3/ gauche : combien de divisions ?

les divisions de la gauche mouvementée

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Depuis le 21 avril s’expriment les tensions qui animent la gauche dite mouvementiste. le contexte politique les atténue et les exacerbe simultanément. les lignes de fracture qui se donnent alors à voir ont traversé l’histoire de Vacarme, elles étaient perceptibles dans la réunion rassemblant tous les collaborateurs de la revue le 29 avril.

Michel Feher rend compte de ces mouvements divergents dans une cartographie programmatique qui dessine trois pistes à explorer dans de prochains numéros.

Je me suis engagé à esquisser les contours de trois difficultés. J’ai prétendu qu’elles étaient distinctes et qu’il était relativement simple de les formuler. Je vais donc tenter de tenir mon engagement mais pour aussitôt mettre sa pertinence en doute. Car il me semble, à la réflexion, que ces difficultés apparemment éloignées les unes des autres se ramènent en réalité à trois points de vue sur une même ligne de partage.

1- antifascisme et anticapitalisme

La première d’entre elles est un différend en forme de vieille lune, puisqu’il concerne les rapports qu’il convient d’établir entre anticapitalisme et antifascisme.

S’il me paraît nécessaire de le réexaminer à nouveaux frais, c’est notamment parce qu’il s’est clairement manifesté le dimanche 28 avril, lors de la réunion organisée par Vacarme.

Parmi les intervenants, d’aucuns insistaient non seulement pour porter le succès de Le Pen au compte des méfaits de la mondialisation néo-libérale mais encore pour inscrire la résistance au F.N. dans le cadre défini par la critique de ladite mondialisation. D’autres, à l’inverse, appelaient non seulement à suspendre la dénonciation des fauteurs de néo-libéralisme tant que les risques d’une victoire fasciste ne seraient pas écartés, mais encore à tempérer le procès des dérives libérales du gouvernement Jospin, de sorte à ne pas favoriser le retour au pouvoir d’une droite obsédée par la thématique sécuritaire. Autrement dit, ils invitaient à faire élire Chirac avec un maximum de voix et à soutenir la « gauche unie » aux législatives.

La divergence entre ces deux réactions peut sans doute être réduite à des considérations tactiques liées aux élections législatives alors à venir ne s’agissait-il pas seulement d’un désaccord entre ceux qui voulaient gauchir la gauche pour qu’elle gagne et ceux qui invitaient à ne pas l’accabler pour éviter qu’elle perde

Il reste que les affects dont s’accompagnait chacune des deux positions témoignent, à mon avis, d’un écart plus important ainsi les uns pestaient-ils en priorité contre le P.S. et ses alliés qui, après avoir trahi leurs valeurs, avaient le culot d’imputer leur déroute aux électeurs d’extrême-gauche à l’inverse, les autres réservaient surtout leur colère aux organisations qui, en dépit des résultats du premier tour, s’obstinaient à renvoyer dos à dos la droite et l’extrême-droite (L.O.) ou à refuser de choisir entre la droite et la gauche parlementaires (la L.C.R.).

(Je me souviens qu’à un moment, quelqu’un s’est gaussé de la pose antifasciste complaisamment affectée par certains - qu’il n’a pas nommés - au lendemain du premier tour. De nombreux participants ont relayé le ricanement de l’intervenant avec force sourires et hochements de tête, mais je suis persuadé qu’ils n’avaient pas tous les mêmes cibles en tête les uns pensaient sans doute à Chirac, figure improbable de la défense des valeurs républicaines, les autres aux trotskistes, prompts à s’imaginer revenus aux riches heures du P.O.U.M. mais incapables de donner clairement une simple consigne de vote.)

D’une manière générale, le différend qui m’occupe concerne bien la vieille question de la nature du fascisme. En refaisant surface à l’occasion du premier tour, il révèle qu’à gauche — en particulier au sein de la gauche mouvementiste, ou plus exactement mouvementée, dont Vacarme est proche - cette question est peut-être moins réglée que jamais.

Sans doute est-il devenu difficile de soutenir le vieux credo des marxistes, pour qui le fascisme n’était qu’une formation idéologique inhérente au capitalisme - c’est-à-dire réductible aux rapports d’exploitation qu’elle masque pour mieux les reconduire - et destinée à détourner de l’ennemi de classe la sainte colère du prolétariat. Autrement dit, il n’est plus guère possible de ranger le fascisme parmi les idéologies conservatrices, et à ce titre de le tenir pour analogue en droit au libéralisme même s’il s’en distingue considérablement en fait.

Cependant, une gauche qui se veut toujours radicale — c’est-à-dire qui répugne à se reconnaître dans le réformisme même si elle n’est plus sûre de se vouloir révolutionnaire — n’est pas davantage encline à embrasser une conception du totalitarisme qui souligne la parenté structurelle des dictatures rouges et brunes (Arendt) et encore moins à faire sienne un diagnostic qui décrit le socialisme et le fascisme comme les deux maladies infantiles jumelles de la démocratie libérale moderne (Gauchet).

