Patiences de la ruse entretien avec Nelcya Delanoë
L’entretien qui suit remonte le fil des oeuvres et de la chronologie. On le descendra sur cette colonne dans le sens de la marche :
1972, la chronique de deux années au lycée Voltaire à Paris, entre expérience d’enseignement, description d’un système et crise politique (La Faute à Voltaire). 1974, une série d’entretiens avec des Afro-Américains vivant dans la capitale de la fabrication automobile, aux prises avec les contradictions du mouvement ouvrier (Détroit, marché noir). 1982, une histoire de la démocratie américaine prise sous l’angle de la dépossession progressive des terres indiennes, conclue par la traduction du Walam Olum, chronique de la tribu des Lenni Lenape qui retrace sa traversée des continents avant de buter sur l’autre : le blanc (L’Entaille rouge). 1989, une autobiographie déguisée en fiction, capturée par l’histoire d’une autre - la grand-mère - et d’un secret de famille - sa judaïté (La Femme de Mazagan). 1994, l’histoire, entre la chronique et l’archive, du Centre Américain à Paris, devenu lieu d’une certaine avant-garde, à rebours de sa vocation d’origine (Le Raspail Vert). 1998, le pendant universitaire du tout premier livre : polar à la faculté, et description sur les dents du fonctionnement de la recherche et de l’enseignement (Nanterre-la-Folie). 2002, l’histoire de Marocains enrôlés dans l’armée française pour se battre en Indochine, qui rallient le Viêt-minh, commencent au Viêt-Nam une nouvelle vie, et retournent au Maroc avec femmes et enfants vietnamiens au bout de 25 ans (Poussières d’Empires).
La liste des livres frappe par l’éclectisme de leurs objets et la présence d’une trame intime qui les relie en sous-main, comme le jeu des c’était... ? d’un portrait chinois. Historienne sur la marge, écrivaine archiviste, enquêtrice mais pas journaliste, Nelcya Delanoë ressemble aux vies qu’elle raconte, et revendique une empathie avec elles. Elles ont cette même façon de se jouer de la cohérence pour lui préférer l’impur et le mélange des genres, d’investir le champ de l’histoire comme champ de l’imprévisible, de faire un pas de côté pour suggérer que rien n’est donné d’avance, rien n’est irrattrapable. Les objets que construit Nelcya Delanoë sont improbables, non-identifiés, engagés souvent malgré eux dans un jeu dangereux avec les pouvoirs qui les dominent. On ne s’étonnera donc pas de trouver tant de captifs dans ces histoires. Et si ces corps étrangers dans des boîtes - lycées, usines, camps, territoires, pays- émeuvent, c’est aussi parce qu’ils font figure de modernes : ils inventent un art de la ruse, bricolent des libertés, proposent des résistances. Nelcya Delanoë et les vies qu’elle écrit avancent à vue et brouillent les pistes à mesure qu’elles cheminent, comme des voyageurs captifs guettant de possibles rencontres.
Partons de votre dernier livre,Poussières d’Empires. Comment s’impose un sujet quand on est historienne ? Quelle est la genèse de cette enquête ?
C’est un jeu entre désir, hasard et nécessité... En l’occurrence : je ne connaissais du Viêt-nam que le Sud, et que le Sud Viêt-nam de la guerre américaine. En 1996, je suis allée à Hanoi où j’ai rencontré quelques grands écrivains, comme Bao Ninh, auteur de l’admirable Chagrin de la guerre [1], et Nugyên Huy Thiêp pour son splendide Coeur du Tigre [2]. À mon retour, on m’a proposé de participer à Aix-en-Provence à une conférence sur le roman vietnamien, au cours de laquelle j’ai fait la connaissance du sociologue Trinh Van Thao. Apprenant que j’étais originaire du Maroc, il m’a raconté cette histoire inouïe : à Fès, il avait rencontré un jeune métis maroco-vietnamien, qui parlait le vietnamien comme à Hanoi dans les années 1950 ; sa mère, vietnamienne, avait épousé un combattant marocain de l’armée française qui avait rallié le Viêt-minh. Plusieurs familles comme la sienne avaient regagné le Maroc après vingt-cinq ans de vie au Viêt-nam. C’était tout ce qu’il savait. J’ai aussitôt su qu’il me faudrait les retrouver. À travers leur histoire, j’entrevoyais une histoire de l’empire français, de la colonisation et de la décolonisation, une histoire aussi des indépendances. Ces hommes avaient dû refaire leur vie dans le Maroc de Hassan II qu’ils avaient quitté colonie française ; ces Vietnamiennes avaient épousé des Arabes et étaient devenues musulmanes ; ces enfants, nés au Nord Viêt-Nam entre la guerre des Français et la guerre des Américains, avaient dû apprendre l’arabe.
Mais je n’aurais sans doute pas réagi aussi vivement si cette histoire n’avait pas croisé la mienne : je suis née et j’ai vécu au Maroc, où mes parents sont nés et ont vécu. Et j’ai enseigné au Viêt-nam en 1967-68. Le Viêt-nam, le Maroc... c’est une rencontre rare.
Vous avez consacré à votre enfance marocaine une large part de votre roman autobiographique,La Femme de Mazagan. Mais vous avez peu parlé de ce séjour au Viêt-nam.
