écologie des fantômes

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Il y a des époques à fantômes, des moments de l’histoire propices à la hantise. Les revenants s’accommodent très bien des sentiments de ratage historique et politique. Dans la foulée de l’échec de la deuxième république, des socialistes nouèrent avec les morts une alliance singulière. Folie du XIXeme siècle ? On n’en est peut-être pas sorti.

Tristesse du fantôme. S’il reste pris dans la glu du temps, s’il persiste au-delà de son existence, c’est parce que la mort fut un scandale, qu’elle a interrompu un processus avant l’heure - qu’elle ait été violente, injuste, prématurée, anonyme, intolérable pour les vivants qui ne savent pas laisser les cadavres en paix, inadmissible pour le défunt qui fait effraction dans le présent pour demander des comptes. La tristesse du fantôme est dans cette mort sans repos - une mort interminablement à l’œuvre.

Travail du fantôme. Sans cesse il lui faut répondre aux convocations, rappeler aux vivants que la terre qu’ils foulent est faite de cadavres, qu’ils ont été précédés dans la place, qu’ils doivent encore s’acquitter d’une dette. La tâche du spectre consiste à faire valoir ses droits. Aux vivants, il pose la question de leur légitimité.

Qui hanter ? Il y faut un terrain favorable - un deuil mal fini, une mauvaise conscience, une solitude, un remords. Le vieil Hamlet est mort, il aurait peu de prise sur le roi Claudius qui a usurpé son trône et son lit, et qui ne connaît de manière politique que l’intrigue et la corruption : il rabat son emprise sur son propre fils qui peut-être avait abrité contre lui un désir de meurtre. Pas de médiation chez Macbeth, autre voleur de trône, hanté par les spectres de ceux qu’il a fait assassiner - mais Macbeth, avant d’être un boucher, était « plein du lait de la tendresse humaine ». Dans les deux cas, cela finira dans le sang ; les morts qui pèsent sur la conscience peuvent revenir comme une menace, sous les espèces du spectre. Il y a du Eugène Sue dans les écrits politiques de Marx. Dans La Guerre civile en France, les « hommes d’ordre » tremblent à la victoire du 18 mars 1871 : « Pour eux, c’était le signal du châtiment populaire qui arrivait enfin. Les spectres des victimes, assassinées sur leur ordre, depuis les jours de juin 1848 jusqu’au 22 janvier 1871, se dressaient devant eux. »

Dans ces fables, le fantôme sert de caution morale. La défaite des morts leur assure un pouvoir illimité, ils ont l’éternité pour eux. Les exilés du Second Empire n’ignoraient rien du profit qu’ils pouvaient en tirer. À Jersey, on ne fit pas tourner les tables en pure perte ; on les transforma en tribunal de Napoléon III, où se succédaient les esprits comme autant de témoins à charge : une conspiration des vaincus, l’alliance sacrée des bannis de la vie et des bannis politiques. On savait s’y prendre, à l’époque, pour transformer la faiblesse en puissance.

revenant / révolution

Le fantôme bouscule l’ordre rassurant de la chronologie, il est un passé qui ne veut pas passer. Le temps du calendrier en est tourneboulé, ce temps des vainqueurs d’aujourd’hui qui fait succéder sans faille le présent à un passé maîtrisé et promet un futur domestiqué. Le temps du fantôme serait plutôt celui du sablier, cet objet qu’il faut sans cesse renverser sur son axe. Le revenant tourne autour du présent et menace d’être encore à venir : un retour du refoulé.

Ce que dit le fantôme : que l’histoire n’est pas linéaire, mais convulsive et discontinue ; que le présent est constitué de strates de temps enchevêtrées, que ce qui est donné pour progrès comporte une part de barbarie. Dans Sur le concept d’histoire, Benjamin, qui croyait dans les anges plus que dans les spectres, disait de la social-démocratie qu’elle avait « énervé ses meilleures forces » en prétendant n’œuvrer que pour « les générations futures », au point qu’elle était parvenue « presque à effacer le nom d’un Blanqui ». C’était oublier, ajoutait-il, que l’énergie révolutionnaire se nourrit d’abord du souci de rédimer la honte des « générations asservies », de rendre justice à des espérances vaincues. Il y aurait une origine commune, du revenant et de la révolution, on peut rêver. C’était le songe d’Hugo, qui pliait l’étymologie aux besoins de la rime. Dans Les Misérables, une voix soudain s’élève des barricades : « Citoyens, faisons la protestation des cadavres. » Chez le Flaubert de L’Éducation sentimentale, les révolutionnaires ont des airs de spectres, avec leur « teint pâle », leurs « prunelles ardentes », leurs « figures exaltées » - la révolution racontée comme une ghost story.