Bref, pour la gauche mouvementée, il s’agit d’échapper à l’alternative entre une minimisation de la différence entre libéralisme et fascisme - à l’aune du socialisme qu’ils s’emploieraient tous deux à conjurer - et un amalgame du fascisme et du communisme - à l’aune de la démocratie qu’ils s’efforceraient tous deux d’étouffer.

(L’association du fascisme au pôle répressif de l’inconscient - démarche qui court de Reich à Marcuse et qui subsiste partiellement dansL’Anti-OEdipe- n’aide guère à sortir de l’alternative entre les perspectives anticapitaliste et antitotalitaire sur le F.N. elle autorise tout au plus à étoffer chacune des deux options, soit en affirmant que la révolution exige de combattre ensemble l’exploitation capitaliste et la répression fascisante, soit au contraire en soulignant que le souffle libertaire ne peut survivre qu’en milieu libéral.)

Il existe sans doute une manière simple de ne pas choisir entre la soumission de l’analyse du fascisme aux exigences de la lutte contre le capitalisme - c’est-à-dire au privilège de la lutte des classes par rapport aux autres types de conflictualités - et la soumission de la critique du capitalisme aux exigences de la conjuration du totalitarisme - c’est-à-dire à une configuration où la démocratie libérale joue le rôle d’horizon indépassable de la pensée politique il suffit de déclarer que si le libéralisme est mauvais et si les libéraux sont des adversaires, le fascisme est quant à lui le mal et ses adeptes des ennemis, de sorte qu’il faut parfois s’allier au moindre des maux pour conjurer le pire. Le différend dont j’essaie de rendre compte n’a évidemment d’intérêt que pour tous ceux qui ne sont pas entièrement satisfaits de cette « résolution » - à moins qu’il ne passe entre ceux qui s’en satisfont et ceux qui ne s’en satisfont pas.

Pour illustrer ce dernier propos, on peut se rapporter à un entretien donné au Monde - édition du samedi 4 mai - par José Bové. Celui-ci y soutient d’une part que L.O. mais aussi la L.C.R. ont manqué à leurs devoirs en n’appelant pas, ou pas clairement, à voter pour Chirac au second tour des présidentielles, et d’autre part que les 20 % de suffrages obtenus par l’extrême-droite ne sont rien d’autre que le résultat de 20 ans de politiques néo-libérales.

La ligne de partage qui me préoccupe passe entre ceux qui ne voient aucune contradiction entre ces deux affirmations et ceux qui en voient une.

Pour les premiers, le front républicain est un réflexe qui s’impose parce qu’il faut se montrer intransigeant face à ce symptôme de misère sociale que constitue l’essor de l’extrême-droite mais cela ne doit pas faire oublier que la politique menée par les alliés de circonstance du front républicain, c’est-à-dire par les suppôts de la mondialisation néo-libérale, est - « en dernière instance » comme on disait dans mon enfance - la cause de la prospérité du F.N. Autrement dit, il faut distinguer entre le traitement symptomatique du lepénisme, qui passe par une alliance ponctuelle avec les néo-libéraux, et son éradication, dont le moyen est l’abandon du néo-libéralisme.

(Une pareille antienne est développée par Philippe Corcuff -Libération du vendredi 10 mai - pour qui seule « la promotion d’une version rénovée du clivage de la justice sociale est en mesure de résorber le « clivage national-racial » dont se nourrit Le Pen. Autrement dit, un « mouvement social » requinqué et soutenu par les forces politiques « vraiment » de gauche serait la condition nécessaire et suffisante pour faire reculer le Front National.)

Les seconds, en revanche, soutiennent que le combat contre le national-populisme se distingue radicalement de la lutte contre le néolibéralisme - ce qui ne veut pas dire qu’ils sont mutuellement exclusifs - à la fois parce que les sensibilités requises pour mener l’un et l’autre ne sont pas identiques et parce que remporter la victoire dans la seconde ne préjuge en rien de l’issue du premier.

D’une part, les tenants de l’irréductibilité du péril fasciste au sort du « mouvement social » soulignent que s’il ne suffit pas de se proclamer antifasciste pour être de gauche, il ne suffit pas davantage d’être de gauche pour être antifasciste.

(À l’appui de ce rappel, d’aucuns - dont je suis - évoquent l’indifférence de la gauche de la gauche à l’égard de la politique de purification ethnique en ex-Yougoslavie et de la fascisation de la société russe à travers la guerre de Tchétchénie - laquelle mériterait au moins d’être mise en parallèle avec la campagne d’Ariel Sharon - et, à l’inverse, son opposition quasi unanime à l’intervention de l’OTAN au Kosovo - essentiellement parce qu’il ne fallait en aucun cas légitimer l’action du bras armé des puissances néo-libérales.)

D’autre part, les mêmes récusent l’idée - largement partagée par la droite, la gauche et la gauche de la gauche - selon laquelle l’électorat populaire de Le Pen constitue un électorat protestataire - au sens où un vote F.N. ne serait que l’expression dévoyée d’une colère légitime. (Contre cette idée reçue, voir l’article de Michel Samson dans Le Monde du vendredi 10 mai.)

