le passage obligé

Que faire de l’Europe ? D’abord, l’exorcisme : refuser, toiser ce monument d’opacités institutionnelles. Peut-on intervenir, sans se plier à cette obscure machine de réseaux, de lobby, de secret ? Mais aussi, la masse : espaces toujours plus vastes, foules toujours plus imposantes. Peut-on mobiliser, sans s’assujettir au nombre souvent vain ?

Ces tensions réunissent des associations, aussi diverses que celles que nous avons invitées en février 2003 à cette table ronde.

Emmanuel Blanchard (Gisti), Raoul-Marc Jennar (Oxfam-Solidarité), Gaëlle Krikorian (Act Up-Paris), Gus Massiah (Attac - Crid), Claire Rodier (Coordination européenne pour le droit des étrangers à vivre en famille).

Tour de table

Gus Massiah. Le Cedetim [1] a participé à la création de l’Assemblée européenne des citoyens, l’Helsinki Citizen’s Assembly, à partir du réseau European Nuclear Disarment (END [2]). Depuis, nous avons commencé à travailler l’Europe dans ses rapports avec les pays du Sud, sur l’immigration et les questions syndicales. À ATTAC France, nous avons monté il y a peu une commission Europe, ce qui n’allait pas de soi : pendant les deux premières années d’ATTAC, il y avait un accord sur l’idée que l’Europe ne devait pas être discutée, parce que le sujet divisait très fortement au sein du mouvement.

Raoul-Marc Jennar. Au sein d’Oxfam Solidarité, je m’occupe de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et d’un certain nombre d’accords qu’elle gère, essentiellement ceux sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) et sur les services (AGCS). Je travaille aussi sur le fonctionnement de l’institution en tant que telle, et sur l’attitude de l’Union Européenne à l’OMC. Par ailleurs, avec l’appui de la Fondation France-Libertés et de Pierre Bourdieu, on a créé l’URFIG, Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation. Nous avons un site (http://www.urfig.org/) en quatre langues (français, anglais, arabe et kiswahili) pour diffuser des infos sur des prises de position et des actions des pays du Sud.

Claire Rodier. La Coordination européenne pour le droit des étrangers à vivre en famille a été créée en 1993, principalement à l’initiative d’organisations françaises. Nous étions alors aux prises avec Charles Pasqua. On pensait que Maastricht pouvait ouvrir de nouvelles perspectives, que la Commission européenne pouvait être un lieu de rattrapage pour les questions d’immigration, dans l’impasse au plan national, et que de l’Europe pouvait venir un autre type de politique. Cette Coordination, dont j’ai été membre à ses tous débuts, n’a jamais pris beaucoup d’ampleur en terme de représentativité. Elle bénéficie pourtant d’une certaine écoute à Bruxelles. Mais c’est plus par défaut, parce qu’il n’existe aucune structure de lobbying active et structurée sur ces questions. La faiblesse de cette activité est d’ailleurs intéressante à discuter.

Emmanuel Blanchard. Dans un premier temps, le Gisti [3] s’est intéressé au droit communautaire plus qu’à l’Europe en tant qu’espace de mobilisation, de mise en réseau. Pendant de longues années, il y a eu chez nous un groupe Europe chargé de réfléchir aux possibilités juridiques nouvelles offertes par l’Union européenne. A partir de la réflexion sur la liberté de circulation, on a commencé à appréhender l’Europe comme un espace pertinent de mobilisation et non plus seulement comme un outil juridique. En septembre 2002, au moment où il y a eu une émergence de nouvelles luttes de sans-papiers en France, le Gisti a été à l’initiative d’un appel européen à la régularisation de tous les sans-papiers pour faire prendre conscience que ces questions ne peuvent pas se résoudre Etat par Etat. Dans la lignée de cet appel, avec le Forum social européen (FSE) de Florence, le Gisti a mis un pied dans ces réseaux dits altermondialistes. Tout en restant ambivalent, comme la plupart des participants : qu’est-ce qu’on va y faire dans ces rencontres, juste chercher des contacts ou partager des revendications pour les porter ensemble ?