Je l’évoque, mais je pensais qu’il me faudrait en parler un jour plus longuement. Dans ces années-là, on n’allait pas au Viêt-nam par hasard. J’avais pour ma part suivi mon ami qui avait demandé à faire son service miliaire en tant que coopérant civil au Sud Viêt-nam. Nous avons d’abord été nommés à Dalat, sur les hauts plateaux. Puis à Saigon, après l’offensive du Têt (février 1968). Hanoi et le Nord Viêt-nam constituaient l’autre pôle de cette guerre, le pôle interdit.
Après mai 1968, les autorités françaises ont pensé que nous étions « complices du déclenchement de l’insurrection du Têt » - c’était le syndrome Régis Debray - et ont décidé de nous muter au Cambodge : nous avions des amis vietnamiens, nous apprenions la langue et dans notre maison était affichée une carte du Viêt-nam grande comme le mur, offerte par des cartographes de l’Institut de Géographie de Dalat ! Nous avons donc quitté Saigon à notre grand regret, tandis que les coopérants français, qui rêvaient du sourire khmer, nous enviaient et pensaient que nous avions des appuis... Finalement, cette péripétie s’est révélée positive, elle m’a permis de connaître le Cambodge de Sihanouk, des Khmers rouges, de mieux comprendre la guerre américaine et l’évolution de l’histoire cambodgienne.
L’histoire des ralliés marocains vivant au Viêt-nam faisait donc écho à votre propre expérience de la colonisation lors de votre enfance marocaine, puis lors de ce premier séjour au Viêt-nam. Mais elle était surtout complètement inconnue.
Personne n’en avait entendu parler. On connaît mal les histoires de ralliés. L’histoire des requis est universelle - et les « engagés » sont souvent des requis. Je viens de lire un article dans le Herald Tribune : pendant la guerre de 1914, les Britanniques ont réquisitionné des milliers d’Égyptiens, qu’ils ont traités comme des prisonniers. Ils leur ont fait construire des routes, des ponts, la ligne de chemin de fer qui allait du Caire à Haïfa. On les avait attachés les uns aux autres ; ils sont morts comme des mouches. Des historiens israéliens sont en train de déterrer leur histoire. On ne sait pas qui ils étaient, on ne connaît pas même leurs noms. On trouve le même phénomène en Inde, par exemple. C’est parce que toutes les colonies ont toujours fourni une masse de main-d’oeuvre et de force militaire que, dans le titre de mon livre, j’ai mis un « s » à Empires. Mais les Marocains auxquels je me suis intéressée ont ceci de particulier qu’ils se sont par ailleurs ralliés à « l’ennemi ». Or les histoires de ralliés restent quasi secrètes, et elles concernent si peu de gens qu’elles passaient jusqu’à récemment pour non-pertinentes. (Comme les Indiens aux États-Unis : ils sont si peu nombreux... La querelle du poids des hommes et des âmes dans l’histoire n’est pas prête de s’éteindre.) Pendant la guerre américaine, il y a eu beaucoup de déserteurs parmi les soldats américains, mais des ralliés ? S’il y en a eu, on ne sait rien sur eux. En revanche, pendant la guerre dite d’Indochine, des Japonais, des Nord-Africains, des Africains, des Européens ont rallié le Viêt-minh.
Le paradoxe, c’est que ce sont les Vietnamiens qui ont cherché à débaucher les Américains ; comme du reste les Marocains.
Non, ça n’a rien de paradoxal, c’était même politiquement très habile, du moins en ce qui concerne les autochtones des colonies françaises qui faisaient partie du Corps Expéditionnaire d’Extrême-Orient (le CFEO) : ils étaient plus nombreux que les soldats de métropole ! Hô Chi Minh a tout de suite compris le parti qu’il fallait tirer de ce « maillon faible », de ces « damnés de la terre » : « Venez nous rejoindre, vous êtes des colonisés comme nous, ne vous battez pas contre votre cause. »
Mais le message de Radio Hanoi à l’intention des GIs, même s’il était troublant - une speakerine avec une voix ravissante qui les appelait sinon à rallier du moins à saboter la guerre - n’était sûrement pas efficace, trop ignorant de la culture et de la société américaines. Sans parler du fait que les Nord-Vietnamiens ne devaient pas avoir envie de prendre en charge de jeunes Américains défoncés, au demeurant chers à nourrir alors que les combattants vivaient au bord de la misère.
Je crois qu’on ne peut comprendre le rapport des Vietnamiens à la colonisation française qu’à la lumière du fait qu’ils ont soutenu le Viêt-minh, puis le gouvernement communiste, et ce en dépit de l’ampleur de ce que ce gouvernement leur a fait subir pendant cette guerre. C’était sa grande force, et je ne sais pas si cela existait ailleurs à ce point - c’est-à-dire à ce point dans la durée. La réforme agraire a été terrible. Hô Chi Minh s’est excusé publiquement, c’est tout dire...
Cette adhésion, c’est une énigme ?
Non, sûrement pas. Sur le terrain, les gradés payaient de leur personne. Et leur solde n’était pas supérieure à celle des bidasses. Pendant la guerre contre la France, les politiques savaient encore ce qu’était la vie du petit peuple et vivaient à son niveau. Dans Vie et destin [3], Vassili Grossman raconte la même chose : que veut dire soutenir un régime quand on est en guerre, quand tout le monde y va de son combat ? Et quand on se bat, croit-on, non seulement pour un monde meilleur mais pour une humanité meilleure, comme à Stalingrad...