À leurs yeux, clamer que l’Europe de Maastricht et la dictature de la pensée unique poussent les classes populaires dans les bras de l’extrême-droite revient à manquer l’essentiel à savoir la fédération autour de désirs politiques communs de populations aux intérêts économiques aussi divergents que les « précarisés » - de France, du nord de l’Angleterre ou d’Allemagne de l’est - les petits entrepreneurs prospères - du nord de l’Italie, d’Autriche, de Flandre, de Suisse ou de Bavière - et les classes moyennes des pays les plus égalitaires d’Europe - en particulier la Hollande ou le Danemark. Sans doute, ajoutent les réfractaires à la notion de vote protestataire, ces catégories sociales sont-elles diversement disposées à l’égard de la mondialisation la première est largement mue par l’espoir de la conjurer, la deuxième par le souci d’en tirer le meilleur parti en se délestant de toute obligation de solidarité, la troisième par la volonté de ne pas lui sacrifier un mode de vie légué par des décennies d’État-providence. Il reste que l’adhésion de ces trois groupes à une même rhétorique xénophobe et sécuritaire ne témoigne pas de la fragilité de leur coalition - de sorte qu’il suffirait d’une autre politique économique et sociale pour la rompre aussitôt - mais au contraire de la puissance de ce qui les unit.

2- gouvernés et mandants

La deuxième difficulté qu’il me semble utile d’explorer porte sur la question de la représentation, ou plus exactement sur le rapport que les activistes amateurs doivent s’efforcer d’entretenir avec les politiciens professionnels.

Ce problème s’est également manifesté lors du comité de rédaction élargi de Vacarme. Une majorité de participants semblaient en effet en proie au dilemme suivant d’une part, ils ne pouvaient se résoudre à soutenir inconditionnellement la « gauche unie », alors même qu’ils admettaient volontiers qu’entre subir cinq ans d’Union pour la Majorité Présidentielle et vivre sous un gouvernement de gauche, fût-il inspiré par Fabius ou Strauss-Kahn, la différence était tout sauf négligeable mais d’autre part, ils n’étaient pas davantage disposés à faire l’impasse sur les législatives et à miser sur un troisième tour social, alors même qu’ils n’espéraient guère de changement positif, tout au moins à court terme, de la part du P.S. et de ses alliés.

Tout comme le différend relatif à l’antifascisme, cette nouvelle difficulté me paraît procéder d’une alternative peu satisfaisante en l’occurrence, il s’agit du choix entre une position de confiance conditionnelle ou au contraire de défiance inconditionnelle à l’égard des gouvernants.

Adopter la première de ces deux positions revient à considérer que les dirigeants démocratiquement élus - tout au moins ceux de gauche - sont non seulement légitimes mais également porteurs de valeurs et d’idéaux qui sont a priori les « nôtres » - même s’il est indéniable que l’univers impitoyable de la politique professionnelle incite ses habitants à se compromettre.

Assumer la seconde position consiste au contraire à partir du principe que les détenteurs du pouvoir politique ne « nous » représentent pas - parce qu’ils sont inféodés au grand capital, parce qu’ils n’ont d’autre souci que celui de reproduire leurs privilèges de caste... - même si la « démocratie formelle » dont ils exploitent les rouages leur donne un semblant de légitimité.

Faire de la politique en amateur, c’est-à-dire en militant, à partir de la première position, revient à interpeller les gouvernants pour qu’ils se montrent dignes de leur mandat, pour qu’ils ne trahissent pas leurs valeurs par ambition personnelle, pour qu’ils ne se laissent pas égarer par les aléas de la politique politicienne au point de perdre le sens des priorités. Le fantasme inhérent à un tel militantisme consiste donc à se rêver en conseiller du prince.

En revanche, militer à partir de la seconde position implique de se mobiliser, et de tenter de mobiliser les autres, contre des gouvernants dont on n’espère plus rien, soit encore de signifier à ces derniers qu’ils ne répondent pas aux aspirations du peuple, et ce faisant de hâter le jour que l’on espère prochain où un gouvernement réellement représentatif de la volonté populaire sera aux affaires. Le fantasme inhérent à ce second type de militantisme, c’est donc de s’imaginer en héraut des temps nouveaux, voire en avant-garde de la révolution.

Depuis le milieu des années 1970, un certain nombre d’O.N.G., d’associations et de penseurs s’est employé à contourner cette alternative entre militantisme réformiste et militantisme révolutionnaire en développant un activisme à la fois spécifique - c’est-à-dire axé en priorité sur un problème ou un enjeu particulier droits de l’homme, action humanitaire, environnement, santé publique, politique du genre, de la sexualité...- et relativement détaché de la politique partisane et des échéances électorales - au sens où il ne s’agit pas de militer pour la victoire d’une force politique existante ou à venir.