l’interprète des morts

Faire parler les morts, c’était l’une des obsessions de Michelet. En 1869, dans l’une des multiples préfaces à son Histoire de France, le vieil homme récapitule le nombre de fois qu’il « passa et repassa le fleuve des morts ». La métaphore est lessivée peut-être. Mais son Journal est rythmé par d’incessantes visites au Père-Lachaise. Le cimetière est le côté de Guermantes de Michelet : « La mort y parle », écrit-il, il faut savoir l’écouter. S’en faire l’interprète, c’est pour lui se faire médecin des pauvres. L’historien est nécromancien. Jusqu’à présent les morts ont été confisqués par l’Église, qui discrimine entre eux, en retient quelques-uns au mépris des autres, promet une résurrection sourcilleuse. Michelet, qui veut explicitement fonder la République en Église contre l’Église chrétienne, emprunte aux prêtres leur lexique et les retourne contre eux : il écrit sa Bible, et c’est La Bible de l’Humanité ; il parle de « résurrection » comme enjeu du discours historien, mais elle doit être « intégrale », et rapportée aux urgences de l’actualité ; son « banquet », dont il fait le titre d’un autre livre, est la cène moderne où il convie l’humanité toute entière. Ce qui manque au peuple, et qui explique la série des ratages révolutionnaires de 1789, 1830, ou 1848, c’est une subjectivité commune sans laquelle il n’est qu’une abstraction pour la bourgeoisie victorieuse, au mieux une abstraction d’utopiste. D’où son différend avec les saint-simoniens, d’où sa querelle avec les fouriéristes, auxquels il reproche de procéder « par voie d’écart absolu ». La responsabilité de l’historien consiste ainsi dans l’instauration d’un dialogue incessant entre les subjectivités d’aujourd’hui et les subjectivités d’hier, qu’il faut également conquérir et construire pour engager l’humanité dans un autre devenir social : parmi les morts, il affectionne spécialement les femmes, les enfants, les sorcières - figures d’un peuple arasé par les pouvoirs. C’est eux, d’abord, qu’il s’agit de faire revenir dans le présent. C’est ce passé dont il faut libérer l’énergie contre toute velléité de l’arraisonner.

retours d’Hamlet

Toutes les époques ne sont pas également hantées, il y a pour les spectres des moments plus favorables que d’autres. On pourrait imaginer une écologie politique et historique des fantômes. Les temps lumineux, les temps « réconciliés », où les traits de l’avenir sont clairement dessinés, où l’émancipation des consciences semble aller de pair avec l’ordre du monde, ne leur sont sans doute pas favorables. Que les horizons s’affaissent, que les échecs historiques s’accumulent, que l’espoir soit en berne, que les promesses d’un changement de la vie soit déçues, qu’augmente le nombre des laissés-pour-compte du « progrès nécessaire », et s’en reviennent les fantômes au cœur de la faiblesse du présent. C’est cela, la hantise : une aggravation du deuil, où s’adosse l’espérance d’un nouveau départ, d’un autre futur. Ces périodes hantées, appelons-les « romantiques »(1). Pour les identifier, un signe ne trompe pas : la figure d’Hamlet, le jeune homme qui voyait des spectres, y revient en force dans les fictions en cours.

« The time is out of joint »/ « Le temps est hors de ses gonds », dit le prince d’Elseneur dans la traduction d’Yves Bonnefoy, et c’est peut-être la plus belle définition d’une mélancolie d’époque, ce sentiment d’un deuil collectif qui affecte l’intensité du présent. Toutes les orientations paraissent s’équivaloir dans un monde où les significations sont désormais partielles et contradictoires, où rien ne ressemble à du sens. Difficile d’inscrire dans le temps un geste qui en changerait le cours. Alors surgissent en torrent des images paramnésiques. Le spectre du père d’Hamlet arpente les remparts du château ; et sans doute l’époque qu’il rapporte avec lui n’était pas plus désirable - on n’y connaissait de règle que le devoir de vengeance, et le sang était la meilleure mesure de la vérité - ; encore était-elle plus claire et plus lisible que l’époque actuelle, avec ses ministres policiers et ses courtisans espions. Hamlet dit cette déchirure du temps, cet échec des promesses du nouveau régime, de la nouvelle manière de gouverner, du nouvel ordre du monde.

