Vacarme 12 / processus

aménagement d’un Territoire (au bord de l’Arc) un scénario

par

Un chien garde l’entrée de ce film. Ses aboiements nous menacent dans le noir, puis il nous apparaît dès la première image. Assez mal cependant, car il est caché par le titre du film. Ce dernier finit par disparaître lentement. Le lieu ressemble à un parking. Au loin, on voit des caravanes, des voitures, quelques tentes : c’est un camp de gitans. Il n’y a pas de barrière à proprement parler pour délimiter le terrain. Juste deux petits poteaux de métal de part et d’autre de l’entrée, habituellement reliés par une chaîne qui est étendue au sol. Le chien se tient là, aboyant vers l’extérieur. Le bruit d’un moteur, qui ne faisait qu’augmenter depuis le début du plan, nous fait comprendre qu’une voiture approche. Le chien continue d’aboyer tout en reculant. Au moment où la voiture franchit le seuil du camp, il se met à courir au devant d’elle. C’est dans sa course folle, presque convulsive, que nous découvrons le camp. L’animal se rend d’un groupe d’individus à l’autre en aboyant comme pour délivrer un message mystérieux. Des hommes jouant aux cartes à la terrasse d’une tente demeurent indifférents ; des femmes en grande discussion un peu plus loin l’obligent à s’éloigner ; des jeunes près d’une voiture s’amusent de son agitation. Un enfant se détache de ce dernier groupe pour poursuivre le chien. Il renonce au bout de quelques mètres à essayer de le rattraper. L’animal est déjà loin. Il est à l’autre bout du camp, sur la rive de l’Arc, la rivière où il finit par se jeter. Notre regard dérive alors avec le courant, laissant derrière lui les jappements du chien et les cris de l’enfant qui le poursuit. Il n’y a plus que l’eau et l’amorce des rives.

Le Commentateur Il faut venir en été de préférence. Sans doute le phénomène est-il observable dès le mois de mai et se poursuit jusqu’au tout début de l’automne. Mais il connaît une ampleur toute particulière au coeur de l’été.

La lumière sur l’eau est douce, matinale. Soudain, accompagnées de bruits de pas, des formes sombres et floues traversent l’image. Ce sont probablement des joggers passant au premier plan.

Le CommentateurLe Territoire qui nous intéresse commence sur la rive droite de la rivière de l’Arc...

On découvre un plan plus large, plongeant sur la rivière. Peu de monde à cette heure du jour.

Le Commentateur ... les promeneurs ne semblent pas se douter de son existence, ni de l’activité qu’il abrite...

La caméra panote vers la droite. Au-dessus de la rivière se trouve un petit espace triangulaire, puis, plus à droite encore, une autoroute. La caméra s’immobilise.

Le Commentateur ... Il est vrai que le lieu se situe à l’endroit où la rivière et la route que l’on pouvait croire parfaitement parallèles, se séparent en diapason...

La caméra retourne vers la gauche mais s’arrête à mi-distance entre l’autoroute et la rivière, sur un mur opaque d’arbustes et de fougères.

Le Commentateur

... Le Territoire s’étend à l’intérieur de cet angle discret.

Une main se déplace sur une carte très schématique des environs d’Aix-en-Provence.

Le Chercheur (off) Vous voyez, c’est simple : à droite, c’est-à-dire au Nord, c’est la ville. Elle est bordée par l’autoroute qui conduit à Toulon vers l’est et à Barcelone dans l’autre sens. Immédiatement après, toujours parallèle, une petite route qui permet de rejoindre soit l’autoroute, soit la rivière ou les hôtels qui la bordent. En réalité, l’Arc se trouve à un niveau inférieur, si bien que lorsqu’elle s’éloigne de la route, il est difficile de s’en apercevoir. Et pourtant c’est dans cette partie là...

Il fait mine avec son doigt de hachurer la zone sur la carte.

Le Chercheur ... dans cet interstice, que se situe le lieu.

On découvre brièvement l’homme debout, légèrement penché sur un bureau assez élevé, semblable à celui d’un architecte. À sa droite se trouve une petite fenêtre vers laquelle il présente la carte comme s’il avait voulu saisir le plein de lumière. Derrière lui, dans l’enfilade, on distingue un ou plusieurs autres bureaux vides. Peut-être se trouve-t-on dans une unité de recherche attachée à l’Université de Provence ou dans une technopole de la région.

Le Chercheur ... Rien d’étonnant à ce que personne ne soupçonne son existence.

On retrouve le paravent de verdure entre la rivière et la route. La caméra s’en approche, puis s’élève au-dessus de lui pour révéler, plus loin, comme enfoncé dans la terre, un bloc blanc difficilement identifiable.

Le Commentateur Le premier édifice que l’on y découvre est un énorme cube de béton crénelé. Il semble avoir été posé là, au creux d’une fosse de terre battue qui peut bien avoir trois mètres de profondeur.

Un plan général en plongée nous fait découvrir le bâtiment dans son ensemble. On dirait un temple silencieux.

Le Commentateur À première vue, la masse paraît hermétique. On peut lui donner un âge : pas plus de vingt ans. On peut penser qu’il s’agit là des bureaux d’une entreprise désaffectée, mais la rareté des fenêtres et l’aspect brut du bâtiment rendent l’hypothèse peu probable.

Silence, puis la caméra, toujours en large plongée, panote vers une étendue goudronnée, envahie çà et là par de la verdure.

Le Commentateur Ce qui fut sans doute autrefois le parking de l’établissement se situe plus en hauteur, en dehors de la fosse de terre battue. C’est aujourd’hui un plan de goudron gris, recouvert d’un léger voile de terre, percé çà et là d’une végétation anarchique. Cette dernière, dans la partie ouest du parking, se révèle particulièrement envahissante, formant une espèce de labyrinthe foisonnant.

On entend des rires. Ce sont deux personnes qui passent le long de la rivière, mais que la caméra saisit à travers le faisceau des branches d’arbres qui séparent le Territoire des berges.

Le Parking. Plan large du bosquet, quasiment en plongée totale. Il se détache parfaitement du sol goudronné.

Le Commentateur C’est ici qu’ils se retrouvent. Ce sont exclusivement des hommes. Ils viennent des bords de l’Arc ou de l’autoroute.

À un moment, le vent anime un peu les fougères et les arbres.

Le Commentateur Ils viennent en général de la ville d’Aix ou de la région. C’est vers 6 heures du soir que l’on peut trouver ici le plus grand nombre d’hommes. Leur arrivée est la plupart du temps si discrète qu’ils semblent surgir du bosquet lui-même. Ils déambulent durant des heures à l’intérieur du labyrinthe, se croisent, se regardent silencieusement.