Mais est-ce vraiment cela qui est en jeu pour les Marocains ?
Cela l’est constamment, même quand ils se divisent au moment où il est question de rentrer au Maroc, alors qu’ils ne sont évidemment pas communistes, à part peut-être une petite poignée. Mais les Vietnamiens les ont aidés à vivre, à travailler ; ils les ont soignés, éduqués, eux et leurs enfants, et même s’ils en ont réprimé plus d’un, les Marocains que j’ai rencontrés en ont tous gardé de la gratitude - sans parler de leur admiration pour l’art vietnamien de la guerre. Non seulement ils venaient d’un pays colonial et féodal, mais ils ont retrouvé le Maroc de Hassan II ! Aujourd’hui encore, ils témoignent de leur amour pour le Viêt-nam, tout en rappelant combien c’était dur. Selon eux, leur vie au Viêt-nam a été une vie d’hommes dignes, inconnue et avant et ensuite.
La question du rapport entre véracité et vérité court comme un fil rouge dans le livre.
Elle est essentielle. Les récits de vies que j’ai recueillis sont fragmentaires, contradictoires. Quand on travaille sur le témoignage oral en histoire, on sait d’emblée qu’on va avoir à faire à l’intrication constante du vrai et du faux. L’un de mes amis a connu la déportation. Il avait le souvenir d’une côte épuisante à monter. Quand il est retourné sur les lieux, il s’est rendu compte que ça ne montait pas, ça descendait. Mais voilà, quand on est épuisé, c’est beaucoup plus fatigant de descendre que de monter.
Dans le cas des Marocains, l’équivoque dont vous parlez ne tient pas seulement aux incertitudes de la mémoire. Vous montrez aussi ce qu’il y a de volontaire dans la façon dont est reconstruite leur histoire.
Ils étaient très étonnés que je m’intéresse à leur histoire.{}Ils me répondaient en trois minutes, et c’était fini. Et puis certains voulaient oublier. Leurs enfants les ont beaucoup poussés à raconter. C’est difficile de s’approprier un passé perçu comme héroïque par les uns ou comme louche par les autres. S’il était héroïque, au Maroc de Hassan II, cela signifiait la prison, et s’il était louche, comment s’en vanter ? Il ne restait donc pas beaucoup d’espace. Dans leurs tractations pour rentrer au pays, certains avaient eu à produire des explications de leur désertion, à fabriquer des versions de leur vie vietnamienne à destination des autorités marocaines qui condamnaient ce ralliement à l’Indochine communiste. Cinquante ans après leurs multiples versions (aux Vietnamiens, aux Marocains et pour certains aux Français), je venais les interroger à mon tour. Je suis arrivée chez eux avec mes cartes, parlant un peu arabe, un peu vietnamien. Ils ne savaient pas bien ce que je voulais faire et je ne le savais pas bien moi-même. En tout cas, ils me parlaient comme à une femme et à une Française - ils pensaient par exemple que je ne savais pas ce que voulait dire la route RC4 et que le récit de certains incidents me blesserait. D’autre part, il est important de se rappeler que ces hommes sont dans l’ensemble analphabètes. Certains disent encore Viêt-minh à la place de Viêt-nam...
On touche ici à un aspect de la méthode que vous employez dans la plupart de vos livres, mais plus encore dans Poussières d’Empires : vous confrontez différents régimes de discours et de paroles : des récits de vie, des entretiens, mais aussi des traités, des articles, des rapports d’archives, sans préjuger de la vérité des uns ou des autres...
J’avais donné mes entretiens à lire à un ancien d’Indochine, le fameux Blondeau, mort récemment. Blondeau était dans les forces spéciales et avait beaucoup bourlingué - c’est d’ailleurs à ce titre qu’il avait décidé de témoigner en faveur de Boudarel [4]. En lisant les témoignages des Marocains, il disait parfois : « C’est bidon ; telle chose ne peut pas s’être passée à tel endroit. » Et j’étais inquiète. Quand je me suis plongée dans les archives, j’ai vu que ça n’était pas « bidon », ni faux. Mais archives et militaires racontaient ce que m’avaient dit les blédards en termes très différents - temps, espace, interprétation des faits. C’est le tremblement entre la voix de mes témoins et celle de rapports militaires qui m’intéresse, à cause de sa réverbération. En fait, les archives ont même validé ces témoignages.
Pourtant, dans aucun de vos livres, on ne perçoit de cheminement vers LA vérité. On a plutôt l’impression que toutes vos sources sont porteuses d’une vérité : les entretiens au même titre que les archives, lesquelles ont aussi leur part de mensonge. Vous citez d’ailleurs Lévi-Strauss : « La nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu’il met à se dérober. »
Il s’agit de trouver les moyens de restituer une parole niée, enfouie, distordue ; ou rigidifiée, formatée - de refuser « l’univocité-masque ». La cohérence profonde se trouve aussi dans les incohérences. Ma réflexion et mon travail se sont nourris de la psychanalyse, d’une certaine manière d’écouter l’interlocuteur, de réécouter les entretiens, de laisser flotter le tout, y compris intuitions et hypothèses. De scruter et rêver, comme disait Barthes. C’est mon pari.