L’avez-vous remarqué ? Il n’y eût jamais tant de fantômes au cinéma que depuis une dizaine d’années, et la littérature d’aujourd’hui s’est remise à broder le motif du spectre qu’on croyait remisé dans les bibliothèques. C’est arrivé dans les parages de la chute du Mur. Heiner Müller mettait en scène Hamlet/Hamlet Machine lors du Tournant de 1989. La Sentinelle d’Arnaud Desplechin faisait d’Hamlet un médecin légiste qui fraye avec de jeunes diplomates. Peu de temps après, Derrida propose, dans Spectres de Marx une théorie des fantômes où il est longuement question d’Hamlet : il y lit, dans la morgue avec laquelle les thuriféraires du néocapitalisme célèbrent la « mort » de Marx, une confirmation de sa présence fantômatique. Depuis, Hamlet n’a cessé de faire des bébés dans le dos de l’époque.

Ce n’est pas la première fois. Hamlet ne fut peut-être jamais si régulièrement convoqué que dans la littérature du Second Empire - Hugo, Delacroix, Baudelaire, Berlioz, Villiers de l’Isle-Adam, Banville, Mallarmé, Corbière... On aimait aussi beaucoup Dom Juan ou Don Quichotte, autres personnages exposés aux provocations des spectres. Les fantômes fleurissent sur les ruines des ratages historiques.

démystification

Il n’y a ni fantôme, ni véritable mort-vivant dans le récit qui suit. Mais son canevas est celui de toutes les histoires de maisons hantées - et peut-être en donne-t-il l’une des clés idéologiques. Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île, un bout de terre volcanique que se partagent les mouettes et les goélands. Un jour de 1865, un groupe d’Américains y aborde par les airs, à la suite d’un accident d’aérostat, qu’ils ont cru pouvoir éviter en délestant le ballon de tout ce qui les eût rattachés à la civilisation. Sur Robinson, leur précédent mythique, ils ont l’avantage du groupe, mais aussi le handicap du dénuement : le personnage de Daniel Defoe était un « héritier », il avait débarqué sur son île avec les armes et bagages qu’il avait pu sauver du naufrage. Nos héros devront ne compter que sur eux-mêmes pour refaire la civilisation, inventer une manière idéale de vivre ensemble. C’est du moins ce qu’ils croient. Car ils ne vont pas tarder à s’apercevoir que la place est déjà prise, que leur rêve de nouveau début est en fait un jeu de piste, qu’une puissance mystérieuse - dont ils ne savent pas d’abord si elle leur est ou non favorable- hante l’île, décide de leur agenda, organise pour eux des épreuves, les dessaisit de toute initiative authentique. Un spectre, sans doute ? Mais non, rétorque le chef de la bande, le très rationnel Cyrus Smith. Il n’y a pas de fantôme dans L’Île mystérieuse - juste le capitaine Nemo, réfugié avec son Nautilus dans les entrailles de l’île. Nemo - autant dire personne - s’était déclaré « mort pour l’humanité » dans Vingt mille lieues sous les mers. Et voilà qu’il raconte son histoire aux naufragés : il fut d’abord un prince indien en guerre contre le pouvoir colonial anglais ; vaincu, il s’exila définitivement dans l’océan sans loi. « Capitaine, reprend Cyrus Smith, votre tort est d’avoir cru qu’on pouvait ressusciter le passé, et vous avez lutté contre le progrès nécessaire ». Lecteurs, vous aviez imaginé l’inventeur du Nautilus en héraut de l’avenir. Détrompez-vous. Smith administre à Nemo sa vérité : son futur est un archaïsme, une involution des temps qui liquide l’impérieuse nécessité du présent-progrès. N’empêche, proteste le lecteur en son for intérieur : il fallait au moins ce capitaine régressif, ce refoulé du progrès nécessaire pour éviter le désastre à une bande de naufragés qui croyait qu’on pouvait repartir de zéro.

