Tensions

être de ceux qui savent

Mercredi 3 juillet 2002, réunion publique du conseil municipal de Dammarie-lès-Lys. S’y opposent Jean-Claude Mignon, maire de la ville, et François Lemery, chef de file de l’opposition municipale (gauche plurielle). Ce dernier, après avoir fait lecture d’un communiqué de Bouge qui Bouge, évoque ceux qui savent, et se taisent : des personnes ont été témoins de violences policières commises le 24 juin (notamment à l’encontre d’un mineur aujourd’hui condamné pour outrage à agent de la force publique), mais, membres du conseil municipal, elles s’abstiennent de parler.

(...)

François Lemery : « Un certain nombre de jeunes du Bas-Moulin sont venus nous porter cette lettre. Certains sont dans la salle. Ils m’ont demandé à ce que nous soyons lecteurs de cette lettre, qu’ils vous adressent, à vous monsieur le Maire, et à l’ensemble du conseil municipal. Donc je serai simplement le lecteur, le porte-parole de leurs propos.

« À Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs les Conseillers.

Nous, jeunes citoyens du quartier du Bas-Moulin, voulons aujourd’hui vous adresser pacifiquement et publiquement trois brèves questions. En cinq ans, trois jeunes citoyens de Dammarie-lès-Lys, dont deux en soixante-douze heures, ont trouvé la mort violemment, dans des conditions dans lesquelles la police est clairement mise en cause. Monsieur le Maire, vous êtes responsable de la police sur votre commune. Ces morts, monsieur le Maire, sont-elles justifiées à vos yeux ? En 1997, Monsieur le Maire disait que les jeunes devaient se structurer en association plutôt que de préférer l’émeute. Monsieur le Maire connaît très bien l’association Bouge qui Bouge que nous avons fondée en 1998 après les événements malheureux de 1997. Bouge qui Bouge s’est engagée avec les jeunes depuis cinq ans et ce travail a permis d’éviter l’émeute et d’encourager le dialogue. Pourquoi, Monsieur le Maire, encouragez-vous aujourd’hui la criminalisation de cette association qui vous avait invité à travailler avec elle Pourquoi qualifiez-vous les jeunes qui travaillent dans l’association, qui habitent et qui votent dans le quartier du Bas-Moulin, pourquoi les avez-vous qualifiés de terroristes de quartier Monsieur le maire, qu’est-ce qu’un terroriste de quartier

Ils vous remercient de les avoir écoutés.

(...)

Reprise des questions diverses.

F. Lemery : « Je m’excuse d’intervenir sur les événements qui sont intervenus lundi matin (24 juin). (...) Dans le but effectivement de protéger des employés qui devaient procéder au nettoyage de l’immeuble du Bas-Moulin, deux cents fonctionnaires de police sont intervenus. Et nous ne pouvons que regretter les débordements. Une présence policière disproportionnée et des actes policiers disproportionnés. Des violences ont été commises à l’égard de jeunes, notamment d’un mineur. Une enquête est en cours, des plaintes vont être déposées. La dégradation de biens publics est un délit, qu’il s’agisse de la barre ou qu’il s’agisse du centre Schweitzer [1]. Des délits ont été commis. Ce nettoyage de l’immeuble du Bas-Moulin était souhaité par une large frange de la population. Mais la balance de la justice a, comme son nom l’indique, deux plateaux. Et nous pensons qu’il y a eu effectivement des débordements et surtout des interventions exagérées, vis-à-vis d’un certain nombre de jeunes qui n’habitent pas le Bas-Moulin. Il y a dans cette salle des élus qui savent, des élus qui ont reçu des témoignages, de première ou seconde main, concernant des exactions commises sur un certain nombre de jeunes. Nous ne pouvons ici que déplorer et que souhaiter que les informations circulent, que les témoignages qui sont encore enfouis dans je ne sais quelle peur, puissent se libérer. Il ne m’appartient pas de désigner tel ou tel qui savent ce qui s’est passé, notamment des injures raciales, des coups injustifiés. Et bien évidemment un certain nombre de jeunes se sont retrouvés avec des motifs d’outrage alors qu’on peut se demander, dans certains cas, de qui est venu le premier outrage. Dans ce qui semble être dit, il ne s’agit pas de fonctionnaires du commissariat de Dammarie. Il faut remarquer l’intervention de médiation, sage, raisonnable, du commissaire de police de Dammarie que nous avons la prétention de considérer comme un policier républicain et qui a dans toute la force de ses prérogatives et de ses pouvoirs essayé de calmer, essayé de faire de la médiation, de mettre des mots, de calmer, d’éviter les débordements. Mais il y a eu des débordements, et le conseil municipal de Dammarie-lès-Lys doit le savoir.

