4/ à l’italienne

une histoire italienne

par

Francesco Giorgini est le correspondant français de Radio Populare. Nous lui avons demandé une description raisonnée de la situation italienne : de quoi résister, lorsqu’on n’y connaît rien, à l’utilisation sauvage du modèle italien dans le débat français. Question à l’extrême-gauche : est-ce vraiment le modèle qu’elle désire ? Et à la gauche parlementaire : sera-t-elle aussi lâche dans l’opposition que son homologue italienne ?

Le 27 mai 2002, Silvio Berlusconi, l’homme le plus riche et le plus souriant d’Italie, met fin à cinquante années de guerre froide. Il accueille le sommet de l’OTAN qui scelle l’entrée de la Russie dans l’alliance stratégique créée contre l’URSS. À côté du proconsul texan et de l’ex-espion soviétique, l’hôte, Silvio le magnifique, d’éclatant sourire vêtu, figure au tout premier plan. La cohérence, mieux, l’harmonie de cette image défait la thèse de « l’anomalie italienne ». Après cette éclatante réussite diplomatique, qui oserait encore soutenir que Berlusconi est un OVNI de la scène politique internationale ? Si l’on songe en outre à la future police des frontières européennes, projet italien, ou encore à la prise de position commune Berlusconi /Blair /Aznar sur la nécessité de rendre le marché du travail plus flexible, on doit admettre que Berlusconi est aujourd’hui un chef d’État crédible, respecté, et influent.

Loin de l’anomalie, l’Italie apparaît en fait comme un laboratoire politique de pointe, une expérimentation grandeur nature. Une variante affûtée du processus de restauration du pouvoir qui s’est accéléré dans les démocraties occidentales depuis la faillite des tentatives de médiation sociale-démocrate (Clinton, l’Europe rose) dont l’expérience la plus avancée - la gauche plurielle française - vient de s’effondrer. Un processus articulé autour de trois prédicats, qui sont autant d’objectifs que de moyens : le maintien policier de l’ordre social ; le rétablissement des conditions favorables à l’augmentation des taux de profit, autrement dit des marges d’exploitation ; le contrôle des moyens d’influence sur l’imaginaire collectif. À l’aune de ces trois impératifs catégoriques, l’expérience Berlusconi est exemplaire.

Passons rapidement sur le chapitre fantasmatique du pouvoir médiatique du Cavaliere - « Berlusconi est Pirandello, Berlusconi est tout ce que tu veux qu’il soit » dit Luigi Crespi, son Jacques Séguéla - , qui sait faire usage d’une façon magistrale de l’instrument qu’il possède. Contentons-nous de rappeler que Berlusconi a été capable, lors d’un conseil des ministres des Affaires étrangères européens, au moment du portrait de famille, de « faire les cornes » avec un grand sourire presqu’enfantin à son homologue espagnol. Un geste fulgurant, dont Berlusconi sait qu’il parle à l’ironie de son électorat, à cette Italie faussement naïve, désabusée jusqu’au sarcasme, et toujours prête à se livrer à l’homme providentiel.

stato di emergenza

Au-delà de cette exemplarité, presque caricaturale, dans le champ du contrôle médiatique, il ne faut pas négliger la cohérence et l’audace du modèle berlusconien en matière de maintien policier de l’ordre social et économique. Vincenzo Consolo, écrivain, résume, en citant Hugo : « Police partout, justice nulle part. »

Police partout ou la leçon de Gênes : les 20 et 21 juillet 2001, 14 000 policiers et carabiniers sont à l’oeuvre. Bilan : un mort (Carlo Giuliani, tué d’une balle dans la tête), plus de 200 blessés, 300 gardes à vue, des scènes dignes d’un blitz chilien - rafles à l’École Diaz, sévices multiples à la caserne Bolzaneto -, du jamais vu en Europe Occidentale depuis trente ans. Mais ce n’est pas tant dans la violence de la répression, effrayante, que réside la nouveauté : c’est dans sa systématisation et son caractère sciemment idéologique. Nous ne sommes pas face à la dérive fascisante d’une droite italienne en proie à ses vieux démons. Dans un pays où le pouvoir a toujours su jouer d’une stratégie de la tension, la répression à Gênes a été une réponse lucide et coordonnée au succès croissant depuis Seattle, des mouvements No Global. Bush loue d’ailleurs avant, pendant et après le G8, l’action des forces de l’ordre. Le message est sans ambiguïté : les citoyens peuvent jouir des garanties et des droits constitutionnels de l’Empire tant qu’ils ne contestent pas sa souveraineté ; pas de quartier pour les contestataires.