Gaëlle Krikorian. Act Up-Paris a été amené, par le biais du travail sur l’accès aux médicaments dans les pays du Sud, à s’interroger sur les répercussions des accords internationaux comme ceux de l’OMC sur la santé, sur la position de l’Union Européenne dans les négociations entre États, ainsi que sur les politiques de l’Europe en tant que bailleur de fonds -sur le sida, l’Union Européenne est le deuxième bailleur de fonds à l’échelle internationale ; elle a de ce fait un impact fort en terme d’imposition des politiques dans les pays en développement. Au sein d’Act Up, la commission Nord/Sud s’est donc, petit à petit, engagée, un peu par la force des choses, dans une action au niveau européen. Même s’il était difficile, pour une petite organisation, avec très peu de salariés et de moyens financiers, d’avoir une vision claire des types d’intervention les plus efficaces à mener vis-à-vis d’un adversaire de cette taille.

Entre opacité et propagande

Raoul-Marc Jennar. Pour moi, l’Union Européenne n’est pas un gentil partenaire, mais une cible. La société civile a pris du retard par rapport aux milieux d’affaires et au patronat qui ont des réseaux européens, des bureaux à Bruxelles, avec de grandes et de petites entrées dans les différentes Directions Générales de la Commission. Aujourd’hui, on ne peut plus du tout négliger l’Europe. Nous devons nous concerter davantage pour être plus efficaces, pour tenter d’infléchir les négociations ou les décisions. Le travail de la Commission est opaque : on est confronté, selon les cas, à une formidable rétention de l’information ou au rouleau compresseur de la propagande.

Gaëlle Krikorian. Pendant les réunions entre États, à l’OMS (Organisation mondiale de la santé) ou à l’OMC, lorsque l’on interroge les responsables politiques français sur leur prise de position, ils nous rétorquent qu’il ne peut plus y avoir de position française indépendante et nous indiquent, sur un ton éventuellement un peu narquois, qu’il y a une réunion de sept à huit heures, tout les matins, pendant laquelle les États discutent et élaborent la position européenne. C’est une parfaite façon d’éluder les discussions, mais ce que cette anecdote nous indique également, c’est que, d’un point de vue purement pragmatique, on ne peut pas s’en tenir simplement à un lobbying sur les représentants politiques français. Bien sûr, il faut agir à l’échelle nationale et on essaie de suivre la position française dans le cadre des négociations européennes, mais il nous faut aussi accrocher l’Europe. D’autant plus qu’il y a effectivement un fort décalage entre la communication européenne, par exemple ce que Pascal Lamy, le commissaire européen au commerce, dit dans les médias sur son action pour permettre l’accès aux médicaments génériques dans les pays du Sud, et la réalité de la position de la Commission dont on prend connaissance si l’on arrive à accèder à ses documents de travail. Beaucoup de gens, dans les milieux politiques mais aussi parmi les ONG, sont intoxiqués par ce qu’ils entendent dans les médias et s’imaginent que la position de l’Union Européenne est bien meilleure que celles des États-Unis, qu’il y a plus de compréhension vis-à-vis des pays du Sud, etc. Or, c’est complètement faux.

Raoul-Marc Jennar. Il ne faut pas pour autant négliger l’acteur national, qui se défausse fréquemment sur l’Union Européenne. En matière de santé, l’unanimité est nécessaire au Conseil européen pour qu’une décision soit prise ; chaque pays a donc de fait un droit de veto. Au sommet de Nice, Pascal Lamy a essayé d’obtenir que la santé relève de la compétence exclusive de l’Union, que l’unanimité ne soit plus indispensable, mais ça n’a pas marché.

Il y a un véritable abandon de poste de la part des gouvernements. Les politiques se délestent de leurs responsabilités, coupent la branche sur laquelle ils sont assis, et ils le font avec une allégresse sidérante. Ils pourraient dire « non », mais ils sont comme tétanisés et s’en remettent à ce que la Commission propose. Certes, le Parlement européen n’est qu’un parlement croupion, mais les gouvernements, eux, s’ils le veulent, peuvent tout à fait intervenir.

