mais adaptée aux temps présents et tout aussi dangereuse pour la démocratie actuelle.