À la porte d’un commissariat, un policier en uniforme d’été (chemise bleue à manches courtes) se tient debout, de dos. La caméra le domine légèrement. Devant lui passent deux motards à qui il adresse un salut. Puis, il joint ses deux mains devant son visage en enfonçant sa tête entre ses épaules. Un bruit métallique nous fait alors comprendre qu’il allume une cigarette. Il n’y parvient pas tout de suite, fait, en direction des locaux de police, quelques pas en avant tout en essayant à nouveau de faire fonctionner son briquet. Avec succès sans doute, car sa tête se relève dans un nuage de fumée. Une musique se fait entendre : une série d’accords plaqués, solennels. On voit, face à lui, sur lequel est écrit "Commissariat", avec, à côté un drapeau français. La musique s’arrête. En fin de plan, on entend un cri. Une voix de femme appelle : « Lucas ! Lucas ! »

L’Arc. Le cours de la rivière nous porte jusqu’à un enfant de dos qui s’accroupit lentement sur des pierres à un endroit où l’eau est peu profonde. Une femme soudain saisit l’enfant par les épaules et le retire de la rivière. Elle s’éloigne par la rive en traînant le garçon derrière elle. Elle croise deux joggers suivis par un chien. Il semble qu’il y ait davantage de monde sur les bords de la rivière. La caméra panote dans le sens opposé à la rivière nous faisant découvrir, le long d’un talus de terre et de broussaille, l’amorce de sentiers. Un grillage qui devait, il y a peu encore, empêcher le passage semble avoir été piétiné.

Le Commentateur On pourrait croire parfaitement étanche la frontière entre le territoire et la rive de l’Arc. Il n’en est rien, évidemment. En réalité, pour peu que l’on y prête attention, il existe de nombreux passages le long de la rivière, des sentiers discrets qui permettent aux promeneurs qui le souhaitent, de s’éclipser. On peut s’interroger sur l’aveuglement des familles, des sportifs, des pêcheurs. Personne ne semble prendre conscience de ce mouvement. Comme si chacun était plongé dans l’hypnose du courant.

La caméra remonte, en gros plan, le long d’un sentier jusqu’à la crête du talus.

Le Policier (off) Oui, ce lieu est parfaitement connu de nos services.

De nouveau, le bloc de béton, toujours en plong&eacute ;e large, mais saisi sous un autre angle que précédemment.

Le Policier (off) En général - nous le savons - tout lieu à l’abandon, tout espace laissé vacant est susceptible d’être investi par ce genre d’activité. Ou de commerce, comme on disait autrefois. Cela se produit fréquemment aux alentours des lieux de promenade.

Le policier est assis à son bureau face à la caméra. Il est légèrement penché en arrière, bien adossé à son fauteuil. Il tient dans sa main droite une cigarette presque finie. Derrière lui une fenêtre est entrouverte, qui donne sur une route bruyante.

Le Policier En revanche nous ignorons comment tout cela se décide. Les individus se rendent-ils sur ce lieu instinctivement ? Ou bien, l’information circule-t-elle en ville ? Dans la région ?

En terminant sa dernière phrase, il se retourne vers la fenêtre pour y jeter son mégot, en profite pour la refermer. Puis après un silence :

Le Policier À dire vrai, ce n’est pas notre travail de comprendre comment de telles opportunités se créent.

Plan plus rapproché d’un angle du bloc crénelé. On voit une porte, avec au-dessus une petite fenêtre allongée et étroite. Au pied de la porte s’étend une grande dalle de béton particulièrement abîmée. Partout des graffitis.

Le Commentateur L’édifice est moins fréquenté car plus à découvert. On s’y retire seulement lorsque le parking regorge d’inconnus et qu’il devient impossible de s’y sentir clandestin.

Panoramique jusqu’à un autre angle du bloc, plus ombragé.

Le Chercheur (off) C’est en réalité une ancienne boîte de nuit, nommée le Krypton, qui connut son heure de gloire au tout début des années 80.

Le thème musical reprend. On découvre le petit immeuble où travaille le chercheur, dans la technopole. Panoramique ascendant sur les différentes plaques à l’entrée : divers noms de projets de recherche en urbanisme. Ce sont des plaques en métal sur lesquels se reflètent des voitures qui passent dans le parc.

Le chercheur est assis à son bureau, de profil. Il s’adresse à quelqu’un hors champ qui pourrait bien être un journaliste. On ne sait pas. On ne saura pas d’ailleurs.

Le Chercheur On y venait non seulement d’Aix, mais de toute la région marseillaise. Les discothèques aixoises ont toujours eu beaucoup de succès. De plus, sa proximité avec l’autoroute en faisait une des boîtes les plus faciles d’accès.

La boîte vue du parking, semblable à un bunker.

Le Chercheur Les vendredis, les samedis - et parfois même les jeudis parce que l’entrée était gratuite pour les filles - on ne trouvait plus de places dans le parking. On assistait alors à ce curieux manège des voitures qui tournaient en rond, sans espoir, avant d’aller rejoindre les autres parkings aménagés un peu plus loin, le long de la rive. C’était comme un rituel, il fallait faire un ou deux tours de piste avant de se résigner.

Le Commentateur Au-dessus de la piste de danse menaçait une gigantesque soucoupe volante, sorte de squelette d’oursin métallique et lumineux, qui régulièrement se détachait du plafond et descendait vers les danseurs. Il était alors possible pour une fille, juchée sur les épaules d’un ami, de tendre la main à travers l’opacité des fumigènes et des lasers, et de toucher la machine du bout des doigts.

Le parking. Un travelling à l’orée du bosquet décline les différents sentiers qui le découpent.

Le Commentateur À l’origine, la verdure devait être contenue dans des petits bacs qui aujourd’hui ont disparu. Certainement, les gérants du lieu n’avaient pas prévu d’entretien pour ces quelques éléments décoratifs. Comme si ces derniers devaient faire illusion au tout début. En fait, dès le premier soir de l’ouverture de la discothèque, les ornements végétaux étaient déjà à l’abandon. La verdure depuis n’a cessé de s’étendre, de déborder les petits murets, de contaminer la surface goudronnée jusqu’à faire disparaître le souvenir même de son organisation initiale.

Un carrefour à l’intérieur du labyrinthe.

Le Commentateur Les hommes peuvent aujourd’hui déambuler au centre de ce labyrinthe durant de longues heures, se croiser, se regarder silencieusement. Parfois des couples se forment et commencent à faire l’amour, à l’abri des arbustes. Quelquefois sous le regard d’autres hommes, dissimulés eux-mêmes derrière les paravents de verdure.

L’Attaché Culturel (off) « Les amants connaissaient bien ce bout de rivière... »

Plan large de la rivière. Cette fois il y a beaucoup de monde sur les berges. La caméra avance plus doucement sur l’eau, suivant calmement le lit de la rivière.

L’Attaché Culturel (off) « ... Par les chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, à l’endroit où les prés de Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazon jusqu’au bord de l’eau... »

Le Commentateur Parfois lorsqu’ils sont gênés par le regard des autres, les deux hommes se résignent à se détacher l’un de l’autre. Autour d’eux, l’attroupement se dissout et chacun reprend sa circulation muette.

Gros plan de l’attaché culturel de la Mairie d’Aix en Provence. Il a les yeux baissés, sans doute vers le livre qu’il est en train de citer.

L’Attaché Culturel « ... ils se souvenaient des moindres plis de la rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certains trous d’herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves de tendresse. »

Le thème musical institutionnel retentit alors que l’on peut lire sur une nouvelle plaque de cuivre, installée à l’entrée de l’immeuble : MAIRIE D’AIX-EN-PROVENCE, SERVICE CULTUREL. En reflet, on peut voir encore la ville qui s’agite.

