L’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique

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A Dammarie-lès-Lys, l’incrimination pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » fait partie de l’expérience ordinaire. Fondée sur la seule parole des policiers, elle témoigne d’une forme d’exercice du pouvoir comparable à celle qui prévaut en prison : une présomption de rébellion, une proximité quotidienne, un traitement disciplinaire - mais à ciel ouvert.

Une incrimination a cristallisé l’attention publique à Dammarie-lès-Lys, celle de l’outrage, parfois couplée à celle de rébellion. « Constituent un outrage puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces (...) adressés à une personne dépositaire de l’autorité publique, dans l’exercice ou à l’occasion de ses fonctions, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie » (art. 433-5, C. pénal). « Constitue une rébellion le fait d’opposer une résistance violente à une personne dépositaire de l’autorité publique agissant dans l’exercice de ses fonctions, pour l’exécution des lois, des ordres de l’autorité publique, des décisions ou mandats de justice (art. 433-6, C. pénal). La rébellion est elle aussi punie de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende.

L’outrage a mauvaise presse. Déjà, dans les jours suivant la mort d’Abdelkader Bouziane, le procureur d’Evry, Laurent Davenas, s’indignait, dans les colonnes de Libération, en ces termes « Quand les choses dégénèrent, nous recevons des policiers des procédures pour outrages, suivies immédiatement de plaintes de jeunes pour violences policières. C’est absolument ingérable. On murmure ainsi qu’en certains parquets, les procureurs refusent même de poursuivre les outrages constatés par les policiers, qu’ils qualifient du délit de « cris et vociférations.

La chronique de la mobilisation de 2002 à Dammarie-lès-Lys est riche d’affaires d’outrage. Trois dressées à l’encontre de Samir Baloutche, qui viendront en audience en janvier 2003. Une contre Abdelkader Berrichi, qui amena son placement en garde à vue le 5 juillet, la veille de la fête tenue par le Comité de soutien et interdite par arrêté municipal. Cette garde à vue, on s’en souvient, sera levée sur intervention discrétionnaire de la préfecture (cf. page 28) ; intervention d’autant plus surprenante que la garde à vue, mesure de police judiciaire, ne peut être levée que sur décision de l’Officier de police judiciaire ou du Procureur. Ces deux épisodes visent l’imputation de l’outrage. Infraction discrétionnaire, puisque constatée par une victime assermentée, infraction bénéficiant de la présomption de légitimité accordée à celui qui la dresse, elle se vit dans ces deux cas employée à l’encontre de deux leaders de la protestation, à des moments cruciaux de son développement (à son début et à la veille de la réunion publique qui devait attirer les soutiens extérieurs à Dammarie). L’outrage s’offre ainsi, et notamment lorsqu’il est constaté seul, détaché de toute autre infraction, à la critique visant l’usage de son constat comme arme politique.Il prolonge, par son emploi effectif, le projet politique de la rébellion, tel que nous en avions dessiné l’architecture, à propos du délit de rassemblement dans les halls d’immeuble de la loi du 15 novembre 2001 (cf. Vacarme, 20, juin 2002).

D’autres affaires d’outrages ont vu le jour. Celles qui ont fait l’objet de poursuites à l’issue des épisodes en marge de l’opération de police du 24 juin, et qui furent l’enjeu de la joute verbale au cours du Conseil municipal du 3 juillet. Des témoins rapportèrent ce jour-là que trois personnes avaient été les victimes de violences commises par des policiers au rond-point qui sépare le cimetière communal de la barre du Bas-Moulin. Deux d’entre elles, au moins, furent poursuivies pour outrage et rébellion. Cet épisode vise lui aussi l’imputation de l’outrage, mais sur un autre mode. Elle rappelle ce qu’un directeur de l’Inspection générale de la police nationale (IPGN) notait dans un rapport non publié. Il remarquait en effet que les procédures pour violences illégitimes de la part des policiers étaient bien moins souvent examinées (donc plus souvent discréditées) lorsqu’elles étaient engagées par des personnes elles-mêmes poursuivies... par exemple pour outrage ou rébellion : « Lorsque la force n’est pas nécessaire, ou qu’elle est dépassée, la violence devient illégitime. Elle peut alors s’abriter derrière un rapport d’outrage, de rébellion ou de violence à agents. C’est à ce stade que se situe la difficulté d’établir la vérité (...). L’outrage offre cette fois matière à la critique visant l’usage de son constat comme arme d’impunité policière.

En marge de la mobilisation, d’autres affaires d’outrage, ou d’outrage et rébellion, ou d’outrage et violence, se sont produites ou suivaient leurs cours. En juillet 2002, un jeune homme, jamais condamné, fut identifié sur photos, dans des conditions peu claires, comme l’auteur d’injures à l’encontre des policiers. Il leur aurait également lancé des pierres. Une seule est censée avoir atteint un policier, à son ceinturon. Le prévenu fut condamné à cinq mois de prison ferme. En jeu ici, la sévérité des peines prononcées, le non-respect du principe de proportionnalité et d’échelle des peines. Leur arbitraire, aussi. Une audience, fin août, vit passer un jeune prévenu de violences volontaires portées seul à l’encontre de quinze policiers. Le procureur requit... du travail d’intérêt général. Cinq mois prononcés pour un outrage. Du TIG requis pour des violences. Visé, ici, l’usage inique et arbitraire des condamnationsque ces délits abritent.

Enfin, l’outrage, la rébellion et, à plus forte chance, les violences portées à l’encontre des policiers sont soumis à un dernier opprobre. L’article 11 de la loi de 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires pose en effet que « la collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences (...) et outrages (...) et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté. Cela signifie que, si le juge accorde au policier des dommages et intérêts pour préjudice moral, la société paye ces dommages, nonobstant le caractère insolvable du condamné. Lorsque Abdelkader Berrichi a prononcé une parole désobligeante à l’encontre d’un policier le 1er juillet, sept autres collègues se sont portés parties civiles. Pèse alors sur l’outrage le soupçon d’usage personnel mercantile des condamnationsprononcées sous son chapitre.

Arme invincible à la discrétion de ceux qui le constatent, assurance d’impunité des policiers, survivance d’arbitraire judiciaire et d’enrichissement arbitraire, les délits à l’encontre des personnes dépositaires de l’ordre public, ces petites lettres de cachet qui émaillent les relations quotidiennes avec la police, semblent résumer les logiques de familiarité et d’antagonisme des policiers et de leurs clientèles. Pourtant, les premières analyses quantitatives, encore balbutiantes, menées sur les jugements prononcés au Tribunal de grande instance de Melun, montrent certes la fréquence des affaires d’outrages jugées (une par jour), mais la rareté des outrages (et rébellion) sans autre imputation. Le prévenu s’est souvent rendu coupable d’autres délits, constatables violences conjugales, ivresse au volant, dégradation de bien public. Les condamnations sont, dans l’ensemble, lourdes de 200 à 500 euros d’amende et de 75 à 300 euros de dommages et intérêts, rarement plus, et très exceptionnellement de la prison ferme. Les condamnations ne semblent pas viser en particulier, c’est ce que suggèrent les consonances des noms, les populations issues de l’immigration maghrébine. Ces premiers renseignements exigent un approfondissement, mais plaident déjà pour la réalité indéniable, et peu négligeable, des délits commis à l’encontre des policiers. Ils soulignent aussi le caractère exorbitant de décisions ponctuelles, et la nécessité de les penser comme des résidus d’incriminations politiques.