L’Île mystérieuse est la rationalisation d’une hantise. Jules Verne a fait cela toute son œuvre, démystifier les grands récits de son temps. Il veut clore une époque qui a beaucoup aimé les fantômes, qui a cherché à entrer en communication avec eux, à les faire parler, à les saisir en photographie, à en administrer la preuve. Il achève, dans tous les sens du terme, un motif qui parcourt un siècle que la révolution française a commencé de ce côté de l’Atlantique, et qui traverse aussi l’idéologie américaine telle que Tocqueville l’a décrite dans De la démocratie en Amérique : celui de l’auto-engendrement de la modernité. Tocqueville : « Dans la démocratie, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant (...) : la trame des temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s’efface ». Hugo, dans William Shakespeare : « Le dix-neuvième siècle ne relève que de lui-même ; il ne reçoit l’impulsion d’aucun aïeul. »

outre-tombe

En 1872, Michelet rédige encore une préface pour une Histoire du XIXème siècle qu’il laissera en suspens : « Un des faits aujourd’hui les plus graves, et les moins remarqués, c’est que l’allure du temps a tout à fait changé. Il a doublé le pas d’une manière étrange. » Marx fait dans Le Manifeste communiste un constat similaire : « Tous les rapports nouveaux tombent en désuétude avant d’avoir pu se scléroser. » Quelques dizaines d’années plus tôt, et dans un genre idéologique radicalement différent, Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand sont également parcourues par la sensation d’une accélération frénétique du temps, depuis la chute de l’Ancien Régime. L’époque sans cesse met des pans entiers de l’Histoire au tombeau, et recommence.

Tous les écrivains au XIXème siècle ont posé la question du lieu de leur énonciation : d’où parler, dans quelle zone abritée qui résiste aux caprices de l’histoire et à la vitesse affolante du présent ? Chateaubriand ouvre la voie, et délivre sa parole de la servitude du temps en l’installant stratégiquement dans la tombe. « Je préfère parler du fond de mon cercueil », écrit-il pour commencer. Furieux de s’être trouvé dans la nécessité financière de prévendre ses Mémoires, il ajoute : « Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été obligé d’hypothéquer ma tombe. » Chateaubriand, premier spectre.

Après lui, on se presse au tombeau par dizaines. Hugo, cela va de soi, qui avertit d’emblée le lecteur des Contemplations - « Ce livre doit être lu comme le livre d’un mort. » Le mardi 19 septembre 1854 à une heure et demie de l’après-midi, la Mort en personne s’invite à la table parlante de la grande maison de Jersey. Une secousse portée au guéridon sur la table du salon signifie « a« , deux secousses « b« , etc. Elle dit : « Tout grand esprit fait dans sa vie deux œuvres : son œuvre de vivant et son œuvre de fantôme. » Celle-là est terrible : « L’écrivain spectre voit les idées fantômes. (...) Elles entrent dans le cerveau, brillent, épouvantent et disparaissent ; l’œil de l’écrivain spectre les regarde planer par tourbillons phosphorescents dans les espaces noirs de l’immensité ; elles viennent de l’infini et elles vont à l’infini. » Cinq heures plus tard, la mort lâche le morceau : « Sois l’Œdipe de ta vie et le Sphinx de ta tombe. » Hugo, deuxième spectre.

Ou encore : Baudelaire, qui songe d’abord intituler ses Fleurs du mal « Les Limbes », et achève son recueil en invoquant la mort à la lumière de laquelle s’épanouiront les fleurs de son cerveau. Ou Auguste Comte, qui fait parvenir à Rome en 1858 une lettre où l’on peut lire ces mots : « Habitant une tombe anticipée, je dois désormais tenir aux vivants un langage posthume. »

social-spiritisme

En 1840, Tocqueville s’interroge sur la prospérité des sectes - qu’il appelle « folies religieuses » - en Amérique. Selon lui, ce phénomène est à relier au modèle démocratique. Dans la société aristocratique, dit-il en substance, chacun se trouvait d’emblée situé dans un espace stable - « une longue chaîne qui remontait du paysan au roi » - et dans une temporalité inaltérable, assurée par la succession des générations - « chaque famille y était comme un homme immortel et perpétuellement immobile ». La démocratie, en revanche, « fait oublier à chaque homme ses aïeux, lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » Pour conjurer la solitude, des individus en nombre toujours croissant « se jetteraient éperdument dans le monde des esprits, de peur de rester embarrassés dans les entraves trop étroites que veut leur imposer le corps. » Tocqueville s’en félicite : à tout prendre, estime-t-il, mieux vaut encore cette transcendance, fût-elle folle, que rien du tout(2).