Il y a dans cette salle, je le répète, des élus qui savent et qui connaissent des témoins de ces exactions. Il faudrait effectivement que nous puissions créer dans cette ville des lieux de parole, des lieux de médiation, car lorsqu’il n’y a plus de mots pour le dire, il y a la violence. Il y a des passages à l’acte, avec de la haine qui s’installe, de part et d’autre sans doute.

Si des actes ont été commis, si des passages à l’acte ont été commis, qu’ils soient sanctionnés, qu’ils soient punis. S’il y a des nuisances qui ont été perpétrées vis-à-vis de la population, nous les condamnons. Et nous condamnons notamment celles commises au centre Albert Schweitzer. Mais nous ne pouvons que condamner ce qui s’est passé vis-à-vis de ces jeunes. Et nous vous demandons d’y réfléchir, nous vous demandons de bien vouloir aussi aider à la diffusion de ces informations. Je vous remercie.

Premier adjoint au maire : « Apparemment vous faites partie des personnes qui savent. Donc vous êtes habilité à prendre toutes vos responsabilités, comme vous l’avez toujours fait par le passé.

F. Lemery : « Je les prendrai, je les prendrai.

J.-Cl. Mignon : « Mais oui, c’est ça.

Premier adjoint : « D’autres commentaires

J.-Cl. Mignon : « Non, je voulais simplement dire à Monsieur Lemery que des messages, j’en ai reçu beaucoup aussi. Énormément. Énormément. De gens qui vivent la peur, dans la peur de sortir de chez eux, dans la peur de se faire insulter, de se faire agresser, que ce soient des gens qui habitent la barre du Bas-Moulin, que ce soient des gens qui habitent la Plaine-du-Lys. Et je peux vous assurer que ce n’est pas une frange de la population qui pense ce dont je me fais le porte-parole, c’est une écrasante majorité de la population qui en a ras-le-bol. C’est tout. Y’en a ras-le-bol. Je pense que force doit rester à la loi. Nous ne sommes pas une zone de non-droit, ici à Dammarie-lès-Lys, et quel que soit le gouvernement, je crois que notre devoir à nous, élus, c’est certainement de ne pas mettre de l’huile sur le feu. (...) Alors c’est un petit peu facile de porter un jugement. Je constate également un certain nombre de choses. Il y a beaucoup à dire, je pense que ce n’est pas le lieu pour le dire. Et puis vous me permettrez de m’étonner de voir cette couverture médiatique, absolument extraordinaire. Mais c’est fabuleux ! C’est inimaginable. Il se fait un certain nombre de choses, ici et ailleurs. D’une manière générale, à 98 %, la jeunesse française est une jeunesse exemplaire et on aimerait qu’on parle un peu plus que de ceux que vous appelez « les jeunes. Permettez-moi de vous dire que passé un certain âge, on n’est plus vraiment des adolescents et qu’on est aussi capables de se prendre en charge. (...) Mais pour discuter, il faut un minimum d’ordre. Et on ne peut pas discuter avec ces jeunes. Et pourquoi avec les autres, ça se passe remarquablement bien ? Pourquoi Ceci dit, ce n’est pas non plus mon rôle de mettre de l’huile sur le feu. Mais je déplore aujourd’hui ces débordements. Je déplore ce qui est en train de se passer, je déplore cette espèce de zone de non-droit qu’ils sont en train de créer au bas de la rue du Bas-Moulin. C’est inacceptable. Et il n’y a aucune démocratie qui peut accepter cela. Aucune. Je déplore aussi ces occupations sans autorisation préalable de lieux publics, de places publiques. La première des libertés, et ce n’est pas moi qui l’ai inventé, elle est écrite dans la Déclaration des droits de l’homme, qui dit... je ne sais plus comment, c’est... à cause de l’émotion (une adjointe lui souffle l’article de la déclaration). Mais il faudrait peut-être aussi qu’ils se rappellent cela. Ceci dit, vous pourriez aussi vous émouvoir des menaces que j’ai reçues en tant que premier magistrat de cette ville. Parce que lorsqu’on se permet de traiter de mort, de menacer de mort le premier magistrat de cette ville, j’aurais aimé aussi vous entendre réagir. J’aurais bien aimé vous entendre. Ceci dit, vous avez fait votre déclaration. Elle était manifestement bien préparée. Il y a dans la salle des personnes venant de l’extérieur qui peut-être sont ravies d’entendre ce débat. Mais je suis intimement convaincu que cela permettra de faire monter l’audimat de certaines chaînes de télévision. Mais je peux vous assurer que les Dammariens, ils en ont ras-le-bol. Ras-le-bol, qu’on parle de leur vie comme on en parle. On ne couvre que ce type d’événements. On aurait aimé que les mêmes médias se déplacent quand les jeunes du lycée Joliot-Curie ont gagné le concours national sur le respect. On aurait aimé qu’on mette en exergue tout ce qui se passe de bien. Force est de constater que cela n’intéresse personne. Le festival de violons croisés, pour ne parler que de celui-là, qui a eu lieu vendredi, on n’a pas eu droit à ce déferlement médiatique alors que c’était assez exceptionnel, quand même. Je crois qu’il faut raison garder dans cette affaire. Mais je peux vous assurer que vous n’êtes pas habilité, Monsieur Lemery, à parler au nom de toute la population de la ville, pas plus que moi d’ailleurs. Mais il se trouve que moi, on vient me voir, on me téléphone et que je reçois des messages. Je reçois de véritables S.O.S., de gens qui demandent en toute hâte qu’on les reloge ailleurs et qui demandent qu’on fasse quelque chose pour que tout cela cesse. Si débordements il y a eu, il y a une justice dans ce pays, dans notre République. Il faut que la justice passe. Encore une fois, je vous le dis, à partir du moment où on ne veut pas être interpellé par la police, où on ne veut pas être éventuellement malmené, je crois aussi qu’il faut éviter de traiter de certains noms d’oiseaux, celles et ceux qui portent l’uniforme de la police de la République française.

