le testament de M. Nuit

par

Des fantômes plein l’écran ? Evidemment, dès le début, et sans cesse depuis. En 2000 comme au soir de la première séance ? Heureusement non :
Un accès direct à l’au-delà et l’hypothèse d’une (non-)mort du cinéma en renouvellent aujourd’hui la procession, les puissances et l’héritage, du rusé Shyamalan à la télé et au dernier Almodovar.

Six minutes avant la fin, le bon docteur Malcolm Crowe, psychologue pour enfants, découvrant à son majeur nulle alliance, revoit en flashes accélérés les événements des derniers jours, et subitement comprend que, depuis le coup de feu du début, il a toujours été mort, fantôme parmi la foule de ceux qui terrorisent sans cesse le petit Cole, douze ans à peine, et déjà, dans la nuque, une inquiétante mèche de cheveux blancs.

Ce coup de théâtre a fait l’aura de Sixième sens et la gloire controversée du jeune M. Night Shyamalan. Pour en saisir la portée, sans doute faut-il d’abord revenir un peu en arrière, à l’exact milieu du film, et réécouter les mots que Cole y confie à son médecin. Ouverture chuchotée, comme toute la scène : I want to tell you my secret now... I see dead people. Quatre propositions déplient ensuite ce pénible aveu. 1) ... walking like regular people. 2) They don’t see each other. 3) They don’t know they’re dead. 4) - How often do you see them ?- All the time. En véeffe : pour qui les voit - pour l’élu -, les morts ne se distinguent pas du commun des mortels ils s’ignorent entre eux ignorent aussi qu’ils sont morts vont, viennent, vaquent à toute heure du jour et de la nuit. You won’t tell my secret to anyone, right ? Pieuse supplique : les paroles de Cole ont partout été entendues et diffusées. Du cinéma des premières années 2000, américain mais pas seulement, elles ont fixé les lois par tout un ensemble de renversements violents.

non-mort du cinéma. Sixième sens surgit à une époque où il est devenu facile sinon commode d’asséner que le cinéma est fini, dead and gone, remplacé déjà par d’autres formes ou médias (télé ? jeux vidéo ?Internet ?). Dans ce cadre, M. Nuit bricole un raisonnement à la fois implacable et étrangement coudé. OK, concède-t-il d’abord, le cinéma est mort. Mais il l’a toujours été, en tant qu’enregistrement mécanique de la réalité il a toujours joint deux puissances. D’un côté, il garantit un don d’indéniable présence. Et d’un autre côté, il altère cette présence, l’inscrit dans le temps éternellement répétable du film la momifie. Fantôme dès l’origine on a baptisé ainsi les créatures de l’écran. À supposer, donc, que cette étroite intimité avec la mort se soit refermée en identité, celle-ci doit être accueillie avec optimisme, comme la relance et la radicalisation, à la faveur d’un moment historique particulier, d’une propriété naturelle du cinéma. Avec Sixième sens s’inaugure l’ère de sa non-mort. Ce qui la définit ? L’inscription de la spectralité du cinéma comme l’élément principal à partir de quoi s’élabore la fiction. Pour la nier, ou au contraire l’affirmer : peu importe, les fantômes y sont de toute façon premiers - leur hantise est précisément l’ouverture maintenue de cette alternative. Bien sûr, la révélation de Sixième sens glace le sang, mais c’est un happy end que son frisson introduit. Happy new beginning plutôt. Hommage doit être rendu à M. Nuit pour avoir, comme on dit, débloqué la situation en articulant une si simple promesse de redépart.

double vie du film. Une colère et une fatigue, souvent, ont accueilli la sortie de Sixième sens : encore le coup des images qui mentent, encore un film se dénonçant in extremis comme rêve, délire ou manipulation. Encore un avatar de ce cinéma mesquinement critique qui a tant prospéré pendant grosso modo vingt ans. Or pas du tout le choc ici ne porte pas sur la vérité du spectacle, seulement sur le nom qu’il convient de lui donner. Mieux : Sixième sens invente la fiction qui casse l’épuisant tourniquet du vrai et du faux, et simultanément rétablit la possibilité d’une croyance non-naïve.