Ce type d’activisme excelle à la fois dans la contre-expertise critique et dans la sensibilisation spectaculaire. En tant que contre-experts, les activistes qui adhèrent à cette manière de faire de la politique ne s’occupent pas tant de lutter pour ou contre des mesures gouvernementales dont la mise en oeuvre justifierait leur allégeance ou au contraire conforterait leur défiance à l’égard du pouvoir en place leur travail consiste plutôt à imposer des problématisations différentes de celles dont font usage les décideurs pour élaborer et faire appliquer leurs politiques.

En tant que metteurs en scène d’actions spectaculaires, ces mêmes activistes s’appliquent à la fois à embarrasser les dirigeants et à interpeller l’opinion mais sans donner à leurs actions l’allure d’un préambule de soulèvement.

Ce militantisme - qui me semble non seulement informer la sensibilité de Vacarme mais également éclairer la place qu’il occupe au sein de la gauche mouvementée - opère essentiellement dans le champ de ce que Foucault appelle la gouvernementalité son objet réside donc dans la critique de certaines manières de gouverner plutôt que dans l’opposition aux détenteurs de la souveraineté - ou dans le soutien aux forces qui entendent prendre la relève.

La critique dont se réclame un tel activisme s’appuie tantôt sur l’exposition d’un décalage entre les pratiques gouvernementales et les principes dont elles s’autorisent - ce qui la rapproche de la position réformiste décrite plus haut - et tantôt sur une récusation des prémisses qui font passer les normes gouvernementales pour « normales » - ce qui la rapproche de la position radicale ou révolutionnaire également mentionnée plus haut.

Cependant, cette oscillation entre rappel des valeurs et dénonciation des attendus ne s’apparente ni à un compromis ni à une synthèse entre un dialogue critique avec les détenteurs du pouvoir souverain et une contestation de leur légitimité. Car l’objectif de cette critique de la gouvernementalité ne réside pas dans une adéquation des gouvernés et des gouvernants présents ou à venir, soit encore dans un ajustement - fût-il asymptotique - de la représentation des premiers par les seconds. Bien au contraire, la coupure entre gouvernés et gouvernants est non seulement au principe de ce militantisme critique mais, surtout, elle n’a pas vocation à se résorber. La forme du rapport entre gouvernants et gouvernés telle que l’envisage Foucault est celle d’une « bataille perpétuelle », pour reprendre une autre formule du même auteur non pas parce que l’histoire serait inexorablement tragique ou parce que le pouvoir corrompt nécessairement ceux qui l’exercent, mais parce que, du point de vue du gouvernant, la gouvernementalité consiste à maximiser une influence au moindre coût, tandis que du point de vue du gouverné « critique », l’activisme consiste à majorer le coût d’un mode de gouvernement jugé intolérable. L’asymétrie de leurs positions est donc constitutive de leur rapport.

(À ce propos, un texte minuscule de Foucault me semble particulièrement stimulant il s’intitule « Face aux gouvernements, les droits de l’homme., in Michel Foucault, Dits et Écrits IV, Gallimard, 1994, p. 707.)

Penser à la politique mais aussi en faire à partir de cette perspective permet donc de contourner l’alternative entre militantisme réformiste et militantisme révolutionnaire.

Il reste que même parmi celles et ceux qui se reconnaissent dans un tel activisme, tous ne s’y adonnent pas avec les mêmes dispositions d’esprit à la joie sans mélange des uns, pour qui penser et agir sans horizon est une délivrance, s’oppose la pointe de tristesse des autres - ou encore leur plus ou moins secret espoir de « dépasser » un jour ce stade critique de l’engagement et de la réflexion politiques, pour renouer avec la perspective d’un gouvernement réellement représentatif.

(Le sentiment de délivrance des premiers me semble procéder de leur aversion pour les sacrifices exigés par la solidarité militante - laquelle demande de ne jamais transiger avec l’adversaire principal, de ne jamais menacer la cohésion de la « base » et de ne jamais perdre de vue l’objectif final pour sa part, le pincement de coeur des seconds relèverait plutôt de leur crainte de se couper du « mouvement », et par conséquent de n’être plus que des intellectuels isolés et/ ou des lobbyistes sectoriels.)

Cette divergence affective montre qu’un activisme situé dans le champ de la gouvernementalité ne dispense pas ses adeptes de déterminer leur rapport au champ de la souveraineté. Autrement dit, une fois l’alternative de la réforme et de la révolution contournée, ou plus exactement suspendue, il reste encore à se demander comment une conversion à un militantisme ancré dans la relation gouvernant/gouverné affecte la manière d’envisager la relation mandataire/mandant.

Or, à cet égard, le clivage affectif qu’occasionne l’adhésion au modèle de la bataille perpétuelle me semble renvoyer à une ligne de partage entre ceux qui n’hésitent pas à faire dépendre leur conduite de mandant de leurs objectifs de gouvernés critiques et ceux qui modulent leur activité de gouvernés critiques en fonction des espoirs qu’ils continuent de nourrir en tant que mandants.

Concrètement, par rapport à une échéance telle que les élections législatives de juin 2002, on peut avancer que les uns raisonneront avant tout en fonction de l’incidence des résultats du scrutin sur leurs conditions de travail intellectuel et militant, alors que les autres plieront davantage leur attitude durant la campagne à leur souhait de ne pas compromettre la cohésion et l’épanouissement d’une gauche vraiment de gauche.