Police partout, et répression systématique de l’immigration. Comme d’autres, le gouvernement italien a fait de la lutte contre l’immigration clandestine son étendard. Mais le dispositif se distingue par son absence totale de scrupules, qu’ils soient idéologiques ou pratiques. Quant à l’idéologie, personne ne s’émeut, du moins en Italie, de la remarquable formule du Cavaliere sur les immigrés, « ne viennent que ceux qui travaillent », pas plus que du commentaire de Fassino, le leader des Democratici di Sinistra, qui reconnaît « l’efficacité de ladite formule », avant d’expliquer, que « quand même, on ne peut pas considérer les immigrés seulement comme des bras.... » Quant aux pratiques, en mars 2002, Berlusconi a décrété l’état d’urgence (stato di emergenza, pouvoirs spéciaux aux préfets en matière de maintien de l’ordre) dans les régions du sud de l’Italie pour « arrêter l’invasion ». Et sa majorité a fait passer récemment une loi qui permettra la prise systématique des empreintes digitales des immigrés, la réduction drastique du droit au regroupement familial, le doublement de toutes les peines encourues par les clandestins et la militarisation du contrôle des frontières.

Police partout donc, mais aussi justice nulle part. Pour Berlusconi, la justice en tant que contre-pouvoir indépendant constitue un obstacle, qu’il faut détruire. Ainsi la majorité parlementaire a adopté au début de son mandat un ensemble de lois réformant voire supprimant nombre d’instruments décisifs pour la lutte contre la délinquance financière : limitation des possibilités de commissions rogatoires internationales en matière financière, dépénalisation du faux en écriture, réduction de moitié du délai de prescription pour ces délits, légalisation, après amende, des placements illégaux de capitaux à l’étranger. Effet immédiat de la réforme : l’annulation de trois des quatre procès engagés contre le même Berlusconi. À moyen terme, l’objectif est de « fonctionnariser » les magistrats et de subordonner la justice à la politique pénale du gouvernement.

Caricatural dans le domaine médiatique, sans vergogne dans le domaine répressif, Berlusconi est aussi explicite sur le terrain économique. Gênes toujours. Quelques heures après l’assassinat de Carlo Giuliani, Il Cavaliere, devant ses pairs du G8 et aux médias du monde entier, expliquait : « La seule voie pour le progrès et le bien-être est le libre marché. » Comment s’y prend-il ?

D’abord, en calquant son programme économique et social sur les « réformes structurelles nécessaires » réclamées par la Confindustria, le Medef italien. À commencer par la remise en cause de l’article 18 du Statut des travailleurs, clé de voûte de la législation du travail, qui défend le salarié contre les licenciements abusifs et permet d’équilibrer les rapports de forces employés /employeurs - insupportable entrave à la liberté d’entreprise. Ensuite en réformant le droit des sociétés : la dépénalisation du faux en écriture et de l’abus de biens sociaux efface les dernières contraintes de transparence et le minimum de contrôle imposés aux entreprises. Enfin, en introduisant une nouveauté révolutionnaire sur le marché du travail de la main-d’oeuvre immigrée : la loi dite Bossi-Fini, en cours d’adoption, transformera le permis de séjour en contrat de séjour, lié de façon stricte à la présentation d’un contrat de travail. On augmente ainsi la capacité de chantage des patrons sur les nouveaux arrivés, mais on précarise aussi les résidents de longue date : au bout de six mois de chômage, même après avoir travaillé et cotisé pendant des années, le régulier redeviendra clandestin, à moins d’accepter le premier esclavage qu’on lui propose. De l’attaque de l’article 18 jusqu’au nouveau contrat de séjour, la logique est limpide : elle vise à précariser massivement les salariés ; cette logique se complète sur un autre terrain par la privatisation via la régionalisation/filialisation des services publics, santé et école en tête.