F. Lemery : « Monsieur le maire, je ne peux retirer de ce que vous avez dit que peu de choses. J’approuve l’essentiel de ce vous avez dit.

J.-Cl. Mignon : « Alors, prouvez-le ! Ce n’est pas forcément le rôle d’un conseiller municipal d’aller défiler à une manifestation, comme vous l’avez fait. Je suis désolé. Vous êtes vous aussi un élu de la République. Et participer à un défilé où votre maire, en l’occurrence moi-même, même si nous n’avons pas les mêmes opinions politiques, est traité d’assassin et est menacé de mort. Excusez-moi mais je ne crois pas que ce soit la place d’un élu de la République. »

F. Lemery : « Lorsque j’étais à ce défilé (le 27 juin), d’abord je n’ai pas à justifier de ma présence et de ma liberté. Je me suis associé aussi au deuil d’une communauté. Lorsqu’il y a eu, et il y a des gens témoins ici, des débordements, j’ai été le premier à intervenir pour calmer le jeu et je n’ai pas été seul. Ceci dit, je ne suis intervenu que sur un point. Il s’agit des débordements policiers de la journée du 24 juin. J’approuve, monsieur le maire...

J.-Cl. Mignon : « Vous le gardez pour vous. Parce que si débordements policiers il y a eu, ce n’est ni de votre compétence, ni de la mienne de les juger. Il y a une justice dans ce pays. Et je crois en la justice de la République française, même lorsque les décisions de la justice ne vont pas dans le sens que je souhaite. Donc si débordements il y a eu, que la justice fasse son travail.

F. Lemery : « Tout à fait. Mais ne me faites pas dire, surtout pas, que...

J.-Cl. Mignon : « Excusez-moi, j’ai lu moi aussi des choses sur cette association. Le soutien scolaire, ça fait marrer tout le monde. Faut pas pousser quand même !

F. Lemery : « Ce n’est pas le débat Monsieur le maire.

J.-Cl. Mignon : « Parce que si au départ nous avons encouragé la création de l’association, c’est parce qu’effectivement, l’objet nous convenait. Et c’est bien dommage qu’ils ne s’y soient pas tenus et qu’ils n’aient pas respecté l’objet, qui a valu de notre part une intervention pour que l’office des HLM accepte de mettre à leur disposition des locaux. Et tout le monde sait malheureusement ce qui se passait dans ces locaux.

(...)

J.-Cl. Mignon : « Je voudrais simplement dire à l’ensemble du conseil municipal, et vous avez dû certainement en recevoir copie, que nous avons reçu un certain nombre de messages d’élus de communes voisines de toutes tendances confondues. Et c’est plutôt rassurant par rapport aux événements qui se sont passés à Dammarie-lès-Lys. Et je les en remercie.

Premier adjoint : « Plus de commentaires La séance est levée. »

Notes

[1Le Centre Albert- Schweitzer est un centre socioculturel implanté sur la place du 8 mai 45, place centrale de la cité de la Plaine-du-Lys.
Inauguré par Jean-Claude Mignon et le premier ministre Edouard Balladur en 1995, il avait cristallisé toutes les rancœurs lors des émeutes de 1997. Il est perçu comme symbolisant la mainmise de la municipalité sur les initiatives socio-culturelles des jeunes de la Plaine et du Bas-Moulin, et a été la cible de destructions en 1997, ainsi que d’un attentat à la voiture-bélier dans la nuit du 22 au 23 juin 2002.