Mais sans doute ai-je tort de présenter cette ligne de partage comme une séparation entre deux groupes d’individus. Car la réunion du 28 avril indiquait plutôt que nombre d’intervenants étaient intérieurement partagés de là leur rejet d’une solution à l’italienne - droite dure au pouvoir et gauche de gauche se recomposant dans la rue - et en même temps leur réticence à se couper de toutes celles et tous ceux qui entendent tirer parti de la défaite de Jospin pour refonder une gauche purgée de son aile « social-traître ».

Peut-être ai-je encore tort de considérer que ce ni-nisme - ni sacrifier son autonomie au mouvement, ni jouer contre son camp - est problématique pour tout le monde. Il est possible après tout - comme dans le cas des propos de José Bové - que la ligne de partage passe entre ceux qui voient un problème et ceux qui n’en voient pas.

3- domination et purification

La troisième difficulté que j’aimerais aborder est celle qui m’importe le plus. Elle renvoie à ce qu’il faut bien appeler une rivalité entre deux visions du « mal » sécrété par la modernité celle qui privilégie le racisme colonial et celle qui privilégie le racisme génocidaire.

Contrairement aux deux autres, cette difficulté n’a pas été exacerbée mais au contraire masquée par le choc du premier tour des présidentielles - alors même que jusqu’au 21 avril, l’aggravation de la situation au Proche Orient l’avait mise au premier plan. Jean-Marie Le Pen nous a donc offert un bref répit en nous faisant l’amitié d’incarner les deux racismes à la fois.

(Je dis amitié très sincèrement que quelqu’un se dépense pour montrer qu’aujourd’hui encore, il est possible de détester également les juifs et les Arabes, voilà qui est assurément un message d’espoir.)

Le conflit israélo-palestinien est indéniablement le site où le problème de la concurrence des visions du mal atteint sa plus haute intensité c’est à ce titre, me semble-t-il, qu’il hante et divise la gauche occidentale depuis 1967 et plus nettement encore depuis 1973 - même si la corrosion qu’il exerce a connu une importante éclipse entre la signature des accords d’Oslo et le début de la seconde Intifada.

(Voir, pour le « côté juif » de la question, le livre de Peter Novick,L’Holocauste dans la vie américaineil est aussi intelligent que le pamphlet de Norman Finkelstein, sur la même question, est idiot ceci dit, lire en même temps Finkelstein et Taguieff - sur la « judéophobie » - permet de mesurer les ravages symétriques perpétrés par la difficulté qui m’occupe.)

Pour comprendre de quoi il retourne, il me semble pourtant qu’il faut d’abord s’écarter du conflit israélo-palestinien proprement dit pour examiner ce qui se manifeste à travers lui.

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la modernité n’a cessé d’être pensée à travers deux figures du mal correspondant chacune à un type de racisme racisme « colonial » d’une part, qui s’appuie sur une hiérarchie colons / colonisés et tend à « bestialiser » les seconds, c’est-à-dire à justifier qu’ils soient traités comme du bétail exploitable et transférable à souhait racisme « génocidaire », d’autre part, qui s’appuie sur un modèle « infectieux », peuple sain / peuple pathogène, et tend à « diaboliser » le second, c’est-à-dire à justifier qu’il soit éliminé pour rendre la santé au premier.

Sans doute suffit-il d’être un petit peu à gauche de l’extrême-droite pour fustiger avec une même intransigeance les mécanismes politiques et intellectuels qui ont autorisé l’asservissement des peuples colonisés et ceux qui ont conduit au génocide des juifs d’Europe. Il reste qu’en pratique, ces deux condamnations si largement admises ne font pas bon ménage. Chacune d’elles constitue en effet le fondement d’une herméneutique de l’histoire à vocation hégémonique de sorte que les adeptes de ces deux grilles d’interprétation se livrent depuis plusieurs décennies à une compétition féroce.

La première de ces deux herméneutiques, celle qui fait fonds sur le racisme de type hiérarchique, envisage l’histoire moderne sous l’angle d’une émancipation inachevée émancipation des colonisés par rapport à la colonisation européenne, des néo-colonisés par rapport à l’impérialisme occidental, des multitudes par rapport à l’empire...

L’interprétation de la fonction du racisme en termes de domination assure sa cohérence avec l’exploitation capitaliste - n’est-ce pas le capital qui, en dernier ressort, organise les stratifications de classes, de races, de genre... - et par conséquent désigne les régimes libéraux d’Occident comme l’adversaire principal du mouvement d’émancipation par rapport au mal raciste - les puissances coloniales n’étaient-elles pas, dans leur majorité, des démocraties libérales

Pour sa part, la seconde de ces herméneutiques, celle qui fait fonds sur le racisme de type infectieux, envisage l’histoire moderne sous l’angle d’une conjuration jamais achevée du fantasme mortifère de pureté pureté raciale au premier chef, mais qui peut se transférer sur d’autres figures du peuple, y compris la classe.