« résister, résister, résister »

Un pouvoir aussi grossier ne pouvait que susciter l’opposition. Non pas l’opposition parlementaire, la gauche institutionnelle pour l’heure étant extraordinairement docile, mais une opposition de rue faite de la convergence de trois forces.

Première force : la galaxie multicolore des mouvements antimondialisation, dans laquelle coexistent des expériences aussi diverses que les associations chrétiennes de gauche, le mouvement des désobéissants issu des centres sociaux, les associations de défense des immigrés, ou les syndicats de base (COBAS), héritiers de la tradition de l’avant-garde ouvrière. Il s’agit, comme en France d’ailleurs, d’un mouvement à la base sociale étriquée et volatile - une fragilité qui devient souplesse dans la pratique et permet de sauvegarder la richesse théorique du mouvement ainsi que sa capacité à se redéployer à chaque fois selon les objectifs et les terrains ponctuels de son action. Fragilité et souplesse qui n’empêchent pas une solidarité, accouchée dans la douleur avant Gênes, et rendue tenace, même dans ses composantes les moins radicales, après l’épreuve du feu.

Seconde force : celle qui s’organise depuis la manifestation dite « des professeurs ». À Florence en février dernier, une soixantaine d’enseignants de différentes facultés lancent un appel pour la défense de l’État de droit. À l’étonnement général, ils rassemblent 15 000 personnes là où l’on en attendait quelques centaines. Dans le même esprit, un peu plus tard, des girotondi s’organisent : ce sont des « rondes autour des institutions dont l’indépendance est menacée - sièges des médias, palais de justice. Il s’agit là d’un mouvement de classes moyennes, habituellement peu enclines à l’auto-organisation par le bas, qui auraient pu, en d’autres temps, se contenter d’un réformisme mesuré. Mais contraint par les événements, il a « choisi son camp », se déplaçant presque malgré lui vers la gauche. Cependant, là encore, Gênes a fait césure : lorsqu’au lendemain de l’assassinat de Carlo Giuliani les dirigeants de Democratici di Sinistra décident de ne pas participer à la manifestation, marquant une position de spectateurs intéressés mais pas engagés, ne reconnaissant pas ce mort comme un des leurs, la mesquinerie - éthique plus encore que politique -, de la classe dirigeante de centre-gauche lui fait perdre jusqu’à son électorat naturel.

La troisième force, elle, est plus classique : le syndicat et plus particulièrement la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro), devenue, avec ces cinq millions et demi d’adhérents et son savoir-faire organisationnel, le bras armé de l’opposition à Berlusconi. Radicalisation remarquable d’un syndicat qui, après avoir, ces dix dernières années, accepté la concertation avec le gouvernement et participé aux restructurations du marché du travail voulues par le centre-gauche au pouvoir, devient le pilier de la contestation, reconnu et accepté aussi bien par les no global que par les girotondisti. Comme Alain Juppé en 1995, mais d’une manière plus spectaculaire, la logique d’affrontement de Berlusconi a réussi l’exploit de redonner aux syndicats leur primauté dans les luttes sociales, et de les unifier. La manifestation nationale du 23 mars qui a réuni deux millions de personnes à Rome et la grève générale du 16 avril dernier - la première depuis vingt ans -, ont définitivement fait de Sergio Cofferati, le secrétaire national de la CGIL, le leader de cette opposition.