Ce pari méthodologique semble aussi un pari « poétique » : Poussières d’Empires est construit comme un polar. L’enquête y est mise en scène, avec ses détours, ses impasses et ses rebondissements, et jusque dans son aboutissement.
C’est peut-être que pour moi, l’histoire se lit comme un roman policier. Presque tout ce que j’ai écrit est ainsi construit : l’enquête qui se fait en se faisant fait le livre. Il y a eu plusieurs versions de Poussières d’Empires. Chaque fois, la construction glissait. Je n’avais pas pensé immédiatement à terminer par ce chapitre, « La porte ». L’un de mes interlocuteurs, Maarouf, avait évoqué cette construction, dans la campagne tonkinoise, à l’entrée de leur coopérative, d’un portique marocain, avec ses arches, ses piliers et ses frises. Une fois au Viêt-nam, je suis partie à la recherche de cette porte, sans savoir si j’avais la moindre chance de la retrouver. Elle y était pourtant, comme une archive de pierre cachée par la végétation. Le livre s’achève donc sur cette porte ouverte sur le ciel comme un témoin et une énigme qui ont résisté à tout, même aux bombardements américains.
J’avais écrit un premier chapitre, que j’ai finalement supprimé, sur le Maroc comme pays de la contrebande. J’y racontais une scène de contrebande à laquelle tout le train participait ouvertement et sous mon nez. L’histoire du Maroc actuel était pour moi autant dans cette scène que dans toutes mes interviews. L’histoire se fait en contrebande, cachée sous notre nez, comme la « lettre volée ».
À ce titre, tous vos livres sont atypiques : ils empruntent à la science ses instruments. Mais ils tissent tous des ponts avec la fiction, ou avec l’autobiographie.
Je fais de l’histoire, mais je n’y suis pas venue en historienne. Je n’ai d’ailleurs aucune patente : j’ai une agrégation d’anglais et un doctorat d’ethno-histoire américaine. Les historiens me le font savoir, ils ne me parlent pas vraiment. C’est vrai, mon désir a toujours été d’écrire des objets non-identifiés. Des objets qui rendent aussi compte de la façon dont le travail s’est fait, même s’il faut que cela passe, en effet, par la première personne. Mon objectivité passe par ma subjectivité - d’où ce que vous appelez la mise en scène des enquêtes. Et ma subjectivité doit passer par le philtre/filtre de l’objectif : les photos, la transcription d’entretiens, les archives. La convention de l’historien qui dit « nous », ce pluriel de majesté, impavide devant l’Histoire, discipline reine, a ses charmes, mais manque de modestie, masque l’enquête, qui pourtant en dit long sans pour autant dire toute l’histoire. Or le moi n’est ni enflé ni haïssable s’il accepte de mettre en péril sa fragilité. Je le sais, je joue à quitte ou double : les femmes qui se mêlent de ce genre d’exercice sont volontiers renvoyées à l’hystérie, définie comme un manque à la clarté des catégories. En fait peut-être suis-je devenue, au-delà de l’universitaire, de l’historienne ou de la romancière, un écrivainrolling stone ?
Vous parliez de l’apport de la psychanalyse. Y a-t-il une dimension thérapeutique dans l’écriture de l’histoire ? Poussières d’Empires, est-ce aussi une manière d’aider les oubliés de l’Histoire (ils le sont à tous les titres) à se réapproprierleurhistoire ?
Je ne le formulerais pas comme cela. Il y a certes chez moi un désir de restituer des paroles et des vies qui ont été gommées pour une raison ou une autre. Mais je n’ai aucune idée de ce qu’on va en faire ensuite, ni de la façon dont les interlocuteurs et les lecteurs vont se les réapproprier. Dans le cas des Marocains de Poussières d’Empires, ce travail a été important pour leurs enfants, qui ont pu sans doute faire leur cette histoire, qu’ils connaissaient mal. Et certains ont même passé leur histoire en contrebande, pour le coup. Comme Hisham, ce jeune Noir qui a rusé pour pouvoir me raconter son histoire. Sa mère, fille d’un Marocain et d’une Vietnamienne, l’avait conçu au Viêt-nam avec un GI noir, puis avait épousé le fils d’une Vietnamienne et d’un Sénégalais qui avait adopté Hisham. Sa mère avait tout fait pour l’empêcher de me rencontrer, mais il y est parvenu et il m’a offert ce condensé de Poussières d’Empires...
Thérapie ? Il s’agit sans doute d’un certain rapport au vivant, à la vie. Dans La femme de Mazagan, j’ai offert un « Tombeau » à ma grand-mère, qui n’en avait pas eu. Ainsi sa vie peut-elle se terminer et se poursuivre, comme la mienne et celle de tant d’autres, la sienne étant redevenue celle d’une femme qui fut un « être sans destin », pour reprendre le titre du beau livre d’Imre Kertész [5] : une femme qui a été, à un moment crucial, en devançant la mort par ignorance, suffisance et loyauté, un être libre. Malgré son année fatale en camp, Kertész refuse de se dire victime, c’est-à-dire sans vie. On ne vit pas bien quand les morts hantent les vivants ; quand « le mort saisit le vif ».
Les Américains n’ont d’ailleurs toujours pas enterré leurs morts.
