Vacarme 12 / arsenal

la purification laïque

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En France, à la toute fin du siècle dernier. Le Conseil de discipline d’un collège de Normandie venait d’exclure deux élèves de douze ans - miss Esmanur et miss Belgin - pour avoir arboré en classe des « signes ostentatoires de religion » : en l’occurrence, des foulards bon marché, mais d’une marque supposée islamique, Tchador©. Un mois plus tard, une grève d’avertissement conduisait le ministre en personne à diligenter sur place une médiatrice. Les fautives, d’origine turque, acceptèrent de céder sur un point : le port d’un simple bonnet pendant les cours de gymnastique. Aux yeux des moniteurs d’éducation physique, c’était encore trop peu. Touchés par la mauvaise grâce d’un fanatisme paradoxal, ils interdirent aux fillettes l’entrée du complexe sportif, avant de leur reprocher justement un « manque d’assiduité ».

À droite comme à gauche du panel représentatif des opinions politiques, l’hémicycle exultait déjà. La secte des nationaux-républicains surtout : ne venait-on pas de bouter le péril musulman hors des enceintes scolaires ? En fait, on avait fait payer à deux mioches le prix fort du ressentiment occidental contre les fous de dieu - afghans, égyptiens ou saoudiens -, surarmés depuis des décennies par les services secrets américains. Sans parler de la Charte de la Famille instaurée en Algérie par l’État-FLN avec la bienveillante complicité de la France. Mais faute d’avoir jamais défendu les libres-penseurs dans ces pays-là, les professeurs de démocratie ne pouvaient désormais brandir que ce seul fait d’arme : la purification laïque chez les moins de seize ans. Et d’exclure, du même coup, deux têtes de Turc pour s’éviter quelques intolérables migraines.

Dans ces collèges, où le moindre foulard fait figure de chiffon rouge, personne n’irait pourtant s’offusquer du deal contrebandier des « signes extérieurs de richesse » : en substance et en vrac, ces polos à crocodile, blousons à fermeture éclair, basquettes à bandes et autres sportswear du dernier cri qui, pendant la récrée, incitent chaque bambin à parfaire sa force de vente. Quant à l’égalité des sexes, des chances, des moyens... que pèseront demain ces vertus officielles dans la balance du commerce juvénile ? Moins que rien. Mais qu’importe, si l’école tient désormais du souk, miss Esmanur et miss Belgin - nos petites pestes ottomanes - n’avaient qu’à troquer leur coupon de tissu suspect contre des casquettes qui nikent leur mère pour 175 balles en magasin, et moitié prix de la main à la main.

Il y a cinquante ans, une élève tête nue - la mienne de mère par exemple -, sans natte, fichu ou chignon dûment couvert d’une rondelle de coton, passait pour une « fille en cheveux », entendez une dépravée, une vicieuse, bref une putain-née. L’esprit laïque d’alors sauvegardait les apparences derrière un uniforme de rigueur, non sans mettre un point d’honneur à corseter d’autres « signes extérieurs » - ceux de la puberté féminine -, et puis sévir contre la moindre Lolita décoiffée. Tu l’as bien connu, n’est-ce pas maman ?, ce foutu puritanisme sans dieu, plus jésuitique encore. Il ne t’en est resté qu’un pudique chignon dont, toute une vie durant, tu n’as jamais osé t’émanciper. Tes mèches noires, puis grises, puis blanches n’auront jamais ondulé au détour de tes épaules. Défier ton éducation ? Enlever une à une tes épingles à cheveux... et lâcher tout ? Trop tard, n’y pensons plus.

D’un balcon surplombant la Goutte d’or, j’aperçois quelques gosses sortant d’une boutique, rideau de fer à demi baissée. Une vingtaine au bout du compte, tous endimanchés, puisque c’est aujourd’hui dimanche. On recycle à l’intérieur du magasin désaffecté un très-vieux fonds de commerce : le catéchisme coranique. Ça y est, leur messe est dite. Les garçonnets se dispersent par petits groupes d’amitié, tandis que les damoiselles s’attardent à minauder sur le trottoir, couvertes comme il se doit. Deux drapées de noir à l’iranienne. Les autres d’un carré de tissu aux imprimés de couleurs vives, dont un plus incongru : tacheté façon léopard.

En groupe compact, les filles s’engagent sur la chaussée déserte tandis que leur maître barbu les couve d’un regard sévère. Une dizaine de mètres encore et la débandade commence. Sitôt dépassé le coin de la rue, d’un geste machinal, le plupart d’entre elles rabaisse leur foulard, se le noue coquettement autour du cou avant de se dépêcher ailleurs. Sauf une, la léoparde justement, qui leur fait faux-bond pour mieux s’accroupir entre deux pare-chocs de voitures, au pied de mon immeuble. En pauvre voyeur, plié en deux sur la balustrade de fer forgé, j’assiste au rituel clandestin : le reste d’un mégot rallumé en douce et puis grillé en trois ou quatre bouffées frénétiques.

J’y suis, c’est elle, ma petite mère, retombée par hasard en enfance ; six étages plus bas, sous mes yeux qui cherchaient pourtant à l’oublier un peu. Maman qui, jusqu’au dernier jour de son agonie pulmonaire, n’a cessé de fumer ses cigarettes en douce, moitié par moitié, de peur d’être tancée, punie, et puis mise à la porte du Lycée Jules Ferry.