Emmanuel Blanchard. L’expérience du Gisti est différente : l’Union Européenne a rarement été perçue comme un lieu véritable de lobbying. Aujourd’hui encore, l’Union reste à nos yeux l’endroit où les choses se passent, où l’on voit se dessiner les futures orientations nationales, mais où l’on intervient peu. Étant une petite association, on peut faire un travail ponctuel, mais faute de moyens financiers et humains, on ne peut pas toujours suivre sérieusement ce qui se passe à Bruxelles.

Raoul-Marc Jennar. Quand on se met en réseau, même si on est une petite ONG, on peut faire beaucoup de choses. C’est un passage obligé. En tant que Belges, on est un peu privilégié, car nous sommes déjà sur place. Mais dans le réseau, on a des amis finlandais tout petits mais super-actifs : ils produisent des textes très précieux.

Claire Rodier. La mise en réseau est sans doute nécessaire, mais, à la lumière de mon expérience dans le domaine de l’immigration, les résultats ne sont pas vraiment à la hauteur. Par exemple, cette Coordination européenne pour le droit des étrangers à vivre en famille a eu, depuis ses débuts, des échanges d’informations assez approfondis avec des représentants de la Commission européenne. Après le traité d’Amsterdam, lorsque la Commission a acquis une partie du droit d’initiative dans les domaines asile-immigration qui relevaient auparavant du seul travail intergouvernemental (le « troisième pilier » de Maastricht), nous avons accompagné son travail d’élaboration de directives. Mais au bout du compte, j’ai l’impression que les ONG, en particulier cette coordination, ont été complètement instrumentalisées. C’est très net dans le cas de la directive sur le regroupement familial des étrangers : tout ce que les ONG ont apporté en terme d’expériences et d’analyses juridiques a été apprécié et intégré par la Commission, qui a établi une proposition initiale relativement satisfaisante, ce qui était très valorisant pour les ONG. Dans un second temps, pourtant, tout a été laminé par le travail de sape des Etats membres qui ont fait battre en retraite la Commission pour aboutir à un texte bien pire que la législation française et que celles d’autres Etats membres. Dans ce type d’exemple, à mon sens, les associations jouent finalement, malgré elles, un rôle actif dans le nivellement des droits par le bas. Je suis d’accord avec vous sur le plan théorique, je vois bien l’intérêt des combats communs, on ne peut pas continuer à se bagarrer au seul niveau national. Mais j’ai l’impression que dans le domaine du droit des étrangers, non seulement cela ne sert à rien de s’impliquer à ce niveau, mais que c’est peut-être pire que de ne pas le faire. Alors je me pose la question : faut-il laisser tomber la Commission ? Comment imaginer une nouvelle façon de bosser ?

Raoul-Marc Jennar. En tout cas, il ne faut pas se laisser piéger par la Commission. C’est un débat qui divise les ONG : certaines acceptent de rentrer dans ce que Pascal Lamy appelle son « dialogue avec la société civile » ; nous, nous refusons toutes ses invitations parce que nous ne voulons pas qu’il puisse se référer à des contacts avec nous pour valoriser ses positions néo-libérales.

Gaëlle Krikorian. Depuis Seattle (1999), la Commission joue beaucoup de ce registre, théâtralisant la consultation de la société civile lors de grandes cérémonies publiques avant chaque sommet international. Les grandes ONG sont là, les participants sont tirés à quatre épingles, et, éventuellement, cinq heureux élus ont le droit d’aligner deux minutes de formules de politesse. Act Up n’a pas de position de principe, peut-être parce qu’on est petits et pragmatiques : on ne dit pas qu’on n’ira jamais dans ces lieux pour ne pas faire le jeu de la Commission, car de temps en temps ce peut être intéressant d’y intervenir. C’est par exemple ce que nous avons fait quelques jours avant Doha [4]. Ça nous a permis d’interpeller directement et publiquement Pascal Lamy sur le fait qu’il ne pouvait pas aller à cette rencontre défendre une position qui signifiait tout simplement la condamnation à mort de millions de personnes dans les années à venir. C’est une façon d’entretenir un rapport de force et de faire passer un message. Dans un cas comme celui-là, on cherche à tirer profit de la situation. On sait aussi que l’on sera réinvité : autrement, ils donneraient le sentiment de refuser, eux, le dialogue. Pour nous, ces consultations peuvent aussi être l’occasion de faire un état des lieux du lobby adverse. Qui est là pour représenter l’industrie pharmaceutique ? Combien sont-ils ? Quels messages portent-ils ? Et comment les responsables de la Commission réagissent-ils sous les feux contradictoires de vingt personnes de l’industrie pharmaceutique et de vingt représentants des ONG ? Comment arbitrent-ils publiquement sous cette contrainte ?