Ces vies auxquelles vous avez consacré des livres ont souvent ceci de commun qu’elles se constituent par la ruse, ce qui leur évite de buter frontalement contre la domination et la détermination. C’est particulièrement le cas des Marocains de Poussières d’Empires, mais ce l’était aussi dans l’un de vos premiers livres, Détroit Marché noir, constitué d’une série d’entretiens avec des ouvriers noirs américains, où apparaissaient clairement les tensions entre plusieurs types d’appartenances identitaires : est-on noir, ouvrier, musulman ? Qu’est-ce qu’il vaut mieux être stratégiquement à un moment donné ?
Les personnages qui m’intéressent sont des Ulysse. Leur vie se construit contre le destin. Toute personne opprimée va, pour s’en sortir, essayer de comprendre comment fonctionne le système. On peut appeler ça la ruse des dominés. C’est comme l’histoire du voleur avec le mouton sur l’épaule, que je raconte dans Poussières d’Empires. Il rencontre le propriétaire du mouton : « Quel mouton ? » « Et ça, ce n’est pas un mouton ? » Alors le voleur tourne la tête, aperçoit la bête sur ses épaules et s’écrie stupéfait : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Va-t-en sale bête ! » C’est un culot monstre - le culot du faible. Évidemment, ce sont des jeux graves. On y risque sa vie.
On peut aussi lire l’histoire que vous avez faite de l’American Center à Paris, Le Raspail vert, comme l’histoire d’une série de ruses réussies : rien ne prédisposait le Centre à devenir un carrefour de la contestation et des avant-gardes.
À l’origine, c’est une sorte de club paroissial pour jeunes Américains à Paris. Il s’agissait aussi de faire germer, en plein Montparnasse, la bonne parole anti-communiste. C’était le projet des fondateurs, et du révérend Beekman en particulier, même s’il a largement contribué à en faire un lieu de rendez-vous anti-institutionnel. Mais lui-même a été dépassé : le lieu s’y prêtait, il est devenu une sorte de caverne d’Ali Baba enclavée dans une France étriquée. Des musiciens, des danseurs, des peintres, des sculpteurs, des photographes, des gens qui ne savaient pas qu’ils allaient devenir des étoiles comme Steve Lacy, ou John Cage, ou Lucinda Childs, tout ce monde s’est retrouvé à l’American Center. C’était une brèche dans laquelle s’engouffrer. Ce que j’aime dans cette histoire, c’est qu’elle montre que les choses ne marchent jamais comme on croit. Si j’ai mis cette phrase en exergue : No hay camino, hay que caminar, c’est parce qu’il n’y a pas de chemin, il faut aller. Je crois que c’est pour cela que l’histoire m’intéresse : parce qu’il n’y a pas de destin, il y a toujours des brèches. J’ai beau aimer Bourdieu - qui nous manque de plus en plus - quand je le lis, je ne sens pas ces brèches potentielles.
Revenons à la ruse. La transition est un peu facile, mais votre thèse était consacrée aux Indiens, et à la dépossession de leurs terres par les Américains...
Quand j’ai fait ma thèse, peu de chercheurs en France travaillaient sur les Indiens des États-Unis. Et presque tous ceux qui s’y sont consacrés étaient, jusqu’à récemment, surtout des femmes. À partir de 1968, quand les femmes ont eu accès à l’enseignement dans l’Université, elles ont pris logiquement pour objet de recherches ce qui n’intéressait pas les hommes et était donc ouvert. Elles ont ainsi massivement travaillé sur les États-Unis. À l’époque, les historiens considéraient en général l’histoire des États-Unis comme une non-histoire : deux cents ans, c’était trop peu. C’était l’époque où il s’agissait d’être pourou contre l’Amérique : étudier l’histoire américaine était suspect, cela voulait dire être pour. Quand l’histoire américaine est devenue à la mode, les hommes ont massivement été nommés professeurs d’histoire américaine, tandis que nous restions maîtres de conférence ou assistantes...
Ce qui distingue votre travail sur les Indiens de vos autres travaux, c’est qu’on n’y trouve pas d’entretiens.
Ce n’était pas ce que je voulais faire. Les ethnologues allaient voir les Indiens. Moi, je voulais aller voir les Américains. Je me disais que si je pouvais comprendre quelque chose, c’étaient eux, pas les Indiens. L’Entaille rouge est une histoire des États-Unis éclairée par les Indiens, mais ceux qui m’ont le plus aidée dans mon travail, c’est Whitman, Faulkner, Dos Passos, Truman Capote, ces écrivains qui content les États-Unis. Je voulais comprendre comment ce pays avait produit à la fois un écrivain comme Faulkner et la ségrégation. Ce sont ces contradictions apparentes que je trouve intéressant d’ausculter, parce que nous vivons en plein dedans.
La version de 1982 de L’Entaille rouge s’arrêtait à l’époque contemporaine et restait ouverte sur une interrogation : quel avenir pour les Indiens ? À l’époque, les terres indiennes étaient à nouveau un enjeu d’affrontement parce qu’elles étaient riches en ressources énergétiques. Quand le livre a été réédité en 1996, vous y avez ajouté une nouvelle dimension, celle des casinos.
Au départ, je voulais en faire un petit livre, qui aurait traité du capitalisme au XXIème siècle, le « monde-casino »- c’était d’ailleurs le titre que je voulais lui donner. Mais je n’ai pas trouvé d’éditeur. J’ai donc ajouté un chapitre à la nouvelle édition de L’Entaille rouge. Les casinos indiens relevaient du néolibéralisme, de la zone franche. Et je voulais comprendre ce que devenait le discours identitaire des Indiens à l’heure du capitalisme financier. Mais les sources étaient difficiles d’accès.