Certes Malan, malin, a voulu par cette fin inviter son spectateur à retourner voir son film. Mais pas à la manière 1980-90 : avec les lunettes du petit détective, pour rompre le charme, ou pire pour jouir comme un crétin de cette désillusion. À la première vision de Sixième sens, vous vous dites : c’est Bruce Willis avec une moumoute. À la seconde, vous constatez que partout où il passe, personne, à l’exception de Cole, ne prête attention au docteur Crowe : vous vérifiez, travail sans grand intérêt, l’efficacité d’une mise en scène. Mais vous vous dites surtout : c’est le fantôme de Bruce Willis avec une moumoute. De la belle corpulence d’une star sur-payée à l’angoissante pâleur d’un spectre, aucune différence sinon celle, décisive et dérisoire, d’une épaisseur seulement supposée. Revoir ? Non : restaurer une essentielle double vision. L’instant fatal du je suis mort n’est que la séparation dialectique des pôles réaliste et spectral du cinéma. Par-delà vrai et faux, vie et mort, Sixième sens s’emploie à les resouder. Pile ou face, pile + face, c’est le même film, le même coup de dés enchanteur.

renaissance du cadre. Pour mille indémêlables raisons, méfiance toujours plus aiguë à l’égard des images, paresseuse confusion du bien et du mal, avènement d’un monde mondialisé, chute de tous les murs, perte autant subie qu’entretenue des repères, les films avaient peu à peu déserté la scène, démonté les élémentaires tréteaux du champ / contre-champ. Depuis quelques années, une sorte d’art brut s’était perdu, qui revient avec Sixième sens, dont étonne la tenue, le parti pris de systématique et monotone frontalité. Omniprésence des face-à-face Cole avec Malcolm, sa mère, un fantôme, voire plus difficile : Malcolm avec son épouse Anna, qui ne le voit pas, regarde ailleurs, dans le vide où il est. Omniprésence des surcadrages : portes, fenêtres, balcons, etc. Bref : le cinéma renoue avec les inépuisables vertus du découpage.

Par quel prodige ? M. Nuit donne sa propre version de la grande dissolution contemporaine : les morts sont partout - parole à la fois terrifiante et miraculeuse, où résonne une manière d’injonction. Tout passage de limites est à présent superflu. Autant rester à la maison, dans sa chambre, ici-même, l’au-delà s’y invite quotidiennement. Le retour du cadre, c’est d’abord une conséquence de cette migration des fantômes de leur ancienne demeure, le hors-champ, vers le champ. Double retour en fait comme espace et comme écran. Si tout plan peut abriter un mort, alors il n’y a entre deux plans ni proximité ni distance, juste un éventuel écart de présence-un gain ou une perte de grain. Formulé autrement : images et corps se tissent dans la même étoffe. Deux vidéos fantômes jouent ainsi un rôle capital dans Sixième sens. Le home-movie du mariage Anna-Malcolm, qu’elle se repasse en boucle, et à travers quoi un premier montage prévoyait qu’il lui porte un dernier toast d’adieu. Une bande pirate qui, calée dans un meuble du salon, prouve, au milieu de son enterrement, qu’une petite fille a été, jour après jour, empoisonnée par sa propre mère. Rénover l’intimisme cette tâche ne signifie pas un bond du cinéma dans son passé - vers quelque classicisme disparu. L’audacieux Shy, au contraire, ne la sépare pas d’une nouvelle situation des images, où celles-ci comptent parmi les possessions et les hôtes domestiques.