Emmanuel Blanchard. Les associations qui travaillent sur l’immigration n’ont pas la même relation à l’Union Européenne qu’Oxfam ou Act Up. Vous décrivez un jeu à quatre, entre les États, l’Union Européenne, le lobby des multinationales et les ONG. Pour nous, ce jeu se réduit à trois acteurs, il n’y a pas de lobby contradictoire dont on pourrait mettre en lumière le projet monstrueux pour obtenir l’appui de nos représentants nationaux. Cet « effet Dracula » ne marche pas dans notre cadre. Nos représentants nationaux ne sont pas plus réactifs quand ils sont informés des projets européens sur l’immigration que quand ils ne le sont pas. Nous n’avons que très rarement quelque chose à dévoiler.

Raoul-Marc Jennar. En pratique, nos représentants nationaux ignorent quand même beaucoup de choses sur ce qui se trame à Bruxelles. Depuis trois semaines, j’ai fait 21 présentations de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). J’ai, par exemple, parlé du « Mode IV », c’est-à-dire de l’interdiction faite aux États d’intervenir auprès des firmes privées qui emploieront, pour des contrats à durée déterminée et avec interdiction de regroupement familial, les gens d’autres pays, en appliquant le salaire et le système de protection sociale, s’ils existent, de leurs pays d’origine. C’est un système diabolique qui mettra en concurrence du point de vue des salaires et de la protection sociale les travailleurs nationaux avec des travailleurs venant de l’étranger, et sur lequel les Etats n’auront aucun recours pour intervenir. Or, 90% de nos élus, tous pays confondus, ignorent ces dispositions.

Emmanuel Blanchard. Ceci est valable à propos de l’AGCS, mais de fait, par exemple, quand les directives sur l’asile sont sur le point d’être transposées et que nos représentants nationaux en prennent connaissance par la force des choses, cela ne les choque pas du tout. Si on présente le « Mode IV » de l’AGCS à un député socialiste, il aura peut-être une réaction épidermique, du style « C’est une horreur, ça remet en cause le droit du travail, etc. », mais sur l’asile, c’est différent.

Claire Rodier. C’est juste : nous, on n’a pas grand chose à vendre, on est dans un domaine catalogué comme « droits de l’homme ». Or, ce domaine fait aussi partie du fonds de commerce de l’Union Européenne qui affiche une attitude de façade correcte - sécuritaire, mais pas trop, parlant de lutte contre le terrorisme et de protection des citoyens. Dans ce contexte, et c’est encore plus vrai depuis le 11 septembre, il est difficile de sensibiliser l’opinion sur les atteintes portées aux droits des étrangers. Cela n’intéresse personne. Nous n’avons pas d’ennemi facilement identifiable comme les grandes multinationales contre lesquels on peut mobiliser l’opinion. Nos ennemis à nous, ce sont les États et les institutions européennes, dans un affrontement bilatéral. Contrairement à ce qu’a décrit Gaëlle, elles ne représentent pas un arbitre potentiel.