J’avais un ami avocat qui s’occupait des causes indiennes et qui avait monté le projet du casino des Pequots. Il m’a permis de consulter ses archives. J’ai également beaucoup appris d’une revue d’analyse du monde du jeu, d’ailleurs financée par les entreprises de jeu. Enfin, je suis allée chez les Pequots, après avoir fouillé leur histoire, au demeurant célèbre. Ils ont en effet été victimes du premier grand massacre de l’histoire euro-américaine, au tout début du XVIIème siècle. Aujourd’hui, ils possèdent le plus grand casino du monde et sont multimilliardaires. Depuis, de nombreux casinos ont fleuri en terres indiennes et sont devenus de florissantes stations touristiques avec golf, musées, salles de concert, des Indianland où l’on se rend en famille. On y trouve encore des joueurs comme dans Le Parrain, mais ils rentrent par une autre porte. J’ai pu avoir beaucoup d’entretiens avec les dirigeants, et je suis allée in fine au casino où j’ai pris un cours collectif de poker avec une croupière indienne extraordinaire, une vraie psy. Tout le monde lui racontait ses histoires de coeur, d’argent... Puis, comme je voulais continuer d’observer ce qui se passait dans ce monde des Pequots, j’ai été fermement priée de quitter la réserve.
Que racontent les casinos indiens sur l’histoire récente des États-Unis et des tribus ?
Les casinos indiens sont apparus dans les années Reagan, au temps de « l’économie-vaudoue ». Je me suis demandée pourquoi les États-Unis se mettaient à faire quelque chose qui rapportait aux Indiens : c’était bien la première fois. En réalité, c’était le résultat d’une véritable lutte. Une histoire de ruse, là encore. Les Indiens ont été très habiles et très bien conseillés. Ils ont compris, parce qu’ils connaissent bien le système américain, qu’à partir du moment où il y avait du jeu dans un État, ils pouvaient ouvrir des jeux dans la réserve qui se trouvait dans cet État - la Californie en l’occurrence. L’État a voulu le leur interdire, le litige est allé jusqu’à la Cour suprême, qui a donné raison aux Indiens, au nom de la souveraineté. Cette souveraineté, qui avait été si bafouée et si restreinte, reprenait à nouveau de l’ampleur.
Les casinos arrangeaient tout le monde. C’était pour l’État fédéral une manière de se dégager petit à petit de sa lourde dette à l’égard des Indiens ; les gouvernements tribaux retrouvaient une autonomie financière et politique, tout en renégociant leur discours identitaire, désormais fondamentalisé et formaté. Cela dit, il ne faut pas oublier que la plupart des tribus vivent toujours dans un dénuement total.
Dans L’Entaille rouge, vous montrez que la démocratie américaine s’est construite sur une négation perpétuelle du rapport de forces. Or il semble que ce ne soit plus le cas aujourd’hui : les Indiens apparaissent dans le champ politique et économique.
Effectivement, les récits fondateurs ne permettent pas de comprendre que les États-Unis exerçaient une grande violence sur les peuples autochtones du continent, ni que ceux-ci ont résisté farouchement. Quand je suis allée aux États-Unis pour faire ma thèse, on m’expliquait souvent que ce n’était pas la peine de faire une thèse pour savoir ce qu’il en était des terres indiennes : on les leur avait prises, ça n’aurait pas pu se passer autrement, les Indiens ne pouvaient que perdre, un point c’est tout. Or c’est faux. Il y a eu tant d’occasions, de possibilités et de virtualités - alliance américano-sioux, par exemple ; longues guerres de résistance indienne contre l’envahisseur. Contrairement à ce qui se dit et s’écrit, les Américains ont connu non seulement la guerre sur leur territoire, mais des guerres...
Composé d’immigrants, le mouvement ouvrier, puissant jusqu’aux années 1930, s’est construit dans l’ignorance des Premiers Américains, et les syndicats, longtemps ségrégués, n’ont a fortiori jamais eu l’idée de s’interroger sur la spoliation dont étaient victimes les Indiens. Églises et associations s’y intéressent depuis peu. Mais aujourd’hui on escamote le rapport de forces par des mots. C’est la catastrophe du « politiquement correct ».
En même temps, le « politiquement correct », en contribuant à la reconnaissance de l’existence des Indiens, est ce qui peut permettre de réinstaurer un rapport de forces en leur faveur.
Oui, mais c’est une reconnaissance verbale. Il y a certes une dialectique du « politiquement correct ». Le plus faible s’en sert tout le temps, c’est ce qui fait que l’histoire américaine est intéressante. Les Américains sont ainsi piégés par leur législation et par un rapport au droit que beaucoup d’autres pays n’ont pas. Les Indiens ont su se saisir de cette arme très tôt et régulièrement car ils ont à la fois le goût et le sens de la modernité. J’ai vu des films étonnants,réalisés par des vidéastes indiens qui manient la vidéo et la photo en sautant par-dessus l’écrit et transposent leur rapport au temps et à l’espace, à leurs mythes et à leurs héros, en de très beaux récits oniriques.