Silence. Plan large de l’homme dans son bureau. C’est certainement un immeuble classé. L’homme repose le livre sur la table encombrée de nombreux autres ouvrages.

L’Attaché Culturel Ce que Zola appelle la Viorne, c’est évidemment la rivière de l’Arc. Celle-ci fut au XIXe siècle et encore au début de notre siècle un lieu privilégié de promenade. Adolescents, Cézanne et Zola fréquentèrent son cours dans les années 1850. L’été particulièrement, ses berges procuraient une fraîcheur recherchée. C’était alors le royaume des plaisirs paresseux.

On découvre, dans un livre ouvert sur son bureau, une reproduction d’une oeuvre de Cézanne représentant un jeune homme allongé au bord de la rivière. Un panoramique sur le livre nous amène à une photographie de Henry Ely sur un thème identique.

L’Attaché Culturel (off) Mais lorsque la mauvaise saison venait, la charmante petite rivière pouvait devenir torrent boueux et impétueux, les passerelles étaient régulièrement reconstruites. Les abords étaient périodiquement envahis par les eaux en terrains inondables que le brouillard pourtant rare à Aix baignait souvent.

Lent travelling en plongée totale au-dessus de la bande de verdure qui sépare les berges du parking. Du côté de la berge, on peut voir des promeneurs. Du côté du parking, personne.

Le Commentateur On pourrait croire parfaitement étanche la frontière entre le territoire et la rive de l’Arc. Il n’en est rien, évidemment. En réalité, pour peu que l’on y prête attention, il existe de nombreux passages le long de la rivière, des sentiers discrets qui permettent aux promeneurs qui le souhaitent, de s’éclipser.

Le courant de la rivière en gros plan.

Le Commentateur On peut s’interroger sur l’aveuglement des familles, des sportifs, des pêcheurs. Personne ne semble prendre conscience de ce mouvement. Comme si chacun était plongé dans l’hypnose du courant.

L’Attaché Culturel (off) Vapeurs humides au sud de la ville qui expliquent que, jusqu’à une date récente, aucune extension notable ne fut entreprise aux abords de l’Arc.

Gros plan sur le plan dessiné par Zola de la ville de Plassans-Aix. La main de l’Attaché culturel en souligne les contours concentriques semblables à une forteresse.

L’Attaché Culturel Dans La Fortune des Rougon, ainsi que dans La Faute de l’Abbé Mouret, Zola semble s’attaquer à Aix-en-Provence. Comme s’il mettait la ville en état de siège.

Puis sa main se détache du plan d’Aix pour aller saisir le roman et en lire une page.

L’Attaché Culturel Il retrace la municipalité de l’époque en analysant ses moindres recommandations : « La route de Nice [...] était bordée, en 1851, d’ormes séculaires, vieux géants, ruines grandioses et pleines encore de puissance, que la municipalité proprette de la ville a remplacés, depuis quelques années, par de petits platanes. »

Deux policiers à vélo se déplacent le long de la berge. Ils sont en bermudas et T-shirts, portent un casque. Ils croisent en chemin de nombreux promeneurs.

L’Attaché Culturel (off) Le projet de Zola est simple et clair, comme il l’écrit dans son premier plan des Rougon-Macquart : « Par l’observation, par les nouvelles méthodes scientifiques, j’arrive à débrouiller le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre. Et quand je tiens tous les fils, quand j’ai entre les mains tout un groupe social, je fais voir ce groupe à l’oeuvre, je le crée agissant dans la complexité de ses efforts, allant au bien ou au mal ; j’étudie à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble. »

À un moment l’un des deux policiers bifurque sur la gauche et emprunte un des sentiers du talus. Il pénètre seul, dans un plan très large en plongée, le Territoire. Il fait un tour du parking désert, puis s’arrête. Il regarde autour de lui.

L’Attaché Culturel (off) « Mon oeuvre sera moins sociale que scientifique. »

Le Policier (off) Dans toute cette nouvelle zone de convivialité que sont devenues les berges de la rivière, nous avons opté pour un dispositif moins effrayant, plus proche des gens.

Le Commentateur C’est comme si le parking connaissait une deuxième vie. Un nouvel emploi. Il est le théâtre d’éléments furtifs, encore mal connus.

Le Cycliste se retire du lieu après un silence. La caméra monte légèrement, surplombant davantage le lieu.

Le Commentateur Et c’est comme si l’activité qui se joue quotidiennement ici avait progressivement transformé le lieu. Le Territoire de part en part est une surface sensible. Un épiderme en vérité, capable d’enregistrer les souffles, les chaleurs, les frôlements, les signes infimes de présences silencieuses.

L’Attaché Culturel (off) « Mes livres seront de simples procès-verbaux. »

Le policier est toujours à son bureau, de profil. Par une porte entrouverte, on devine une certaine activité dans les autres pièces du commissariat.

Le Policier Ce sont ce que nous appelons des agents de médiation. Ils n’ont pas de fonction répressive. Ils sont plutôt là pour assurer la sécurité de chacun. Bien entendu, leur rôle de surveillance tend à décourager les rapports sexuels dans les lieux publics. Mais, encore une fois, il ne s’agit là que de ménager la tranquillité des promeneurs.

Silence. Plan large de la pièce. Il y a d’autres bureaux vides autour de l’homme. Des cartes de la région un peu partout aux murs. Le policier semble rêveur. Il n’y a personne en face de lui. Raisonnablement, on peut se demander à qui il s’adresse.

Le Commentateur On a sans doute pensé un peu vite que l’ancienne discothèque n’avait plus aucune activité...

Par la petite route qui se trouve entre le territoire et l’autoroute, surgit une camionnette qui ralentit à hauteur de l’ancienne discothèque.

Le Commentateur On a sans doute pensé un peu vite que l’ancienne discothèque n’avait plus aucune activité. Il semble que personne, pas même le petit peuple du Territoire pourtant à l’affût du plus imperceptible mouvement, n’ait remarqué l’activité autour de la discothèque.

Le véhicule va se garer devant une large porte que l’on n’avait pas encore vue. Un homme en descend et va soulever le lourd volet de métal qui protège l’entrée du lieu.

Le Chercheur en très gros plan, en contre-jour. Il semble soudainement mélancolique.

Le Chercheur Il faudrait écrire une histoire de ce genre de boîte. Comment elles naissent. Comment elles disparaissent. Quand le public commença à bouder le Krypton, on tenta de rebaptiser ce dernier. Comme si cela pouvait faire illusion. On eut l’idée de le nommer le K. C’était plus simple : il suffit alors d’éteindre les lettres devenues inutiles sur l’enseigne lumineuse. On cessa de faire fonctionner la soucoupe volante au-dessus de la piste de danse. Elle était devenue embarrassante au fil des quelques années d’existence de la discothèque. Le K survécut quelques années, surtout parce qu’on y organisait des concerts de rock. Puis, un incendie finit par rendre le lieu inexploitable. C’est une chose qui se passe fréquemment avec les discothèques de la région.