Espaces politiques

Gus Massiah. Dans ce débat sur nos pratiques et nos comportements à l’échelle européenne, je voudrais vous proposer un détour. Depuis trois ou quatre ans, on assiste à l’émergence d’un nouveau mouvement social - c’est mon hypothèse, en tout cas. Est-ce que ce mouvement nous permet de voir différemment l’Europe ? S’il existe un mouvement qui se développe, pour aller vite, de Seattle à Porto Alegre, s’il a une capacité de parole et d’initiative, on en arrive à poser différemment la question des rapports politiques entre le local, le national, les grandes régions et le mondial. Comment analyser l’Europe dans ses rapports avec la mondialisation ? Il y a une situation contradictoire : les grandes régions sont les vecteurs de mondialisation dans son aspect néo-libéral. Et Pascal Lamy en est le parfait représentant. Mais, dans le même temps, les grandes régions peuvent aussi être une contre-tendance face à cette mondialisation. Il existe des réactions géo-culturelles : sur les médicaments génériques, pourquoi, à un moment, certains États « normaux » - « normalement » libéraux, « normalement » corrompus, en somme pas très différents de la France- font-ils passer le droit à la santé avant le droit des affaires ? Le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud sont quasiment des États-continents, des grandes régions à eux seuls. Dans ce contexte, ces grandes régions sont, j’en suis convaincu, une des réponses possibles à la mondialisation néo-libérale. Il existe des contradictions : entre l’Europe et les États-Unis, sur la place du droit dans les règlements des conflits, sur la discussion des formes de domination. Et en tant que tel, le projet européen est traversé par ces mêmes contradictions face à la mondialisation. Si l’Union Européenne est mise en avant, c’est aussi parce qu’elle a été, après la Seconde guerre mondiale, une réponse à la question du règlement des conflits dans une grande région. Ce n’est pas un élément secondaire. C’est aussi dans ce sens que l’Europe peut porter une contre-tendance.

Dans ce contexte, depuis le sommet européen de Nice (7-11 décembre 2000), l’émergence d’un mouvement social européen change la donne. Cela reste encore pour beaucoup un pari. Nous verrons si ce pari se développe du Forum Social Européen de Florence (novembre 2002) à celui de Saint-Denis (novembre 2003). Peut-il y avoir une nouvelle polarisation des forces sociales et politiques dans ce cadre ? Il existe des indices qui vont dans ce sens. La Confédération Européenne des Syndicats (CES) évolue : avant Nice, ils disaient qu’ils étaient seulement un espace de lobbying et de négociations. Avec Florence, ils décident de rentrer dans le processus des FSE. Ils sont venus, se sont fait houspiller, mais ils restent. La CGIL, la CGT et la CFDT se font conspuer par les Cobas [5] et Sud. Ils sortent de la salle et disent : « On s’en va », et puis ils décident qu’ils seront là à Saint-Denis. Au niveau des ONG, nous avons décidé de construire une confédération européenne des ONG qui n’est pas sans analogie avec le modèle de la CES.

Raoul-Marc Jennar. Tu m’effraies. Jusqu’ici la CES, subventionnée par la Commission européenne, n’a pas cessé d’agir comme un allié objectif de la Commission et de ses orientations néo-libérales. Elle a refusé de relayer l’appel, lancé par les deux grandes confédérations syndicales belges, à manifester le 9 février contre l’AGCS parce que, dans les mots d’ordre, il y avait une remise en question du soutien de la Commission européenne à l’AGCS et une demande de révision du mandat de Pascal Lamy. Avec la CES, on est passé de la lutte des classes à la collaboration des classes. On connaît le principal bénéficiaire de l’abandon d’un syndicalisme de combat. Comme l’observait très justement Pierre Bourdieu, « la coordination européenne des luttes est très en retard. »

Gus Massiah. L’idée, c’est de créer un espace de négociation, et pas de dialogue, ni de concertation. Ce n’est pas joué du tout, tout est possible, cela pourrait être récupéré. L’élément nouveau, c’est la constitution d’un mouvement social européen qui rééquilibre la possibilité de négocier avec la Commission et les États. Et peut-être, finalement, de construire un autre projet européen. Cela change pas mal de choses, parce que la négociation peut être appuyée sur des manifestations, sur l’affirmation d’un projet alternatif. La pression doit porter sur l’affrontement de projets, pas sur la discussion des directives.