Sept ans plus tard, un 11 décembre, les folies religieuses observées par Tocqueville prennent un tour ahurissant. À quelques encablures de New York, à Hydesville plus précisément, les esprits font vibrer les murs de la ferme des Fox. Deux jeunes adolescentes qui ne se résolvent pas à la solitude du foyer improvisent un alphabet pour répondre aux raps des fantômes. Qu’elles quittent Hydesville pour Rochester et les spectres leur emboîtent fidèlement le pas. Une communauté spirite se constitue et fait très vite tâche d’huile, en Amérique d’abord, puis en Europe et en Australie. En 1854, un instituteur lyonnais nommé Rivail, qui arrondissait jusque-là ses fins de mois en compilant des traités de grammaire et de mathématiques, participe à une séance de tables tournantes au cours de laquelle il découvre qu’il a été, dans une vie antérieure, le druide Allan Kardec. Sa voie est tracée : Kardec codifie le spiritisme en une série d’ouvrages largement dictés par les revenants, fonde La Revue spirite à laquelle collaborent Luther, Pascal et Saint Augustin, et met sur pieds la Société Spirite Nationale.

Le succès du spiritisme donne drôlement raison à Tocqueville, au-delà peut-être de ses intuitions. Il prend comme une traînée de poudre, moins comme une réaction minoritaire contre la menace d’un engloutissement dans l’ici et maintenant qui serait consubstantielle aux sociétés démocratiques, que comme la caution spiritualiste qui manquait précisément aux démocrates. Aux États-Unis, des journaux socialistes prennent résolument parti pour les sœurs Fox. En France, les premiers cercles spirites coïncident avec des cercles révolutionnaires, et nombre de rescapés de la révolution de 1848 se découvrent médiums. Dans les îles anglo-normandes, les exilés du Second Empire font tourner les tables. En 1861, un groupe d’ouvriers spirites bordelais qualifie Kardec de « Père de la classe laborieuse et des affligés ». Plus tard, René Guénon le désignera comme l’« instituteur socialiste ».

Cette déferlante des esprits n’est pas sans lien avec la « religion de l’humanité » qu’avait proposée Enfantin. Elle en donne une version occulte et paradoxalement tangible. Dans son Histoire du spiritisme (1926), Conan Doyle, l’inventeur de Sherlock Holmes, dit des sœurs Fox qu’elles « renouent avec les ombres un dialogue que le christianisme avait interrompu. » À l’interdit biblique - « Vous n’irez pas aux nécromants, vous ne chercherez pas à vous contaminer par eux » - et au contrôle soupçonneux des morts par l’Église catholique, le spiritisme opposait une religion d’autant mieux venue qu’elle conciliait le souci de ne pas jeter la transcendance avec l’eau du bain et l’impératif démocratique.

D’abord, tout le monde pouvait avoir droit à une communication personnelle, ce qui constituait un progrès évident. Dans Le Spiritisme et l’Anarchie devant la Science et la Philosophie (1897), Bouvéry note que les meilleurs médiums se recrutent « dans le peuple » et « chez les femmes ». Surtout, les morts sont bonnes pâtes : ils présentent le triple avantage de l’égalité, du nombre et de la complaisance. La mort est aveugle à la division des classes et des nationalités, les fantômes d’Hugo et de Kardec n’ont de cesse de le rappeler. Pour répondre à ceux qui objecteraient le réel à une aussi démocratique évidence, Kardec enrichit la communication avec les esprits d’une théorie de la métempsycose : d’un côté, les âmes se rassemblent autour des tables tournantes, de l’autre, elles migrent d’être en être - l’inégalité ici-bas n’est que la conséquence provisoire du nombre inégal d’existences que chacune a parcourues.