Berlusconi mène donc sa politique au pas de charge, fort d’une majorité parlementaire solide, d’un dispositif idéologique fertile, d’une puissance médiatique sans partage et d’une base sociale certes hétéroclite mais réelle, finalement parfaitement en phase avec le projet politique et social poursuivi par son exécutif. Néanmoins, après un an de gouvernement, Il Cavaliere n’a réussi ni à élargir ses soutiens, ni à convaincre la majorité absolue des électeurs italiens, encore moins à étouffer l’opposition sociale et citoyenne à son pouvoir. Or la nature même de son modus operandi politique oblige Berlusconi à passer en force. Le moindre compromis constituerait une fêlure dans la rhétorique exclusive qui a fait son succès : je dis tout le bien et toute la vérité, mes adversaires, tout le mal et tout le mensonge. L’affrontement est donc inévitable, et il sera féroce. L’Italie se trouve aujourd’hui, au moins symboliquement, au bord la guerre civile. « Résister, résister, résister » : le slogan lancé par Francesco Saverio Borelli, le procureur général du parquet de Milan, à l’ouverture de l’année judiciaire, donne la mesure d’une situation italienne dont il n’est pas sûr qu’il faille la désirer.

Chronologie

1989 Dernier congrès du PCI (Parti communiste italien), qui devient PDS (Parti démocratique de la gauche).

1991 Premier congrès de Rifondazione Comunista, résultant du départ de la tendance du PCI qui tient à conserver le terme communiste dans le nom du parti.

1992 Opérations Mani Pulite (« Mains propres »), fatales à la classe politique en place depuis l’après-guerre.

1993-1994 Gouvernements dits « techniques » - Ciampi, Machanicco, et Dini - dont les postes dirigeants sont occupés par de hauts fonctionnaires.

Avril 1993 - déc. 94 Premier gouvernement Berlusconi, qui chute lorsque la Ligue du Nord fait défaut à la majorité de droite.

Décembre 1994 Seconds gouvernements « techniques », soutenus de facto par le centre-gauche et la Ligue du Nord.

1996-2001 Législature dirigée par l’Ulivo (« l’Olivier »), alliance de centre-gauche.

9 octobre 1998 Chute du gouvernement Prodi : il lui manque une voix sur un vote de confiance, à cause de la défection de Rifondazione Comunista. Une tendance refusant ce choix, qui devient les Comunisti Italiani, se sépare de Rifondazione et soutient le nouveau gouvernement D’Alema. Chassé-croisé : les orthodoxes d’hier passent au gouvernement, laissant Rifondazione à sa frange la plus hérétique. Suivent les gouvernements D’Alema et Amato.

16 mai 2001 Victoire aux législatives de l’Alliance dite de la « Maison des libertés » : Forza Italia de Berlusconi, Alleanza Nazionale de Gianfranco Fini et Lega Nord d’Umberto Bossi.

19 au 22 juillet 2001 Sommet du G8 et contre-sommet du Forum Social Mondial à Gênes. Le deuxième jour, une répression « de type chilien » (selon l’expression de l’ex-Président du Conseil de centre-gauche Massimo D’Alema) s’abat sur les participants au contre-sommet. Le manifestant Carlo Giuliani est tué par un carabinier.

21 septembre 2001 Un demi-million de personnes manifestent pour la paix, de Pérouse à Assise, quelques jours après le 11 septembre.

Février 2002 Congrès de Rifondazione. Le parti veut devenir, pour reprendre les termes de Bertinotti, un « movimento dei movimenti », le mouvement des mouvements, en se mettant au service de leurs mobilisations.

Février 2002 Mouvements dits des « girotondi » : mobilisation démocratique de citoyens « tournant autour » des sièges de la RAI, télévision publique (pour le pluralisme et la liberté d’information, contre la main-mise de Berlusconi sur les trois chaînes publiques), et des palais de justice (pour défendre l’institution judiciaire des attaques du gouvernement).

23 mars 2002 Manifestation de la CGIL : deux millions de personnes déferlent sur Rome, pour la défense des droits sociaux et de l’article 18 du Statut des travailleurs relatif au droit de licencier, menacés par le gouvernement.

16 avril 2002 Grève générale très suivie, la première depuis plus de 20 ans.

1er juin 2002 La CISL et la UIL acceptent de négocier avec le gouvernement pour discuter d’une modification éventuelle de l’article 18, rompant ainsi le mouvement syndical unitaire créé autour de la CGIL.