Quelles ont été les alliances entre les Noirs et les Indiens ? C’était aussi une alternative possible. Il y aurait là une histoire des résistances à faire.
Beaucoup d’esclaves se sont réfugiés chez les Indiens du Sud-Ouest, chez les Cherokees par exemple, et ont fui jusqu’en Floride. La guerre des Séminoles a été la plus longue résistance à la conquête : ils se sont battus contre les Espagnols puis contre les Américains, qui ont perdu beaucoup d’hommes et d’argent dans ce combat à mort. De nombreux Noirs sont ainsi devenus des Séminoles d’honneur, puis des Séminoles tout court. Mais aujourd’hui, les Séminoles ont ouvert un casino qui marche très bien, et expulsent « les Noirs »de la tribu. Ceux-ci revendiquent leur identité séminole et ont fait appel devant les tribunaux fédéraux contre la cour tribale. On parle d’opposition entre droit communautaire et droit de l’individu, de Séminoles « pur-sang »et de « Noirs indianisés »...
Cette histoire entre Noirs et Indiens, c’est au départ la même que celle de Poussières d’Empires
Effectivement, sauf qu’aujourd’hui on assiste à un revirement inouï : l’apparition généralisée chez ceux qui en ont été les victimes du vocabulaire raciste, racialiste américain du XVIIIème et du XIXème siècles. Un tel retour est possible parce que ce discours a toujours été présent. Le fait est que les Indiens, pas très nombreux, se marient donc avec des non-Indiens. De sorte que l’apparence se perd et le discours se dilue, ou se fige... Ils se demandent donc s’il ne faut pas revenir à des « pourcentages de sang ». Ce qui génère une très grande violence : il faut apporter des preuves impossibles, fondées à la fois sur le droit américain et le droit tribal.
Pourquoi aime-t-on autant les Indiens ?
Je vais répondre d’une façon intuitive. Je crois qu’il y a plusieurs aspects. Les Indiens ont toujours intéressé les Européens. C’est la grande question philosophique dès le XVIème siècle. Leur société fonctionnait bien ; jusqu’au XVIIIème, ils représentent dans un certain imaginaire européen un monde non souillé. On a dit d’eux qu’ils étaient des Grecs d’Amérique. Ils étaient à la fois les Barbares et les Grecs.
Aujourd’hui, leur savoir chamanique a capté l’intérêt de nombre de médecins occidentaux, troublés par certains échecs de la médecine euro-américaine ; il avait déjà fasciné le surréalisme comme autre manière de voir le monde, comme rapport à la liberté et à l’inconscient.
Et puis, en France, l’amour des Indiens a quelque chose à voir avec l’anti-impérialisme américain : l’Indien, c’est celui qui a résisté à l’Américain expansionniste ; son contraire. Il doit y avoir des gens qui pensent qu’aujourd’hui, « les Indiens, c’est nous ; je l’ai souvent lu.
Mais il y a d’autres niveaux : d’un côté, les Indiens seraient les Palestiniens, à cause de la question de l’appropriation de la terre. De l’autre ils auraient à voir avec les juifs : un corps étranger, inassimilable. Et une souffrance reconnue. Ce qui repose la question du génocide.
C’est la question qui traverse tout L’Entaille rouge
Le mythe fondateur américain vient de la rupture avec la métropole : les États-Unis, après tout, sont le premier pays colonisé à avoir acquis son indépendance - même s’il s’agit d’une indépendance de colons, elle fonde l’anti-colonialisme américain. D’autre part, ce mythe bute sans cesse sur l’autre et sur l’antériorité de l’autre, de l’Indien, qui était déjà là.
L’existence de cet autre va donc devoir être éliminée, sur le terrain et dans le discours tout en étant minutieusement consignée dans les documents qui montrent ainsi combien l’histoire est à la fois répertoriée et fabriquée. Les Indiens étaient des nomades, insiste-t-on. Mais tel général raconte comment il a découvert leur village, des prairies, des champs, des vergers et comment il n’a « jamais vu de terres si bien entretenues »... On dit encore : ils vivaient dans la forêt vierge comme des loups. Mais quelques pages plus haut, on apprend que ces forêts étaient bichonnées, nettoyées, débroussaillées et aménagées pour que les bêtes circulent plus facilement, que la végétation se renouvelle et s’enrichisse, que les plantations y soient à l’abri.
Ces allers et retours entre la réalité et le fantasmatique, c’est le propre même de l’écriture de l’histoire américaine comme entreprise de légitimation, aujourd’hui en échec.
La qualification du génocide fait-elle encore débat ?
Le génocide est indicible par ceux-là mêmes qui le mettent en place. En est-ce un ? D’après la définition des Nations Unies de 1948, non. Les articles 1 et 3 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide stipulent : « [...] Crime du droit des gens [...] commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel. » Dans le cas des Indiens, la preuve de l’intentionnalité, à ce jour, n’a pas été apportée. Il faut cependant rappeler que les Américains n’ont ratifié cette Convention qu’en novembre 1988 : ils craignent encore qu’un jour, cette question ne soit posée devant un tribunal international.