En outre, pour qui croit dans l’humanité au point d’en faire une religion, la répartition statistique des morts et des vivants donne aux premiers l’imparable bénéfice du nombre : au suffrage universel, ils l’emporteraient haut la main. Hugo le sait bien, qui fait jouer les morts contre Napoléon III. Dans Pauvre Belgique, Baudelaire, que la grandiloquence hugolienne met sur les dents, fait un sort en trois phrases à cette arithmétique élémentaire : « (Rien de plus ridicule que de chercher la vérité dans le nombre.) Le suffrage universel et les tables tournantes. C’est l’homme cherchant la vérité dans l’homme ( ! ! !). »

Les morts présentent encore l’intérêt d’être à la fois loquaces et silencieux : dociles à l’interprète, ils ont la politesse de ne pas protester si l’on précède leur pensée. Les comptes rendus des séances de tables tournantes chez Victor Hugo sont pleins de repentirs irrésistibles : Jésus-Christ en personne en appelle à un dépassement du christianisme dans la « religion vraie », dont 1789 a montré la voie. Chénier le décapité regrette sincèrement d’avoir calomnié la Révolution et profite de l’invitation pour terminer quelques poèmes inachevés dans des accents hugoliens. Shakespeare, bien sûr, est de la partie, et concède qu’il est socialiste entre deux séances au cours desquelles il se mesure à Hugo dans la maîtrise de l’alexandrin français : naturellement, il perd.

Enfin, et c’est le plus important, le grand rassemblement des esprits autour des tables parlantes permet de prémunir le socialisme contre le risque vertigineux du matérialisme, dont certains commencent à observer les « ravages » dans les masses laborieuses. Les spectres apportent la preuve de l’immortalité, qui reste une pièce maîtresse dans la perspective de moralisation d’un peuple qu’on n’abandonnera pas au vide sidéral du monde d’ici-bas. Hugo, dans la préface « Philosophie » des Misérables : « Plus vous donnez de choses à la vie, plus vous laissez de choses à faire à la tombe. L’esclave est irresponsable ; à la rigueur, il pourrait mourir tout entier, la mort n’aurait rien à lui dire. Le citoyen, lui, est de toute nécessité immortel, il faut qu’il réponde. Il a été libre. Il a un compte à rendre. » Dans William Shakespeare, celui de ses livres qui doit le plus à la fréquentation des fantômes, Hugo se décrit comme « l’un des plus anciens socialistes ». Socialisme ? Un « travail profond », qui consiste dans « la transformation de la foule en peuple » : « Le socialisme, le vrai, a (...) pour préoccupation principale l’élaboration morale et intellectuelle [des masses]. » Les morts sont de grands instituteurs.

conjurations

Mort de rire, Flaubert, devant cette épidémie des tables tournantes qui fait le lien entre la cène moderne et la campagne des banquets. Bouvard et Pécuchet se frottent au spiritisme, après qu’une série d’échecs pathétiques les a forcés à renoncer à la gymnastique. Ils trouvent pour cette nouvelle expérience un allié dans la personne de l’instituteur Petit. « « La Science, explique ce dernier, est un monopole aux mains des Riches. Elle exclut le Peuple. À la vieille analyse du moyen-âge, il est temps que succède une synthèse large et primesautière ! La Vérité doit s’obtenir par le Cœur - et se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d’une aurore. » Bouvard et Pécuchet se font envoyer les ouvrages ; ils y apprennent que le spiritisme pose en dogme l’amélioration fatale de notre espèce. La terre un jour deviendra le ciel. On s’en doute, l’expérience ne sera pas plus concluante que celle de la gymnastique, et se soldera seulement par la démission définitive de la bonne, résolue de « ne plus servir des gens pareils ».

Mort de rire, aussi, Marx, qui tenta de mettre un terme à cette fantasmagorie socialiste. Des spectres, il y en a plein son œuvre. Rassemblés, ils composent une conjuration ironique qu’il dirige à la fois contre les tenants de la réaction et contre les socialistes occultistes(3). Ces derniers voulaient être visités en personne, Marx s’en tient à la puissance métaphorique du fantôme. S’il y a recours, c’est systématiquement pour accuser la débilité tragi-comique du présent : « Spectres du passé caricaturant 1789 » les parlementaires rassemblés par Thiers à Versailles, pendant que Paris fait sa commune (La Guerre civile en France) ; « Spectre de la grande Révolution française », déjà, « la période de 1848 à 1851 » (Le 18 Brumaire...). Mais le grand précédent lui-même - fût-il plus éclatant - n’avait pas fait non plus l’économie des fantômes, avec ses Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just ou Napoléon, travestis en « spectres de l’époque romaine » et représentés comme tels par David (Le 18 Brumaire...). Chez Marx, la répétition prend les allures de la farce - un bal des vampires, un bastringue d’ectoplasmes qui se condamne lui-même, comme chaque fois que le mort saisit le vif. Et de conclure : « La révolution sociale du XIXème siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIXème siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. »