Le même geste du camionneur se reproduit, vu de l’intérieur de la boite. Avec le même bruit de tôle lourde. L’homme retourne à son camion. On reste un instant sur l’encadrement noir de l’entrée.

Le Chercheur (off) Le lieu appartient aujourd’hui à la Mairie qui l’utilise comme un hangar. On y entrepose du matériel d’éclairage, destiné le plus souvent à des festivals de musique ou pour tout autre événement culturel. Ce n’est plus qu’un lieu de stockage.

L’homme revient, transportant une lourde caisse et s’enfonce dans la nuit du hangar. Peu à peu, l’oeil se fait à l’obscurité. L’homme a atteint le fond de la pièce immense. Il pose sa caisse au pied d’un mur d’autres caisses de même forme.

Le Commentateur Il existe plusieurs degrés dans l’abandon. Les choses, même les plus futiles, semblent ne pas pouvoir disparaître si facilement. Elles résistent dans une espèce de rémanence toujours surprenante.

La caméra se tourne lentement vers le plafond alors que le thème musical de la rivière se fait entendre. On y découvre le squelette de la soucoupe volante, comme une araignée métallique. L’homme a dû repartir car, alors que se fait entendre le bruit du volet de métal, la pénombre se fait dans la pièce.

L’Attaché Culturel (off) « Puis les jeunes gens, qui venaient de s’appuyer contre un parapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d’eux, avec des bruits sourds et continus... »

Banc titre obscur de plusieurs photos assez confuses de nightclubbers à l’intérieur du Krypton. On saisit à peine des mouvements de bras, des visages rieurs au milieu d’éclats de lumière. Le thème musical se développe.

L’Attaché Culturel (off) « ... En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives... »

La nuit soudain sur l’Arc. Le thème musical s’interrompt assez vite au début du plan, cédant la place au son obsédant du courant. Travelling sur la rivière. On ne distingue que les reflets sur l’eau, assez abstraits, et les berges noires.

L’Attaché Culturel (off) « ... Çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui luisait et s’agitait, comme un reflet de jour sur les écailles d’une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages... »

La nuit sur le parking et la discothèque. Le lieu paraît encore plus immobile que durant la journée. Le bruit de l’autoroute est un peu moins présent. On devine d’ailleurs, très au loin sur la droite, des phares de voitures qui filent régulièrement.

L’Attaché Culturel (off) « ... On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d’une vie étrange tout un peuple d’ombres et de clartés. »

Un panoramique conduit à un autre coin du parking que l’on n’avait pas encore vu. Au-dessus du bosquet on distingue un bâtiment de profil avec une enseigne lumineuse : « 155 francs la nuit ». C’est le nom de l’hôtel.

Le Commentateur Il y a là aussi... Ce n’est sans doute que pure coïncidence... Il y a là juste au bord du territoire un de ces hôtels qu’on trouve plus particulièrement dans les zones industrielles...

Toujours la nuit sur le territoire. On surplombe cette fois l’hôtel. Silence. On voit au loin, sur la droite les voitures qui filent sur l’autoroute.

Le Commentateur C’est un hôtel sans guichet. Plus précisément sans personnel derrière le guichet...

Par la petite route qui longe l’hôtel, apparaît une voiture qui tourne au premier plan pour aller s’arrêter devant la grille de l’établissement.

L’Attaché Culturel (off) « Les amants des villes du midi ont adopté ce genre de promenade. Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour, et qui ne sont pas fâchés de s’embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l’aise, sans trop s’exposer aux bavardages... »

Une personne sort de la voiture du côté passager et entre dans la cour de l’hôtel.

Le Commentateur Toutes sortes de couples se rendent ici. En réalité, pour prendre une chambre, il suffit de prendre un ticket au guichet automatique qui se situe à l’entrée de l’hôtel. On paie par carte bancaire. La machine vous remet un code qui vous permet d’ouvrir et la grille extérieure et la porte de la chambre à coucher.

La voiture attend. On la voit sous un angle légèrement différent : il y a davantage de verdure du territoire au premier plan. Enfin, la personne revient. Elle tape un numéro sur le digicode à l’entrée. La grille s’ouvre laissant le passage à la voiture que l’on entend se garer hors champs.

L’Attaché Culturel (off)

« Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s’ils louaient une chambre, s’ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, le scandale du pays ; d’autre part, ils n’ont pas le temps tous les soirs de gagner les solitudes de la campagne. »

On découvre le guichet automatique devant l’entrée. Le couple a déjà franchi le seuil de l’hôtel. On n’a pas eu le temps de les voir. Il n’y a que la porte qui se referme doucement sur leur passage.

Le Commentateur C’est plus simple, plus discret. Non seulement les couples ne sont vus par personne, mais, comme ils n’ont pas de clef à rendre le lendemain matin, ils n’ont pas l’obligation de passer la nuit ici. On peut y rester une heure ou deux. Personne ne viendra vérifier que vous avez accompli une nuit.

L’Attaché Culturel (off) « ... ils n’ont pas le temps tous les soirs de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen terme ; ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. »

Plan large en plongée sur l’hôtel vu dans l’axe opposé. On devine au loin le Territoire dans l’obscurité.

Le Commentateur On ne saurait dire si l’hôtel est incorporé dans le territoire ou s’il en est juste l’immédiate périphérie. Une espèce de satellite. Sans doute des hommes qui fréquentent le parking s’y retrouvent certains soirs.

Le Chercheur les bras croisés sur son bureau.

Le Chercheur Le parking n’est pas fréquenté la nuit. Il est trop peu éclairé, trop dangereux. Il ne fonctionne que le jour, ce qui fait une différence avec un lieu de drague nocturne, plus traditionnel, comme le parc Jourdan.

Un petit immeuble de trois ou quatre étages, situé face au parc Jourdan. Avec ses volets tous baissés, il donne le sentiment d’être hermétiquement clos. Au rez-de-chaussée, les portails des parkings individuels sont également fermés.

Le Chercheur (off) Son nom vient d’un certain Joseph Jourdan, qui devint maire de la ville entre 1919. C’était un négociant en bois qui s’était présenté aux élections sans étiquette politique précise et se disait "indépendant".

La caméra a panoté pour se mettre dans l’axe de la route qui longe le parc. Quelques voitures passent lentement. D’autres sont plus rapides.

Le Policier (off) Ce qui incommode par-dessus tout les riverains, c’est, à partir de dix heures du soir, le ballet constant des voitures qui vont et viennent le long de l’avenue Goyrand en faisant tourner leur moteur au ralenti.

Le Chercheur (off) Au parc Jourdan, c’est différent. Ce sont des hommes plus jeunes. Plus affirmés. Des personnes qui n’ont pas peur d’être visibles de l’extérieur du parc.

Le regard passe de la route à l’intérieur du parc. De l’autre côté du muret on distingue, dans l’obscurité, la pelouse et quelques bouts de racines que l’on a sciées. Le lieu paraît un peu dénudé pour un espace vert.

Le Policier (off) Plutôt que de perdre notre temps à poursuivre les gens à l’intérieur du jardin public, nous avons jugé préférable de couper tous les bosquets qui se trouvaient le long de la route.