L’interprétation de la fonction du racisme en termes de purification, d’élimination purifiante, permet de le présenter comme l’instrument privilégié de tous les régimes qui se réclament d’une rupture régénérante et fonctionnent à la purge de tout ce qui est censé aliéner le peuple bref, le racisme conçu de la sorte est avant tout une phobie du mixte, du cosmopolite, phobie dont le libéralisme politique est sinon l’antithèse du moins l’indispensable antidote.

Force est aussitôt de constater que chacune de ces deux perspectives sur l’histoire moderne constitue la principale entrave à l’ambition hégémonique de l’autre de là, l’inexpugnable rivalité de leurs représentants respectifs.

Sans doute les tenants des deux herméneutiques s’efforcent-ils d’intégrer le mal privilégié par leurs rivaux à leur propre grille ainsi les adeptes de l’herméneutique « émancipatrice » considèrent-ils le racisme « infectieux » comme une formation idéologique réactive conçue par les exploiteurs et destinée à détourner l’hostilité des exploités vers l’étranger, ou mieux encore, vers l’étranger de l’intérieur. Réciproquement, les herméneutes qui privilégient ce racisme « infectieux » considèrent que le racisme « hiérarchique » ou colonial est une contradiction interne au libéralisme occidental mais une contradiction que ce même libéralisme a vocation à dépasser - les Occidentaux commencent par s’affirmer supérieurs en vertu des valeurs universelles dont ils estiment être les seuls porteurs mais découvrent ensuite l’incompatibilité entre l’universalité de leurs valeurs et l’usage « raciste » qu’ils en font...

Les faiblesses patentes de ces deux argumentations ne font que renforcer la tension entre les deux herméneutiques dont elles procèdent comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’il est à la fois vrai qu’aucune des deux perspectives n’est en mesure de rendre compte de ce que l’autre fait voir, que les maux qu’elles décrivent doivent tous deux être combattus sans répit ni faiblesse, et que le régime le plus coupable selon le premier point de vue est celui qui est le mieux à même de conjurer l’horreur que dévoile le second point de vue

Dans la mesure où aucune des deux herméneutiques n’est capable de subsumer l’autre, leur hostilité mutuelle va s’exprimer en priorité dans le sordide jeu des préséances - « rien n’est comparable à la Shoah vs « si, l’esclavage qui d’ailleurs est bien pire - mais aussi dans le registre du soupçon « L’anticolonialisme, lorsqu’il en vient à embrasser un anti-libéralisme sans nuance, ne serait-il pas déjà en train de verser dans un racisme purificateur Ou de l’autre côté « L’entretien de la paranoïa du racisme génocidaire ne serait-il pas un moyen d’assurer la suprématie libéralo-occidentaleendiabolisantlesdamnés de la terre

Le conflit israélo-palestinien va constituer l’aire de projection privilégiée de l’agressivité mutuelle des deux groupes d’herméneutes. C’est en effet dans son orbe que les tentatives de disqualification de la perspective rivale vont être les plus spectaculaires d’un côté, la résistance palestinienne est comparée à une résurgence du nazisme, de l’autre, le sionisme est identifié à une entreprise raciste et coloniale de spoliation et d’asservissement des Palestiniens.

(Il arrive aussi que la disqualification de l’autre camp consiste non à lui attribuer le racisme que l’on dénonce mais celui qu’il s’emploie lui-même à fustiger ainsi la fameuse homologie selon laquelle les Israéliens font aux Palestiniens ce que les nazis ont fait aux juifs - Jénine = Varsovie, etc. - et réciproquement l’allégation fréquente chez les défenseurs d’Israël - depuis que la question du droit au retour est revenue au devant de la scène - selon laquelle le retour des réfugiés réduirait les Israéliens au rang de dhimi - c’est-à-dire l’appellation utilisée dans l’Empire Ottoman pour qualifier les sujets juifs et chrétiens de l’Empire, sujets dont le statut était celui d’un « protégé » assujetti à la bienveillance des musulmans bref d’un colonisé.)

La virulence particulière qui caractérise la rivalité entre les deux herméneutiques lorsqu’elle s’applique au cas israélo-palestinien renvoie en partie au fait que chacun des deux protagonistes fait figure de cause exemplaire pour son camp Israël comme symbole de résistance au racisme génocidaire, les Palestiniens comme résistants par excellence au racisme colonial - comme protagonistes de « la dernière guerre coloniale pour reprendre l’expression du journaliste anglais Robert Fisk.

(Elias Sanbar explique joliment le problème théorique qu’ont eu à affronter les Palestiniens dès lors que l’Holocauste était présenté comme le mal absolu, Israël devait nécessairement relever de l’absolument bien, puisque sa création avait pour vocation de conjurer le retour de l’horreur. Les Palestiniens se retrouvaient donc dans la position pour le moins inconfortable de victimes du bien. Comment se plaindre dans de telles conditions S’en prendre au bien - même si les Palestiniens avaient de « bonnes » raisons de le faire - n’était-ce pas révéler une complicité avec le mal, un désir de le faire renaître On voit bien comment les amis d’Israël ont pu exploiter cette situation en laissant soupçonner qu’un désir génocidaire informait toute critique violente de la politique israélienne. Voir Elias Sanbar, « Le droit au retour est-il négociable, inLe droit au retour Le problème des réfugiés palestiniens, Sindbad/Actes Sud, 2002, pp. 375-397.)