une nouvelle généalogie. Sixième sens déplie le processus d’une double guérison. Malcolm soigne Cole, l’aide à accoucher de son noir secret, à comprendre qu’il a envers les morts une mission leur rendre les services grâce à quoi l’éternité leur sera enfin douce. Et Cole soigne Malcolm, en effaçant le traumatisme de son échec, jadis, avec un garçon atteint des mêmes troubles que lui en lui apprenant à porter son propre deuil. Du fauteuil au divan, la valse ne se boucle pourtant pas en ronde : s’y enfoncent à chaque tour les marques positives d’une filiation, mais inversée, une fois de plus : l’adulte y fait l’enfant, et l’enfant l’adulte. Au terme de la fiction, Cole assume sa fonction de père universel, auprès des morts, auprès de sa mère elle-même, à qui, moment magnifique, il rapporte d’outre-tombe les paroles d’affection de sa mère à elle. Et Malcolm devient enfin digne du titre de fils qui, en récompense de ses travaux, lui avait été solennellement donné à l’ouverture du film, par la bonne ville de Philadelphie.

Bizarre trafic. Curieuse thérapie. Dans les bonus du DVD, M. raconte qu’il vient d’une famille de médecins, et que tout le destinait à cette profession - dont il enfile d’ailleurs ici la blouse blanche, dans un bref cameo. Écoutez son baratin de gentil illuminé, observez son regard d’ange quand il évoque la sortie de Sixième sens le six août, jour de son anniversaire. Atavisme ou pas, ce garçon se fantasme en rebouteux du 7ème art. Tout ça n’est pas très sérieux, mais si cohérent à qui prétend offrir au cinéma une vie après (dans) la mort, on comprend qu’une forte dose de superstition soit nécessaire. Shayamalaya Malananane ne ressemble pas aux colosses italo-barbus des seventies, ni aux jeunes loups des eighties, ni aux video-brats des nineties : trop indien, trop roué, trop mystique, trop imprononçable. Trop charlatan - mais là est son incroyable force.

Il faut alors pousser jusqu’au bout sa logique de la filiation renversée ou déplacée. Lapins et chapeaux, emphase prophétique, inqualifiable mélange de gravité et de bouffonnerie, torsion de la fiction en fable à l’étrange morale, importance centrale du duo enlacé médecin-patient : depuis Sixième sens, un spectre hante le cinéma. Non plus celui d’Alfred Hitchcock, maître absolu, père légitime, encombrant cadavre. Mais du plus grand bonimenteur, du plus génial des escrocs et des enfants prodiges : Orson Welles. Descendance d’un genre nouveau loin d’opérer un simple transfert de l’autorité paternelle, elle lance une pure lignée de fils turbulents et douteux.

D’autres astres dans cette Nuit ? Ils sont de plus en plus nombreux. Par exemple.

Incassable bien sûr, du même. C’en est le remake, vu de l’autre côté. Bruce Willis, chauve ce coup-ci, y campe un ancien champion de football américain. Unique rescapé (indemne) d’une catastrophe ferroviaire, il fait à nouveau le parcours d’une prise de conscience, qui l’amène à réaliser qu’il est un super-héros, le Superman que le monde attendait. Mais ce super-héroïsme, à l’exception d’une seule scène, est sans preuves ni prouesses, il s’acquiert entièrement par le travail progressif d’une croyance. Comme Sixième sens donnait congé à un certain maniérisme (prisonnier de l’enclos vrai / faux), Incassable donne congé à un certain cinéma d’action. Shyamalan y poursuit son œuvre de décapage et de paradoxal réenchantement. Le fantôme de l’écran, dit-il à présent, c’est autant le déjà-mort que le sur-vivant. Et ce double arbitraire est inscrit au principe même du cinéma, rien n’est censé l’asseoir ou le démontrer. Sa non-mort rend inutile tout héroïsme technologique, tout recours spectaculaire aux effets spéciaux, tout Terminator de métal et de chair.

Fascinante symétrie du diptyque : à Sixième sens, il fallait Incassable pour que soit complet le portrait du ciné-spectre 2000. Complet : soumis constamment à la chance et au risque de son inversion. Fantôme, c’est aussi bien le nom d’une im- que d’une toute-puissance. Le nom surtout du mouvement incontrôlable qui les verse l’une dans l’autre. Vous êtes tous morts, tous des supermen : où est la bonne, la mauvaise nouvelle ?