Le Chercheur (off) Ils n’hésitent pas parfois à former des groupes sur le trottoir devant le portail ou le long du muret. Ils parlent à voix haute, rient sans retenue.

Le Policier (off) Nous avons de même intensifié l’éclairage aux alentours du parc. C’est sur le muret le long de la route que nous avons concentré les lumières car nous savons qu’en général c’est le seuil le plus difficile à franchir.

Le Chercheur (off) Ils n’ont pas peur d’être vus. Ils se moquent de la clandestinité.

Le Policier (off) Encore une fois, c’est une mesure dissuasive plutôt que répressive.

Un lent travelling sur la cage à écureuil et d’autres jeux pour enfants, luisants dans la pénombre.

Le Commentateur Ils parlent à voix haute, rient sans retenue, alors que les enfants, les familles se sont retirés.

Il y a soudain un silence très lourd.

L’Attaché Culturel (off) Il décrit ainsi les romans à venir : « Un roman qui aura pour cadre la vie sotte et élégamment crapuleuse de notre jeunesse dorée [...] Un roman qui aura pour cadre les spéculations véreuses et effrénées du Second Empire. »

Un autre travelling s’enchaîne au premier, qui descend un chemin goudronné entre deux plans de pelouse. Puis un autre travelling, toujours dans le même sens, sur les cimes noires des arbres, d’immenses pins parasols pour la plupart.

Le Commentateur Imperceptiblement, ils descendent, le long des pelouses. S’éloignent de la route, des bruits de la ville. Ils sont entraînés, comme malgré eux, vers le fond du jardin. Il faut dire que le plan du parc est légèrement incliné. Pas plus de trois degrés. Mais cela suffit à donner à l’ensemble - et plus particulièrement la nuit - l’impression d’un gouffre paisible.

L’Attaché Culturel (off) « ... Un roman qui aura pour cadre le monde officiel [...] Un roman qui aura pour cadre les fièvres religieuses du moment [...] Un roman qui aura pour cadre le monde militaire... »

Un nouveau travelling avant suit un chemin qui conduit au fond très obscur du parc. On y distingue à peine quelques arbres.

Le Commentateur On a donc le sentiment que, si une goutte d’eau était versée devant le portail principal, elle coulerait, avec la même spontanéité que les visiteurs nocturnes, vers l’autre extrémité du parc.

L’Attaché Culturel (off) « ... Un roman qui aura pour cadre le monde ouvrier [...] Un roman qui aura pour cadre le monde galant [...] Un roman qui aura pour cadre le monde artistique [...] Un roman qui aura pour cadre le monde judiciaire. »

Derrière un bosquet d’arbres, la pelouse descend soudainement vers une rangée de petits arbustes qui semblent protéger la limite du parc.

Le Commentateur Là, le parc connaît une dernière déclivité, plus abrupte celle-ci, comme si, à l’approche d’un pôle magnétique, l’espace accusait une courbe où la nuit se précipite.

En s’approchant de la rangée d’arbustes, on s’aperçoit qu’elle dissimule un grillage que des mains ont écarté à un endroit.

Le Commentateur Ici aussi, la frontière est perforée. Et c’est peut-être à travers cette déchirure, à partir de ce passage étranglé que se crée, pendant la nuit, un siphon invisible, capable d’exercer une attraction lente mais continue sur les hommes qui se sont aventurés ici.

Le trou dans le grillage vu de l’autre côté. Une lumière électrique, frisante, le fait étinceler comme une toile d’araignée. Au bout d’un moment, la caméra panote vers la nature évidemment plus sauvage qui borde le parc. Le lent mouvement traverse des feuillages sombres, immobiles. On remarque à un moment une clairière sans doute forgée par le piétinement des hommes.

Le Commentateur Les hommes peuvent déambuler dans l’obscurité durant de longues heures, se croiser, se regarder silencieusement. Parfois des couples se forment et commencent à faire l’amour. Quelquefois sous le regard d’autres hommes, dissimulés derrière les feuillages sombres.

Puis le parterre d’herbe malingre remonte un petit peu, formant un talus au-delà duquel on peut voir des immeubles et des réverbères.

Le Commentateur On traverse le grillage pour suivre certains hommes ou pour en fuir d’autres plus menaçants. C’est le même orifice qui permet de se regrouper ou de s’éclipser. Car de l’autre coté du grillage se trouve aussi le chemin de fer qu’il suffit de suivre pour atteindre la gare et regagner ainsi la ville.

Sur le talus, surgit un train chargé de lumière qui inonde subitement la clairière, la rendant à la fois incroyablement présente et fantomatique. Le train s’éloigne. La clairière replonge dans l’obscurité.

Plan général dans l’axe de la voie de chemin de fer. On voit, plus loin, la gare, le train et les rares passagers qui en descendent. Le thème musical de la rivière reprend plus lentement que les fois précédentes.

Le petit matin. Travelling sur les rails du pont-aqueduc de Roquefavour qui surplombe la vallée de l’Arc.

Le Chercheur (en off avec une voix apaisée)

L’essor d’Aix, au début du XIXe siècle aurait exigé que la grande ligne Paris-Lyon-Marseille passe par la ville. La municipalité, alors dirigée par Aude, lutte pour obtenir cette voie. Au projet de raccordement Tarascon-Marseille par Arles elle oppose un projet Tarascon-Aix par Salon et Pélissane. Elle comptait sur l’appui de Thiers, son député. Le projet par Arles l’emporta. Aude constate avec amertume en 1841 : « On crée de toutes parts des voies nouvelles qui évitent la cité où convergeaient autrefois toutes les routes. »

Le Commentateur En allant vers Marseille, la voie surplombe non seulement notre Territoire, mais encore d’autres terrains peu visibles donc peu connus.

À un moment du travelling, la caméra panote sur la droite découvrant l’autoroute, peu fréquenté à cette heure du jour. En revanche, on ne voit pas clairement le Territoire.

Le Chercheur (off) La municipalité demande alors un embranchement qui pourrait être l’amorce d’une ligne se poursuivant vers l’Italie. Aude se rend à Paris en 1845 pour défendre le projet. Il obtient un embranchement de Rognac à Aix, mais il n’est plus question de voie vers l’Italie. En 1862 une campagne est lancée pour la construction d’une voix directe Aix-Marseille, puis on réclame un tracé jusqu’à Grenoble. Une délégation aixoise se rend auprès de Napoléon III. Le projet aboutit. En 1870 le tronçon Aix-Meyrargues est inauguré. Aix est reliée en 1876 à Digne, en 1877 à Gap, en 1878 à Grenoble. De son côté la voie directe Aix-Marseille est achevée en 1877, sinueuse, avec de fortes rampes. Elle déçut ; son trafic ne fut pas ce qu’on espérait.

Panoramique descendant le long d’un des piliers du pont-aqueduc de Roquefavour.

Le Policier (off) Ce ne sont pas des gitans. Les gitans, eux, se trouvent dans un parking plus en amont. C’est un lieu que la municipalité leur concède traditionnellement chaque année.