Il reste que parmi les amis des Palestiniens, la position désagréable décrite par Elias Sanbar a parfois entraîné des réactions propres à confirmer l’injuste soupçon de complicité avec le mal - selon la logique de la self-fulfilling prophecy posant qu’Israël ne pouvait être un bien - puisque les Palestiniens étaient ses victimes - d’aucuns ont mis en cause l’existence du mal qui justifiait la naissance de cet État pente allègrement dégringolée jusqu’au négationnisme par Garaudy et quelques « vieilles taupes » mais sur laquelle dérapent également des gens infiniment moins indignes ainsi, le brave José Bové - coucou le revoilà - lorsqu’au retour de Ramallah, il laisse entendre que le bras du Mossad pourrait bien être derrière les attaques de synagogues en France.)

La concurrence des deux herméneutiques ne s’actualise pas seulement dans le conflit israélo-palestinien, même si ce conflit est l’un des seuls où les adeptes de l’une sont clairement engagés auprès d’une partie et les adeptes de l’autre auprès de la partie adverse. Dans la plupart des autres cas, l’appartenance à l’une des deux perpectives se révèle plutôt par l’intérêt ou le désintérêt à l’endroit d’une guerre ou d’une oppression particulière. Ainsi, jusqu’à la fin de la guerre froide, les engagements des herméneutes des deux bords suivaient plus ou moins la ligne de partage entre les deux blocs aux uns la solidarité avec les victimes de l’impérialisme américain, aux autres le soutien aux victimes du totalitarisme soviétique.

(L’activisme des O.N.G. spécialisées dans les droits de l’homme et l’action humanitaire, à partir du milieu des années 1970, s’est développé en réaction à cette alternative peu importe, disaient les représentants d’Amnesty, Human Rights Watch, M.S.F.... si les tortionnaires se réclament de l’émancipation des peuples ou de la défense du monde libre, leurs crimes de guerre, ou contre l’humanité, se ressemblent.)

Il est remarquable - et significatif de l’inconciliabilité persistante des deux herméneutiques - que la fin de la guerre froide n’a aucunement modifié la stricte répartition des engagements celles et ceux qui se sont mobilisés contre la guerre du Golfe et qui se sont retrouvés dans le combat du sous-commandant Marcos ne sont pratiquement jamais les mêmes que celles et ceux qui se sont mobilisés à propos de la guerre en ex-Yougoslavie, du génocide des Tutsi rwandais et plus récemment de la guerre en Tchétchénie. Aux uns la condamnation de l’hégémonisme occidental - de l’interventionnisme néo-colonial, dicté par les intérêts des multinationales... - aux autres la dénonciation de la démission occidentale - de son « non-interventionnisme », comme en Espagne, comme à Munich... Aux uns d’insister sur la perpétuation du racisme de domination, aux autres de s’alarmer de la résurgence du racisme de purification - en relevant les parallèles saisissants entre le racisme anti-Tutsi et l’antisémitisme européen, en concentrant leur énergie militante sur les campagnes de purification ethnique lancées par Milosevic...

Les partisans des deux herméneutiques se sont même retrouvés face à face - comme ils le sont à propos du Moyen Orient - lors de la campagne militaire de l’OTAN contre la Serbie en 1999 nouvelle guerre du Golfe pour les uns, réveil tardif mais salutaire des démocraties occidentales pour les autres.

Ironie de l’histoire en 1999, parmi les opposants aux bombardements de l’OTAN, il y avait donc Edward Saïd, Pierre Bourdieu, Toni Negri, mais aussi Ariel Sharon qui, avec la remarquable candeur qui le caractérise, déclara publiquement qu’une intervention militaire occidentale pour mettre fin à une campagne d’épuration ethnique n’était pas un bon présage pour Israël. Deux ans et demi plus tard, Sharon est au pouvoir et grâce à la doctrine Bush - la guerre sans merci contre le terrorisme et les États de l’« axe du mal » qui le soutiennent - il commence à ressortir de ses tiroirs son plan de « transfert » des Palestiniens vers la Jordanie. En attendant, il mène une politique analogue à celle de Milosevic au Kosovo - avant l’accélération de 1998 - et de Poutine en Tchétchénie - même si le nombre de morts et de sans-abris tchétchènes est 30 ou 40 fois plus élevé qu’en Palestine. Or, en dépit des ressemblances entre les politiques qu’ils dénoncent, on constate que ceux qui réclament aujourd’hui une internationalisation du conflit israélo-palestinien sont ceux qu’offusquait hier la violation de la souveraineté nationale de la Yougoslavie - et qui se gardent bien de mettre en parallèle les crimes de Sharon et ceux de Poutine - tandis que ceux qui protestaient hier contre le siège de Sarajevo et aujourd’hui contre la destruction de Grozny sont à peu près silencieux sur la situation au Moyen Orient - sauf pour dénoncer l’exploitation « judéophobe » du conflit.