On peut poser la question autrement. En partant des chiffres : combien étaient-ils avant la Conquête ? Avant celle-ci existaient des sociétés structurées et structurantes, des sociétés rurales, agricoles, nomades / sédentaires, chasseresses / pêcheuses, hiérarchisées / matri-linéaires ou patrilinéaires / peu différenciées, élaborées ou frustes, bref des centaines de cas de figures et de langues. Ces populations sont passées de plusieurs millions d’individus (selon les écoles, on les évalue, pour les actuels États-Unis, de 4 à 10 million) à 290 000 à la fin du XIXème siècle, et à un peu plus de 2 millions en 2000.
Non seulement on leur a pris leurs morts - on ne déménage pas les cimetières - mais on a mis les vivants en situation de mourir. Car c’est à cela qu’ont conduit les politiques successives : la déportation vers l’ouest, l’érosion progressive de la souveraineté, les premières réserves de concentration vers 1850, puis l’atomisation des réserves en parcelles privées, puisqu’il s’agissait de faire des Indiens des petits propriétaires terriens. Jusque dans les années 1930, ces politiques visent leur sauvegarde et leur bonheur, « grâce à » la civilisation, au christianisme et au progrès. À partir des années 1950, ce sera grâce à la démocratie.
Vous posez la question des enjeux de traduction : comment traduire, par exemple, « termination » ?
Il faut bien traduire. Mais il faut justifier ses choix de traduction, les confronter à celles qu’on a écartées. « Termination » qualifie la politique fédérale des années 1950 envers les Indiens, quand il fut décidé de mettre un terme à l’ensemble des programmes spécifiques des Indiens des réserves, invités à se fondre dans le peuple américain. J’ai choisi de traduire ce terme par « solution terminale », rejeté par certains, qui le trouvent trop près de « solution finale ». Or je souhaite effectivement, par ma traduction, évoquer la question, essentielle, de la spécificité du génocide en système démocratique. Ce n’est pas le seul terme qui pose problème. Prenez l’Indian Removal Act de 1830. « Removal », c’est le déplacement, le déménagement. C’est un euphémisme. J’ai choisi « déportation ». Ma traduction tend donc à déseuphémiser le titre de la loi. C’est vrai que quelque chose se dit dans l’euphémisme : cette loi a été votée a une très petite majorité, beaucoup de parlementaires y étaient hostiles, rappelant que les Indiens du Sud-Ouest, particulièrement visés, s’étaient battus aux côtés du futur président Jackson, auteur de ce projet, contribuant par leur victoire à son élection. Seulement voilà, « déménagement », ça n’est pas très sérieux. À cette occasion, des traités ont été signés, bien sûr. Mais les transferts de population ont été menés militairement. On a mis des milliers de gens dans des camps, gardés par des milices et des soldats. Ils y sont morts de chaud, de faim, de froid, de dysenterie, d’épidémies, en quelques semaines. On a détruit leurs maisons, leurs presses, leurs églises, leurs bibliothèques, leurs écoles. On a dit qu’on les rembourserait quand ils seraient de l’autre côté du Mississippi et on a fait l’inventaire de ce qu’ils perdaient. Arrivés de l’autre côté, on a attribué 35 millions d’hectares à ces cinq tribus, contre les 125 millions qu’elles avaient laissés derrière elles. On ne les a pas dédommagés en argent, mais en biens d’équipement sommaires : charrues, semences, couvertures, médicaments, services divers, qui ont fait l’objet d’un juteux trafic entre fonctionnaires et bureaucrates. Alors, « déménagement »...
Croyez-vous que la France devrait se doter d’un musée des colonies qui permettrait d’affronter cette histoire ?
Idéalement, pourquoi pas. Mais s’il s’agit de se lancer dans « la guerre du faux » dont parle Umberto Eco... Et puis, faut-il tout muséifier, même l’histoire ? La transformer en galeries - galerie des glaces ? galerie d’art ? galerie des horreurs ? galerie marchande ? Je crois que je préfère déchiffrer les terrains vagues, écouter parler les langues mortes et faire, comme dit le poète vietnamien, des « rencontres extraordinaires au bord de l’eau de jade ».
Bibliographie
- La Faute à Voltaire, Le Seuil, 1972
- Détroit Marché noir. Des Noirs dans une grande ville industrielle des États-Unis, Casterman, 1974
- L’Entaille rouge. Terres indiennes et démocratie américaine (1776-1980).François Maspero, 1982
Nouvelle édition augmentée, Albin Michel, 1996 - La Femme de Mazagan,Seghers, 1989
- Le Raspail vert. L’American Center à Paris (1934-1994),Seghers, 1994
- Les Indiens dans l’histoire américaine,Armand Colin, 1996 (avec Joëlle Rostkowski)
- Nanterre-la-Folie, Seuil, 1998
- Poussières d’Empires, PUF, 2002
Notes
[1] Éditions Piquier, 1994.
[2] Éditions de l’Aube, 1993.
[3] Éditions de l’ge d’homme, 1980.
[4] Professeur français de philosophie à Saigon, Georges Boudarel a rejoint le Viêt-minh en 1950. Membre du Parti communiste vietnamien jusqu’en 1964, il a exercé la fonction de « commissaire politique » dans les camps de prisonniers français, où il donnait des cours de « rééducation ». De retour en France, il a exercé comme professeur d’histoire vietnamienne à l’université Paris VII. D’anciens détenus de la guerre d’Indochine ont tenté, sans succès, de le faire condamner pour crime contre l’humanité.
[5] Etre sans destin,Éditions Actes Sud, 1998.