L’espace de négociation n’existe pas aujourd’hui, ce doit être une construction. Il passe d’abord, à mon avis, par le renforcement et la visibilité du mouvement social européen.

Emmanuel Blanchard. Sur la perception du mouvement social européen, je ne ferais pas preuve du même optimisme - c’est peut-être l’histoire et l’objet du Gisti qui font que l’on est souvent les plus pessimistes. Faire du Forum Social Européen le véritable lieu d’émergence d’un contre-pouvoir, c’est un objectif, voire une utopie, mais ça n’est pas un fait aujourd’hui. Pour l’instant, me semble-t-il, le FSE, ou ce qu’on appelle le mouvement social européen, reste une simple juxtaposition de minoritaires, mais ce n’est pas une voix propre, capable d’avoir un poids réel ou d’abriter un contre-pouvoir. On le voit dans les assemblées de préparation, tous les participants ne viennent pas avec les mêmes objectifs. Pour le moment, il y a une fiction qui passe bien dans les médias et qui nous donne un poids que l’on n’a pas vraiment. La seule unité de ce mouvement, pour le moment, c’est de dire : « On ne se met d’accord sur rien, comme ça tout le monde peut entrer. »

Gus Massiah. Ce qui donne une unité à un mouvement, c’est son sens, pas le fait qu’il y ait des bagarres à l’intérieur. Au sein du Front populaire, il y avait des combats entre communistes, socialistes et radicaux, cela n’a pas empêché de faire un mouvement capable, à un moment donné, de négocier et d’obtenir des avancées. L’intérêt d’un mouvement, c’est d’imposer un point de vue. Je ne vois pas en quoi le mouvement social européen est minoritaire. C’est nous qui nous représentons comme minoritaires. Regardez, par exemple, les sondages sur l’aide publique au développement : cela fait dix ans que la majorité des gens est favorable à son augmentation, et malgré tout les ONG continuent de considérer qu’elles sont minoritaires, de se comporter comme telles en restant sur la défensive.

Qu’il y ait des bagarres au sein du mouvement social européen, que ce soit un mouvement en devenir, je suis d’accord. Mais, si on ne pense pas qu’à un moment donné on peut dépasser cet état de fait, pourquoi on se bat ? On ne changera pas les choses parce que, tout d’un coup, tout le monde va s’aimer à l’intérieur de ce mouvement. A Seattle, au fond, les gens ne manifestaient pas ensemble. L’AFL-CIO [6] était dans son coin, ignorant en bonne partie les syndicats coréens, indiens, sud-africains ou brésiliens ; les écolos défilaient ailleurs, les mouvements de solidarité internationale et les jeunes encore à un autre endroit. Cela n’a pas empêché de freiner l’OMC et de remettre en cause sa légitimité. Le mouvement social européen peut s’engager sur cette voie. L’intérêt, c’est aussi de casser les évidences, c’est une bataille idéologique.

Raoul-Marc Jennar. D’accord sur le constat lucide des limites, mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a eu qu’un FSE jusqu’à présent, que cela ne fait que commencer. On ne peut pas signer un constat de carence dès maintenant. Il faut avoir la patience de s’inscrire dans un processus long et difficile. Mais si l’on veut créer un rapport de force avec le capitalisme dominant, je ne vois pas d’autre possibilité que de créer au niveau européen - le plus important aujourd’hui du point de vue de la décision politique - un espace commun qui permette de se rassembler et de trouver des accords sur certains objectifs.

Gaëlle Krikorian. Cela ne fait pas très longtemps que je participe aux Forums et, au fond, je ne sais pas encore bien ce que j’en pense. Je vois de grands rassemblements de gens en un lieu, une espèce d’euphorie à faire nombre. Je comprends que cela représente une opposition par rapport à un système global et nous y participons. Il est vrai qu’un message collectif peut en sortir, mais il reste globalisant et peu précis. On peut le réitérer chaque année, mais bon...

Gus Massiah. Les vingt dernières années ont été passées à faire du lobbying, et globalement, il faut bien le dire, c’est un échec. Et puis, trois ans pour un mouvement social, ce n’est pas long.