Pour en revenir à la gauche mouvementée - et en particulier à Vacarme - la question est de savoir si sortir de l’alternative entre les deux herméneutiques, et par conséquent récuser les aveuglements qui procèdent de l’adhésion à l’une ou à l’autre de ces perspectives, fait ou non partie de ses attributions. Autrement dit, ladite gauche mouvementée peut-elle se satisfaire de reprendre à son compte l’herméneutique anti-coloniale et de laisser l’herméneutique anti-génocidaire aux libéraux

Cette dernière question entre en résonance avec les deux précédentes - à savoir la lutte contre le national-populisme se confond-elle avec la lutte contre le néolibéralisme ? Mais aussi : l’activisme critique dans le champ de la gouvernementalité est-il compatible avec un militantisme axé sur l’émergence d’une force politique « vraiment de gauche » et susceptible d’exercer le pouvoir souverain

Ces trois questions, et les trois difficultés qu’elles expriment, procèdent du contournement de la même alternative - alternative dont le caractère à la fois insistant et inacceptable s’exprime depuis la fin de la guerre froide la gauche mouvementée pourrait en effet se définir comme celle qui oeuvre à s’extirper du militantisme révolutionnaire « à l’ancienne » sans pour autant renoncer à une posture de critique radicale. Autrement dit, elle récuse un militantisme qui privilégiait l’exploitation sur les autres rapports de pouvoir et qui s’occupait davantage du champ de la souveraineté, c’est-à-dire de la prise du pouvoir d’État, que du champ de la gouvernementalité, mais elle n’entend pas pour autant se plier à l’idée que la critique et l’imagination politiques sont subordonnées aux conditions de reproduction de la démocratie libérale.

Il reste que le contournement de cette alternative entre fidélité au « grand soir » et conversion à l’eau tiède - pour dire vite - fait aussitôt surgir une nouvelle question la gauche mouvementée a-t-elle vocation à rénover ou reconstituer ou recomposer, comme on voudra, un militantisme révolutionnaire dégagé de ses ornières et limitations passées - voie qui est celle d’un Toni Negri, et qui était déjà celle de Félix Guattari - ou plutôt à définir une radicalité à la fois dégagée de l’orbe de la révolution et néanmoins irréductible au réformisme - voie dans laquelle s’était engagée Michel Foucault, tout au moins à partir de 1976-1977, c’est-à-dire quand il commence à développer les notions de gouvernementalité et de critique ? C’est bien cette question que j’ai tenté de décliner de trois manières différentes.

Un dernier exemple pour préciser encore une fois ce que j’essaie de dire : dans un article intitulé « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », Pierre Bourdieu pointe un danger « d’atomisation dans les divisions sectaires - danger qu’il appelle « syndrome P.S.U. - qui lui semble menacer le mouvement gay et lesbien. Selon lui, le syndrome P.S.U. menace le mouvement gay et lesbien parce que ce dernier « se situe à l’extrême opposé des mouvements de type « soviétique » (ou marxiste-léniniste)... Aussi, pour conjurer les effets délétères d’un tel syndrome, Bourdieu conseille-t-il au mouvement homosexuel de mettre ses « capacités spécifiques (...) au service du mouvement social dans son ensemble ou, autrement dit, de mettre au service de l’universel les avantages particuliers qui distinguent les homosexuels de l’ensemble des individus et des groupes stigmatisés bref, de se constituer en avant-garde (...) des mouvements politiques et scientifiques subversifs. (Voir Pierre Bourdieu, « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », in Les études gay et lesbiennes, textes réunis par Didier Eribon, Éditions du Centre Pompidou, 1998, pp. 49-50.)

J’avancerai que l’ensemble des difficultés et tensions que j’ai évoquées se ramène à l’opposition entre ceux qui trouvent qu’en effet la recommandation de Bourdieu est excellente - parce qu’elle permet à un mouvement minoritaire de persévérer dans sa singularité sans sacrifier sa participation dans un mouvement général - et ceux que ce même conseil fait frémir. À l’appui de leur réaction négative, les seconds peuvent d’ailleurs citer une autre phrase de Bourdieu, à la même page les capacités spécifiques des individus composant le mouvement gay et lesbien, écrit le sociologue, « on ne [les] trouve guère que chez certaines catégories de juifs bourgeois du XIXème et de la première moitié du XXème siècle... Or, il suffit de se pencher un peu sur le sort de ces juifs bourgeois qui, mutatis mutandis, avaient fait le choix que Bourdieu recommande aux gays et aux lesbiennes d’aujourd’hui - sort des vétérans des brigades internationales dans les pays de l’est de l’Europe, traitement des F.T.P.-M.O.I. par le P.C.F., etc. - pour estimer que le mouvement gay et lesbien, ou n’importe quel autre mouvement minoritaire, serait bien inspiré de regarder à deux fois avant de jouer les avant-gardes du mouvement social.