On dira que l’image du spectre sert aussi à Marx pour désigner le communisme dans le préambule du Manifeste : « Un spectre hante l’Europe - le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe ont conclu une alliance sacrée pour traquer ce spectre. » Mais elle n’est employée que pour être immédiatement dépassée : « Il est grand temps que les communistes exposent ouvertement, à la face du monde entier, leurs manières de voir, leurs buts et leurs tendances. » Il est temps, en d’autres termes, que le spectre s’incarne en révolution. Marx, pour en finir avec les fantômes.

où vont les fantômes

Vu d’aujourd’hui, ce dialogue avec les morts qui fait fureur au XIXème siècle semble extravagant. Il l’était déjà à l’époque, mais dans une moindre mesure, parce qu’il pouvait encore s’autoriser d’une certaine idée de la science. Frayer avec les fantômes, cela pouvait être aussi une manière de jouer la science contre son versant sèchement rationaliste. Combien de traités à l’époque réclament une science des phénomènes paranormaux ? Combien d’Edison, qui cherche à améliorer le système télégraphique pour entrer en communication avec les morts ? ou de Flammarion, qui recense les maisons hantées avec le même sérieux qu’il parle des étoiles dans ses traités d’astronomie ? Hugo peut bien reconnaître dans son Journal de l’exil qu’il y avait du cynisme dans son usage des tables - il fallait, explique-t-il, presser un peu des idées révolutionnaires en panne, on employa donc « quelque chose de violent, de grossier et d’incontestable qui, frappant l’homme subitement, lui démontre à lui, matière, par la matière, l’existence de l’idéal. » Il y revient encore dans William Shakespeare : il ne faut pas « être dupe d’une métaphore. » Mais il ajoute aussitôt qu’il ne sert à rien de railler les tables tournantes : « La science est ignorante et n’a pas le droit de rire ; un savant qui rit du possible est bien près d’être un idiot. » En invoquant les fantômes, Hugo avait frappé trois coups : contre le pouvoir officiel qui bâillonne les idées de justice et de liberté, contre la religion officielle qui prétend finir l’infini, contre la science officielle qui disqualifie ce qui ne rentre pas dans ses cadres. Même quand il ne croit plus aux fantômes, Hugo laisse ouverte la possibilité stratégique d’y croire.

Extravagances, donc ; folies typiques d’un XIXème siècle maniaque de la désymbolisation. Disons qu’aujourd’hui on n’accorde plus crédit à ces balivernes. Chaque semaine sur M6 ou TF1, des émissions poursuivent l’enquête de Camille Flammarion sur les phénomènes paranormaux, mais leur ton est si niais, leurs ficelles tellement épaisses, qu’elles donnent un coup de grâce à la dignité des revenants. On ne nous y prend pas. Cela n’empêche pas de se précipiter au cinéma à la première histoire de fantôme venue (concurrence sévère, ces derniers temps entre les fantômes américains et les spectres asiatiques), mais tout le plaisir est dans la fiction, dans le jeu qu’elle instaure entre le réel et ses métaphores. Et si d’aventure, on croise le spectre d’un ami mort trop jeune, si des fantômes intimes et farceurs viennent chatouiller les pieds pendant le sommeil, comme c’était l’usage chez les Romains, on s’efforce, quand on le peut, d’être assez grands pour mettre ces perturbations sur le compte du cauchemar, du rêve éveillé, du deuil ou de l’inconscient. Et si la conscience historique pousse parfois à consulter les morts, à les célébrer par des hommages, à vouloir leur rendre justice, à chercher chez eux des précédents, à penser à partir d’eux le temps présent, on sait que ces figures sont symboliques. Et si l’image du spectre est régulièrement employée dans les journaux, à la faveur d’un événement catastrophique qu’on n’avait pas prévu, du retour d’un problème qu’on croyait enterré ou d’un désastre qui menace d’advenir, on y voit un lieu commun rhétorique. Il y a des fantômes en pagaille, on les cantonne dans les domaines de la fiction, du concept ou du signifiant. Manière d’apprivoiser ses hantises. Les revenants reviennent où ils peuvent - ils reviennent.