Gaëlle Krikorian. C’est vrai, ce n’est pas beaucoup, mais, dans le même temps, les choses avancent. Il y a les accords sur les ADPIC, l’ALEA [7], l’AGCS, etc. Alors, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la méthode. Il y aura peut-être 200000 personnes à Saint-Denis, mais je crains que ce ne soit pas, en soi, suffisant, que cela ne change pas radicalement la donne. Ça devient aussi un folklore pour les médias et je n’ai pas le sentiment de ressortir de ces rassemblements véritablement munie de nouvelles armes.

Claire Rodier. Il y a autre chose qui me gêne. On a l’air de dire que le mouvement social est le fruit d’un terreau commun. Mon impression - et peut-être suis-je paranoïaque sur les questions d’immigration - c’est que pour faire passer les principes que je défends, il faut d’abord que je négocie avec les syndicats et les grandes associations, par exemple, sur la liberté de circulation des personnes. Alors bien sûr, je peux aller faire du nombre dans le mouvement social, mais je sais que l’on reste dans un ghetto de gens qui parlent de l’immigration en marge du Forum Social Européen. J’ai eu très nettement cette impression à Florence. Dès qu’on parle d’immigration dans certains syndicats ou à ATTAC, on se fait rembarrer : « Va jouer dans ton bac à sable ! ». Ça, c’est encore le message le plus sympa que l’on peut entendre. Il arrive aussi qu’on nous dise : « Vous parlez trop vite, l’opinion n’est pas prête. »

Gus Massiah. Le problème c’est de faire des analyses lucides de la situation, mais aussi de se rendre compte des opportunités quand elles existent. Faute de quoi, on reste toujours sur la défensive. Les contradictions ne montent pas s’il n’y a pas de luttes. Je ne dis pas que le mouvement social européen est ultra-fort, mais juste qu’il ouvre un nouvel espace. En fait, ma vision n’est pas forcément optimiste ; on est, je crois, dans une période de rupture historique, comme 1936, ou 1968, cela ne dure que trois-quatre ans. C’est pour ça que je suis pour y aller à fond... Après, on mettra vingt ans pour digérer, pour décanter et approfondir. Les grands mouvements historiques ce sont des mouvements de concrétion du temps et d’accélération.

L’immigration, c’est très difficile. Mais on peut utiliser le Forum social européen pour s’adresser aux autres composantes du mouvement social. Au départ, les trois points dont on ne parlait pas dans ATTAC, c’étaient l’Europe, la Palestine et l’immigration. Et, au début, une grande partie du Cedetim a dit : « Nous n’irons jamais dans ce truc, parce que vraiment, si on ne peut parler de ça, ce n’est pas la peine. » A quelques-uns, on a fait le pari que ces questions allaient immanquablement être abordées. En deux ans - et ce n’est pas long -, on a signé l’appel du Gisti sur la régularisation des sans-papiers en Europe, on a signé le texte sur la Palestine rédigé par Alain Gresh, on a une commission qui travaille assez sereinement sur l’Europe. Comment interpeller les syndicats et toutes les autres composantes du mouvement social et citoyen sur l’immigration, c’est le défi que nous devons relever ; de ce point de vue, le FSE est une opportunité, à nous de la saisir.

Emmanuel Blanchard. On essaie d’engager un dialogue avec les syndicats pour les amener à comprendre que les problèmes de précarité et de déréglementation du marché du travail ne sont pas sans lien avec la politique dite de fermeture de frontières qui de fait est une politique d’absence de reconnaissance de droits pour une partie des travailleurs, les sans-papiers. On apprend la langue syndicale. Ce devrait être ça aussi, le forum social : apprendre la langue des autres pour retrouver quelques mots de vocabulaire commun.

Gus Massiah. C’est effectivement très important, et tout l’intérêt du Forum social réside dans cet apprentissage mutuel.