Le Chercheur (off) Un Marseillais écrivait en 1837 lorsque sont ébauchés les premiers projets de voie ferrée : « Tout ce qu’elle recevait du commerce marseillais sera perdu pour elle ; ce sera une ville solitaire, inutile, oubliée et ses gentilshommes y vivront dans une paix profonde, loin des bruits du monde et du fracas des révolutions. »

L’Attaché Culturel (off) « Ce qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère étrange, c’est l’élection de domicile que, par un usage traditionnel, y font les bohémiens de passage... »

Au bas du pont, contre le pilier, on trouve une tente vide, insalubre. La présence, autour d’elle, d’objets divers comme des boîtes de conserves ou encore les reliefs d’un petit feu de camp, donne à penser qu’elle n’est pas réellement abandonnée et que le ou les habitants n’ont fait que s’absenter pour la journée. On entend au loin des aboiements.

Le Policier (off) Ce ne sont pas des gitans. Ce serait plutôt ce qu’on appelle des marginaux qui se sont connus probablement dans les rues d’Aix.

L’Attaché Culturel (off) « ... Dès qu’une de ces maisons roulantes, qui contiennent une tribu entière, arrive à Plassans, elle va se remiser au fond de l’aire Saint-Mittre. »

Le Commentateur Ce sont d’autres terrains peu visibles donc peu connus, voisins du Territoire, qui pourtant n’abritent pas la même activité. Ce sont de larges pans de nature imbriqués les uns dans les autres, qui semblent vivre dans l’ignorance les uns des autres...

Une main semble chercher un endroit précis sur une carte accrochée à un mur.

Le Commentateur ... Comme si les fonctions respectives de chaque lieu avaient été décidées un jour par on ne sait qui, dans des circonstances mystérieuses.

La main du Policier s’arrête enfin et pointe du doigt un coin de la rivière.

Le Policier Voilà donc le parking où se trouvent les gitans alors que les personnes dont nous parlons ont élu domicile un peu plus loin, au pied du pont-aqueduc de Roquefavour. Le Krypton se situe encore un plus loin, à l’ouest.

Plan rapproché du Policier, de profil, le doigt toujours appuyé sur la carte.

Le Policier Il n’y a évidemment aucun intérêt à empêcher les marginaux de vivre ici, puisque, d’une part, ils ne provoquent aucune nuisance et que, d’autre part, ils fréquentent moins le centre-ville.

Au bout d’une étendue d’herbe, on peut voir une maison en ruine et, à ces pieds, d’autres tentes, plus grandes. On ne parvient pas à voir s’il y a du monde ou pas, mais il y a un chien à nouveau qui aboie en direction de la caméra, comme pour défendre le lieu.

L’Attaché Culturel (off) « ... Aussi la place n’est-elle jamais vide ; il y a toujours quelque bande aux allures singulières, quelque troupe d’hommes fauves et de femmes horriblement séchées, parmi lesquels on voit se rouler à terre des groupes de beaux enfants. »

Le Policier (off) C’est pourquoi nous les tolérons. C’est pourquoi aussi la municipalité les a laissés s’installer dans les ruines d’une maison des bords de l’Arc. Si jamais ils causaient quelque problème en ville nous saurions où les retrouver. En réalité, nous les connaissons bien. Nos équipes de médiateurs leur rendent visite régulièrement. Certains d’entre eux font la manche, d’autres ont du travail occasionnellement. C’est sans doute ainsi qu’ils parviennent à survivre.

La caméra panote vers la droite jusqu’à une autre petite tente abandonnée, à l’ombre d’une rangée d’arbres. Derrière cette dernière il n’y a que de l’obscurité mais on entend le bruit de la rivière qui se trouve sans doute en contrebas. Soudain surgit un chien qui renifle un peu autour la tente, puis jette un coup d’oeil hors-champ en direction du chien des ruines que l’on entend courir en aboyant. Il finit par apparaître dans le champ, se jette sur le premier animal et l’entraîne tout en jouant à travers l’étendue d’herbe.

L’Attaché Culturel (off) « ... Ce monde vit sans honte, en plein air, devant tous, faisant bouillir leur marmite, mangeant des choses sans nom, étalant leurs nippes trouées, dormant, se battant, s’embrassant, puant la saleté et la misère. »

Le Policier (off) La seule chose qui leur soit absolument interdite, c’est de se baigner dans la rivière.

On retrouve les chiens sur le territoire. Ils courent en se battant, traversent l’étendue de goudron, s’engouffrent dans le labyrinthe dans lequel ils deviennent invisibles. Pendant un moment on n’entend plus que leurs jappements et leurs aboiements à travers l’épaisse muraille d’arbres et de fougères.

Le Policier (off) De temps en temps, des gitans se rendent à la nouvelle piscine du centre sportif des infirmeries du Roy René. Ils s’en voient refuser l’entrée à cause de la réglementation sur les tenues de bains...

Les chiens ressortent du labyrinthe et franchissent la frontière qui sépare le Territoire des berges de l’Arc.

Le Policier (off) ... En effet, il n’est pas possible d’avoir accès à une piscine si l’on n’a pas de slip de bain. Le bermuda que l’on peut voir fréquemment au bord de mer pose des problèmes d’hygiène car, particulièrement dans la région, les hommes peuvent en faire leur tenue quotidienne.

Les chiens se jettent à l’eau tout en jouant. Leur lutte, gueule contre gueule, continue un bon moment dans les éclaboussures du courant.

On découvre furtivement le bureau de l’Attaché Culturel en plongée. On voit les mains d’une femme qui fouille dans un tas de dossiers. Elle finit par en saisir un. L’Attaché Culturel a les bras croisés sur la table.

L’Assistante Je crois bien que c’est celui-ci...

L’Attaché Culturel Vous avez sans doute raison.

Retour aux chiens, épuisés. Ils restent l’un contre l’autre comme s’ils ne pouvaient ni continuer, ni achever le combat.

Le bureau de l’Attaché Culturel. Les mains de ce dernier retirent du dossier une lettre visiblement assez ancienne.

L’Attaché Culturel Ce n’est malheureusement qu’une photocopie de la lettre de Cézanne.

En la retournant, il présente un dessin de Cézanne où l’on peut voir trois adolescents se baignant dans une rivière.

L’Attaché Culturel Elle date du 20 juin 1859. Elle est adressée à Zola. Cézanne continuera jusqu’à la fin de ses jours de se promener au bord de la rivière. Il ne pouvait évidemment plus se permettre de longues marches solitaires comme il avait passé sa vie à en faire.

Il saisit une autre lettre.

L’Attaché Culturel Le 14 août 1906, il écrit ceci à son fils : « Il est deux heures de l’après-midi, je suis dans ma chambre, reprise de la chaleur, elle est épouvantable.

Plan général du bureau. L’homme paraît perdu au milieu de cette immense pièce.

L’Attaché Culturel J’attends quatre heures, la voiture viendra me prendre et me conduire à la rivière, au pont des Trois Sautets. Là il y a un peu plus de fraîcheur ; hier j’y étais très bien, j’ai commencé une aquarelle dans le genre de celles que je faisais à Fontainebleau, elle me paraît plus harmonieuse, le tout est de mettre le plus de rapport possible. »

Travelling lent en plongée sur le Territoire silencieux, en direction d’un autre coin du parking. On voit un petit mur de pierre.