La série Six Feet Under. L’austère chronique de la maison Fischer & Sons, entrepreneur de pompes funèbres, Los Angeles, CA, distingue entre deux classes de fantômes. Les défunts qui, se relevant du lit où on les prépare pour la tombe, s’agitent et raillent like regular people. Et David, Nate, Claire, Ruth Fischer, mornes undertakers, qui chaque semaine reviennent inchangés, condamnés à l’éternité par épisodes des héros hebdomadaires qui, surtout, ne collent jamais tout à fait à l’emploi que leur assigne d’emblée ici, comme en toute série, une impérieuse distribution des rôles : homosexuel, bon fils, ado rebelle, veuve libérée. Six Feet Under accomplit à son tour le programme d’une double cure - télévisuelle et non plus cinématographique. À chaque épisode il revient de tuer un mort en prenant soin de lui. Un nouveau cadavre s’y présente, que les Fischer embaument, recousent, restaurent, présentent à la famille - enterrent enfin. Mais simultanément ils reçoivent de leurs clients les cruels sermons, les fermes leçons de courage et de confiance qui peu à peu les rapprochent de cet horizon d’identité sans quoi, tant pis ou tant mieux, il n’y a peut-être pas de série.

Six Feet Under et son créateur Alan Ball, admirable opération, ont traduit l’actuelle Nuit du cinéma dans l’espace et lois de la télé. Pareil déplacement exige bien davantage qu’une mise en série du modèle : une tout autre forme d’« auto-deuil ». Malcolm court pour ainsi dire après sa mort. Le télé-fantôme fait ici le chemin inverse, il s’acharne à récupérer cette vie non séparée d’elle-même qu’il semble avoir perdue dès la première minute du premier épisode.

Parle avec elle. En guise de fantômes, deux femmes dans le coma une toréro, qui y tombe pour assez vite y mourir une danseuse, qui y dort depuis des années et finira par en sortir. Blancheur d’hôpital, médecine réelle et magique, télépathie (parle avec elle - dans son sommeil, qui sait, elle t’entend peut-être) : le cinéma flotte à nouveau dans l’interzone d’une non-mort. Mais qu’Almodovar réoriente, de sa part ce n’est pas une surprise, dans l’axe d’un rapport homme / femme. Parle avec elleaussi fait passer charme et mystère, l’érotisme lui-même du hors-champ vers le champ. Tout y a lieu ici-même, en un cœur extrême. Par un superbe renversement, son coma agrandit et magnifie la danseuse, tend son corps et son image, son corps-image d’un bord à l’autre du film, et l’ouvre aux regards, à l’exploration, aux caresses d’un infirmier qui y disparaîtra deux fois - en rêve puis très prosaïquement.

Il se répète partout que le dernier Almodovar est bouleversant, mais c’est encore trop dire. Sa beauté est plutôt de ne rien chavirer, d’atteindre tout de suite les plus hauts sommets pour ne plus les quitter. Sur une même ligne, librement tracée entre passé et présent, se dispose et s’égalise une suite de moments que rien ne hiérarchise : coups de foudres et ruptures, saluts et adieux, purs débuts et fins finales. On pleure peut-être à Parle avec elle, mais comme l’écrivain - à contretemps et sans raison. On en sort surtout laminé. Dévasté par une émotion qui ne fuit pas vers un dehors où s’épancher, mais demeure vacante et comme abîmée en son milieu.

Sans doute est-ce ce qui touche tant dans cette Nuit. Ces films, cette série, donnent au même instant un élan et le deuil de cet élan, son arrêt net. Ni gais ni tristes, tout doux pourtant, ils déblaient en vous l’espèce de désert central où gaieté et tristesse entretiennent encore une radicale, impossible fraternité. Là, seul un sursaut, une affirmation, rien dont il soit possible de rendre raison, tranche et répond à la question : quel fantôme, quel Bruce Willis es-tu, mort ou vivant, chevelu ou chauve, psy ou champion ?