itinéraires militants
autoportraits - 4 / Benamara Zeghadi
Ce portrait ainsi que les trois autres [1] qui l’accompagnent sont des itinéraires militants, dits à la première personne du singulier, à visage découvert.
Ils ne « redonnent » pas « la parole » à des gens « prives de parole ». Les quatre personnes dont il s’agit n’ont au contraire cessé, durant les mois qui ont suivi les deux décès de mai 2002, voire durant les années qui ont suivi la mort d’Abdelkader Bouziane, de se saisir de toutes les occasions de parole publique. Ces portraits prolongent donc, sous la forme autobiographique, le pari de leurs interventions publiques : faire du « je » la force de leur engagement.
Benamara Zeghadi, né en 1973, a grandi au quartier de Montaigu, Melun-Nord.
Je ne suis pas militant. Je suis éducateur spécialisé, dans le cadre de la prévention spécialisée. Dans notre métier, on est certes recrutés sur des compétences, des diplômes que j’ai obtenus. Mais pas seulement. Car ce métier, que j’ai choisi, il repose sur une vocation, sur une intime conviction ; la conviction que l’on travaille pour la transformation sociale, c’est-à-dire, indissociablement, pour les libertés publiques. De ce point de vue, il y a une vraie continuité de mon engagement professionnel à mon héritage familial. Mes parents étaient cadres de la révolution en Algérie. Pourtant, ils ont définitivement rompu avec l’Algérie dès 1963. Leur engagement leur a immensément coûté, ils ont perdu des frères, des oncles. Mais ils n’ont pas perdu leur foi. Culte du savoir, de l’instruction, de la conscience politique, qui fait sans doute que bien que je vienne des quartiers Nord de Melun, j’ai appris, j’ai décroché les diplômes que je voulais. Mais aussi foi dans la lutte pour les libertés, ce pour quoi dès 1963, ils sont partis. C’est ce que ma mère m’a transmis. Dès les premières discussions, en classe de troisième par exemple, sur octobre 1961. Mon père était cadre FLN dans les bidonvilles de Nanterre, et ma mère m’en a dit quelques mots, toujours prudents, dits avec cette retenue des anciens colonisés, lorsqu’il s’agit d’évoquer la force coloniale. La défense de la transformation sociale, le suivi des gars en rupture, le soutien à leur expression et à leur épanouissement, tout ça s’inscrit dans la poursuite de ces convictions. Et mon action à Dammarie, elle est toujours restée une action d’éducateur. Je suis resté, comme on dit dans notre métier, un thérapeute du quotidien. Il n’y a pas eu rupture avec mon appartenance professionnelle. Ma démission, à laquelle j’étais éthiquement contraint, je l’ai durement ressentie ; elle a invalidé une conviction sociale. J’ai certes été d’abord recruté sur des strictes compétences techniques j’ai grandi dans les quartiers à Montaigu, j’ai vécu les émeutes de 1993, je connais bien le tissu social. En juillet 2001, l’Association de prévention de l’agglomération de Melun (APAM) a été créée afin de rassembler les associations de prévention existantes. Après trois mois d’essai à Melun, j’ai demandé l’affectation à Dammarie. Il s’agissait de tout reprendre, tout refaire. On a commencé le boulot, auprès d’un milieu de surcroît pas franchement convaincu à l’égard de ce que l’on représente on intervient sur la marge de la marge, sur des gars en rupture, dans des quartiers au ban... Mais on a engagé un travail de fond, d’implantation, d’écoute, de suivi. Un travail de long terme, qui consiste à lancer des chantiers éducatifs et à prendre en charge des suivis individuels, notamment sur les problèmes judiciaires, omniprésents chez les jeunes de Dammarie. Puis surviennent les événements. Dès le lendemain midi, je me suis rendu au Bas-Moulin. Il y avait là une cinquantaine de gars qui, dans une ambiance des plus tendues que j’ai connues, planifiaient les actions du soir, sortaient déjà les cagoules et les cocktails. J’ai présenté mes condoléances, ma compassion à la famille et déjà avec Kader, Faudil et Samir, on a tenté de pacifier les lascars, de proposer un cadre d’expression à leur souffrance. J’ai publiquement soutenu, avec mon collègue, la marche du vendredi et la manifestation du lundi. L’après-midi, j’étais à Paris, à l’Institut du Monde Arabe, vraiment loin de tout. J’ai eu un appel très inquiet de mon patron, qui me disait avoir entendu dire que j’encourageais à la manifestation. Il me disait que la mairie l’avait joint, qu’ils insistaient sur le fait que Mohamed était un gars recherché par la police, qu’il s’agissait d’un accident de la route. Peu importe. Le dimanche, j’ai accompagné une délégation au forum contre les violences policières de Saint-Denis et le lundi, j’ai accompagné la manif. Là, indignation généralisée de la part de l’APAM : « Vous n’êtes plus dans le travail social, vous êtes dans la fusion, vous n’avez plus la distance, la neutralité nécessaires. » Et ils ont voté une mise à pied, ainsi qu’envers mon collègue. Manque de courage par rapport au Conseil d’administration, incompétence de ceux dont c’était la mission de défendre l’éducation spécialisée au sein de l’association j’ai démissionné, et j’ai poursuivi mon travail, auprès de ceux avec lesquels, sous ma casquette d’éducateur, j’avais commencé. Mais c’est une expérience amère. D’un coup, les rouages politiques se sont dévoilés. L’APAM, financée par le Conseil général, est libre dans les actions qu’elle veut mener. Certes. Mais à son conseil d’administration siègent deux représentants de chacune des trois municipalités (Melun, Dammarie, Le Mée). Pour eux, l’intervention sociale est toujours en sursis, est toujours en situation de dépendance par rapport aux enjeux politiques de court terme, électoraux. Et puis d’un coup, voilà que j’étais dans la fusion. Les compétences sur lesquelles on m’avait recruté subitement se retournaient contre moi. Bien sûr, je ne pouvais être que dans la fusion. Je viens des quartiers ? J’y reste. Je suis d’origine maghrébine ? Je n’y échappe pas. D’un coup, ma direction me renvoyait à des identités qu’elle prétendait pourtant valoriser. J’ai préféré continuer, m’engager dans l’action politique des habitants de Dammarie, pour opposer un vrai démenti à cette vision des choses.