Le Commentateur Notre territoire ne s’arrête pas là. Si l’on considère qu’il y a trop de monde dans le labyrinthe du parking ou si, au contraire, on n’y trouve personne - ce qui peut arriver dans la matinée ou au début de l’après-midi - on peut emprunter un aqueduc situé de l’autre côté du carré de verdure, peu visible au premier abord.

Plan général dans l’axe de l’aqueduc. La légère plongée nous laisse percevoir la rivière au-dessous.

L’Attaché Culturel (off) « Il doit être mentionné que Cézanne ne reçut pas souvent la permission de peindre dans les propriétés privées, soit à cause de la réputation étrange qu’il avait à Aix, soit à cause de sa timidité... »

Le Commentateur L’aqueduc n’a évidemment plus d’utilité. Il ressemble à un pont invisible, décidément trop haut pour attirer l’attention des promeneurs. Il semble pourtant dégager un passage décisif, comme si le territoire connaissait là une dimension nouvelle.

Plan large de la rivière. Au-dessous de l’aqueduc se trouvent des pêcheurs, les pieds dans l’eau peu profonde.

L’Attaché Culturel (off) « Ceci pourrait expliquer le nombre très élevé des oeuvres peintes soit dans les propriétés de son père et de son beau-frère, soit dans le Bibemus et au Château-Noir, où il avait loué des pièces... »

Le Commentateur Impossible en traversant cette voie de ne pas penser que l’on s’enfonce plus avant dans la clandestinité, un peu comme on entre dans une nouvelle phase du sommeil. À la fois plus profonde et plus concrète.

L’Attaché Culturel (off) « ... Hors de ces quatre endroits, il préférait des ponts éloignés des routes, souvent sur la hauteur, pour apercevoir à temps ceux qui auraient pu le déranger, et pour ne pas être surpris au travail. »

Le Commentateur Ils viennent ici lorsque le parking est vide ou, au contraire, trop fréquenté. On peut toujours espérer que d’autres hommes, venus directement par la route, ont investi l’ancien silo. En général il se crée de mystérieux mouvements, des espèces de migrations. Il suffit qu’un homme quitte le parking et se rende au silo, pour que d’autres le suivent, persuadés que quelque chose de décisif se déroule sur l’autre berge...

De l’autre côté, l’aqueduc débouche sur une petite route et de l’autre côté de la route on découvre un nouveau bâtiment, long et fin comme une tour. C’est un silo, vu d’assez haut. Il est à l’abandon lui aussi. Sur la devanture, on peut lire une inscription : « Coopérative des producteurs de blé ».

Le Chercheur (off) Le silo a été construit en 1927. Cinquante ouvriers y travaillaient. La plupart étaient étrangers à la ville. Ils venaient des petites bourgades de la région.

L’entrée du silo en plan large. Il ne reste plus qu’une porte d’accès. Les autres ouvertures ont été murées.

Le Policier (off) Avant eux, le lieu était régulièrement visité par des skin heads. Puis, après de nombreuses altercations, ce sont les gitans qui ont investi le lieu. Puis pendant toute une période, ce fut un refuge pour quelques toxicomanes, que l’on retrouve aujourd’hui - en tout cas c’est vrai pour certains - dans la maison abandonnée au pied du pont. Selon la loi, le propriétaire a eu l’obligation de murer le silo. Tout accident intervenant à l’intérieur du lieu est de sa responsabilité.

Au bout d’un moment, un travelling avant presque imperceptible nous rapproche de l’entrée. Une musique se fait entendre. C’est un thème très lent mais très obstiné qui va soutenir notre trajet jusqu’aux derniers étages de l’édifice.

Le Commentateur Le silo est composé de cinq étages. On tourne un peu autour du bâtiment, mais on entre assez vite dans l’ombre des trois grandes pièces qui composent le rez-de-chaussée. On s’attarde assez peu à l’extérieur, car le lieu est extrêmement visible de la route ainsi que du Gymnase Saint Murât où s’entraînent les écoles.

On est enfin à l’intérieur du silo. Un panoramique, en gros plan sur le sol, part du pas de la porte, suit une plaque de tôle ondulée qui permet de franchir un trou dont on estime mal la profondeur, puis de l’autre côté, suivant toujours le sol, remonte un escalier à peine lisible dans la pénombre. On devine en haut de ce dernier de la lumière. Par la suite, vont s’enchaîner différents panoramiques à chaque étage, donnant l’impression que le regard retrouve un peu de l’activité du lieu.

Le Chercheur (off) L’activité agricole connut par la suite un important déclin, mais les établissements Pascal Frères continuaient au début du siècle à fabriquer des machines à vapeur qui devaient accomplir l’épuisant labeur du battage.

Le Commentateur À cause des gravats qui jonchent le sol, il est impossible d’avancer sans faire de bruit. De fait, il est assez facile de savoir si d’autres personnes sont déjà là. Il suffit pour cela de marquer une pause et d’écouter. Peu à peu, de légers crissements signaleront la présence d’autres personnes.

Au plafond du premier étage, plus lumineux, on découvre des machines suspendues, qui ressemblent à d’énormes tamis de métal rouillé. La caméra panote sur la pièce, passe sur un mur où l’on peut lire, entre plusieurs graffitis obscènes : LES GITANS ENCULENT LES SKINS. Puis, on retrouve la cage de l’escalier en colimaçon.

Le Chercheur (off) Ils ne travaillaient pas qu’ici. Comme cela ne suffisait pas à nourrir une famille, les journaliers partageaient leur activité entre le service des cultivateurs et les emplois inférieurs proprement urbains. Les salaires des travailleurs agricoles étaient les moins élevés des couches populaires, et ceux d’entre eux qui étaient étrangers accomplissaient les travaux les plus pénibles et les moins salubres.

L’étage suivant est quasiment vide. Quelques barres de métal creuses et tortueuses percent le sol recouvert de gravats. De larges graffitis occupent les murs. Il y a un immense trou dans un coin de la pièce donnant sur l’étage précédent.

Le Commentateur Parfois un homme en suit un autre aux étages supérieurs. Si le lieu est désert ils ne monteront qu’au premier étage et trouveront là un recoin assez discret pour ne pas être surpris par un nouveau venu.

Au-delà de cette pièce, l’escalier avec sa rampe de métal tordu occupe entièrement les trois étages suivants. Au deuxième de ces étages, on remarque une porte donnant sur l’extérieur. On y reviendra plus tard.

Le Chercheur (off) Il n’y eut bientôt plus d’embauches. Puis bientôt, il n’y eut plus de travail pour tout le monde. La plupart des ouvriers n’eurent pas de possibilités de trouver un nouvel emploi. Beaucoup tombèrent dans la misère, le vagabondage.

Le Commentateur Ils n’hésiteront pas à monter plus haut si le lieu est trop fréquenté ou si les premiers étages sont déjà occupés par d’autres hommes. Ils savent pourtant que plus on s’installe haut dans l’édifice, plus les chances d’échapper à d’éventuels agresseurs s’amenuisent, que l’on est alors, pour ainsi dire, dos au mur.