Emmanuel Blanchard. La question de fond, qui n’est pas tranchée, c’est de savoir ce qu’est ce forum : une rencontre de réseaux contestataires, ou l’embryon d’une parole forte, avec une certaineunitéetdespropositionsd’alternatives. Il semble que le secrétariat d’organisation français se tourne plutôt vers l’alternative que vers la simple contestation : on ne dit plus seulement « Non à », mais aussi « Oui à ». La liberté de circulation pourrait ainsi devenir une proposition dans ce mouvement. Mais cette évolution semblait poser problème lors des premières assemblées européennes préparatoires du FSE, au motif que plus ce mouvement devient une force de proposition, plus il exclut des gens. Le jeu est là : est-ce qu’on se transforme, de simple addition de luttes, de « mouvement des mouvements », en quelque chose qui pourrait devenir un contre-pouvoir doté de propositions alternatives ?

Gus Massiah. Il y a des problèmes réels. La question du rapport entre le social et le politique, et notamment la place des partis politiques, en est un. Il n’y a pas de continuité, de linéarité, de la construction d’un grand mouvement social au politique. C’est un vrai problème auquel chacun propose des réponses différentes, et c’est normal qu’elles s’expriment. Il y a ceux qui pensent qu’il faudra revenir à des « trucs sérieux », construire des gauches dans la gauche, d’autres qui voudront construire des gauches de la gauche, et d’autres encore qui pensent qu’il faut chercher d’autres formes. La chance, c’est que cette question s’inscrive dans une dynamique très puissante... Est-ce qu’on est capable à Saint-Denis de faire émerger réellement des couches sociales absentes du processus ? Comme à Porto Alegre avec le camp paysan de Via Campesina et les Sans-Terre, est-ce qu’on est capables d’avoir 15000 immigrés de toute l’Europe, 10000 personnes des banlieues à Saint-Denis ? C’est la proposition du réseau NoVox, de commencer des marches pour faire converger sur Saint-Denis des forces visibles.

Gaëlle Krikorian. Je ne suis pas convaincue que la recherche du nombre soit toujours la meilleure stratégie. Sur l’Accord Multilatéral sur l’Investissement, 500 personnes se sont rassemblées pour sonner l’alerte ; à Doha, pour les médicaments, et en France, à propos de l’inexpulsabilité des malades (1995), il n’y a jamais eu de mobilisation massive. On était peu nombreux, mais on visait les bons rouages dans une pratique politique acérée. Par rapport à l’Europe, c’est la question que je me pose : nous devons faire avancer les sujets, le calendrier est très serré, est-ce que parfois il ne faut pas s’extraire et cibler un moment précis et un lieu de la mécanique ?

Gus Massiah. Et pourquoi ce serait incompatible ? 15000 immigrés, à mes yeux, cette présence doit être spectaculairement visible, pour que les autres acteurs de ce forum eux-mêmes ne puissent pas s’abstraire du débat, ne pas prendre position. C’est très important d’organiser des rencontres en amont, pour faire converger des forces, et venir au forum pour faire discuter par les autres des positions.

Gaëlle Krikorian. Parfois, une action symbolique permet de faire ce travail de conviction à l’intérieur du mouvement, et est aussi très utile médiatiquement. On revient du Brésil, où José Bové est une véritable idole. Les images de l’arrachage des plants de soja sont repassées cette année pendant le Forum Social Mondial, et restent très efficaces et porteuses. On ne peut pas toujours suivre 125000 réunions en espérant, Inch’Allah, se retrouver sur des positions à peu près construites. Il faut aussi garder des forces et un potentiel de création pour se permettre des coups d’éclat et nourrir le mouvement.

Notes

[1Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale http://www.cedetim.org/. Créé en 1965.

[2Un mouvement de paix qui rassemblait, dans les années 80, des pacifistes de l’Europe de l’Est et de l’Ouest.

[3Groupe d’information et de soutien des immigrés. Créé en 1970 ; http://www.gisti.org.

[4Conférence interministérielle de l’OMC, novembre 2001.

[5Comitati di Base della Scuola. Syndicat autonome italien.

[6The American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations.

[7Accord de Libre Échange des Amériques.