L’escalier vu du dernier étage. On peut lire sur le mur cette inscription : Tony est le roi des gitans. La caméra panote vers la dernière salle, beaucoup plus grande, très claire. Au sol on peut voir des ouvertures sombres larges d’à peine un mètre.

Le Chercheur (off) Ainsi les travailleurs agricoles devinrent des rôdeurs, comme aussi ces soldats revenant de la grande guerre. Tous autant de gens douteux, alcooliques et violents. Voleurs occasionnels, errant aux pourtours des petites villes qui les avaient autrefois exploités.

Le Commentateur Certains vont pourtant se réfugier au dernier étage. Il faut alors s’assurer de chacun de ses pas, car le sol est perforé de petites ouvertures dont on a oublié l’usage.

La caméra descend vers une des ouvertures au premier plan. À l’intérieur on peut voir une échelle qui s’enfonce dans l’obscurité.

Le Commentateur Ces lucarnes n’ouvrent pas sur les autres niveaux, ce qui offrirait l’avantage de pouvoir guetter les présences inopportunes, elles donnent sur une poche de pénombre qui ne correspond pas aux étages inférieurs. Cet espace doit être d’un volume important pour donner une obscurité aussi dense, pourtant il paraît impossible à situer, même lorsqu’on observe le silo de l’extérieur. Ainsi les trappes semblent proposer, au fond de l’impasse, une ultime échappatoire que personne en définitive n’oserait saisir.

Le regard s’approche d’une autre inscription sur le mur, une annonce cette fois-ci : jeune homme, tbm, tous les soirs à 6 heures sur le parking du Krypton.

Le Commentateur Alors entre le sentiment de paix et celui du danger se crée une tension particulièrement vive, une vibration profonde comme si l’on s’était enfin retranché de la vie commune. Soudain, la rivière, les promeneurs, la ville paraissent lointains.

À travers une des fenêtres allongées, on peut voir au loin l’autoroute. Des voitures traversent l’image sans faire de bruit.

Le Commentateur Mais, avec eux, s’évanouit aussi le reste de l’existence : la famille, les amis, le travail, les trajets en voiture, les conversations animées, les inquiétudes ordinaires. Tout semble appartenir à une immense parenthèse qui vient, à cet endroit précis, à ce moment précis, de se refermer.

Plan large du silo en contre-plongée. Le ciel est chargé de nuages. Un orage gronde.

Sur la terrasse qui se trouve au dernier étage du silo, une petite pluie fine commence à tomber. Aux premiers plans et occupant quasiment tout le cadre se trouvent les parapets de béton blanc. Derrière eux, au loin, on voit la ville, les arbres, l’autoroute et les bords de l’Arc. La musique qui s’était amplifiée au fur et à mesure de l’ascension du silo, s’éteint peu à peu tandis qu’éclate l’orage.

Le Chercheur (off) L’activité agricole, qui donnait à Aix son caractère de gros village, a continué de décliner jusqu’au milieu de notre siècle. Mais nous ignorons ce qu’il advint de ceux qui firent les frais de cette disparition. Leur vie s’interrompt sur les registres municipaux comme sur les comptabilités. Leur trace se perd avec leur travail.

Alors que la pluie se fait entendre aussi dans le bureau, les mains du Chercheur fouillent fébrilement des archives. On voit aux passages des photos anciennes, datant du début du siècle. Des portraits de groupes d’ouvriers, semble-t-il.

Soudain, tout s’accélère et se brouille. La pluie tombe drue sur la rivière. La lumière est tombée de façon vertigineuse. Le lieu est évidemment redevenu désert. Le Commentateur se met alors chuchoter. Ses paroles se noient dans le bruit de l’orage. On en saisit quelques bribes.

Le Commentateur (à peine audible) Personne ne saurait définir avec précision les limites du Territoire. Personne ne saurait dire s’il ne s’enfonce pas davantage dans la périphérie de la ville.

Le Chercheur se met à parler, mais cette fois en off alors qu’il continue de travailler silencieusement. Il fait très sombre dans le bureau.

Le Chercheur (off) D’eux, on ne sait rien. D’où viennent-ils ? De quel milieu social ? Comment se retrouvent-ils ? Qui décide des nouveaux lieux de rencontre ? Comment pourrait-on d’ailleurs savoir toutes ces choses ?

Le Commentateur (à peine audible) Peut-être ces quelques éléments - la discothèque, le parking, l’aqueduc, le silo - ne sont-ils que les pièces relativement visibles d’une organisation plus étendue, plus complexe, avec des ramifications souterraines connues seulement de quelques-uns.

L’orage se transforme en tempête sur l’Arc. On a le sentiment qu’il fait nuit. Il n’y a plus de repères. L’image est presque illisible. La rivière semble sortie de son lit.

Le Commentateur (à peine audible) Et ces hommes, en même temps qu’ils découvrent les passages, construisent de nouvelles articulations à l’infini. Peut-être est-il impossible de remonter cette arborescence car celle-ci se redistribue perpétuellement sans aucune règle, avec de nouveaux acteurs insoupçonnables.

Le Chercheur est assis à son bureau, de profil. Il est en train d’écrire en fumant une cigarette. Il est maintenant dans une obscurité quasi totale.

Le Chercheur (off) Il ne suffirait même pas d’être l’un d’eux pour comprendre qui ils sont, car chacun vient seul, avec sa propre perspective. Chacun accepte d’être un inconnu parmi les inconnus. Qui sont-ils ? Cette question n’intéresse personne en vérité et surtout pas eux-mêmes.

Le Commentateur (de plus en plus lointain) Peut-être du haut du silo est-il possible de voir d’autres sites dissimulés dans le paysage comme le visage dans l’image d’Épinal, d’autres ruines trop récentes pour attirer l’attention. À mieux y regarder, on pourrait trouver çà et là différents accès ouvrant sur de nouveaux territoires régis par des formes inédites de circulation.

Les terres autour de l’Arc commencent à être inondées. Il fait si sombre qu’on a le sentiment que la nuit est tombée. On découvre d’autres lieux déserts sous la pluie battante : une étendue de terre au pied du pont-aqueduc, jonchée de troncs d’arbres allongés ; une petite maison près de la rivière dont la porte murée a été défoncée à la pioche ; un pré touffu jouxtant un Novotel. Toutes ces images, brouillées par l’orage, ont des allures d’hallucinations.

Le Commentateur On ne parviendra que partiellement et pour une courte durée, à refermer toutes ces brèches que la clandestinité a ouvertes. Sans doute ces territoires sont-ils éphémères, mais ils ne cessent de se reconstruire ailleurs, fortuitement, inlassablement, dans les interstices involontaires de l’urbanisation.

Le Chercheur (dominant la voix du Commentateur) Je n’ai pas réussi à dormir la nuit dernière en pensant à eux. Ils allaient et venaient sur le parking comme des fantômes souriants. Je me déplaçais au milieu du labyrinthe. Parmi eux. Ils se retournaient sur mon passage avec des regards bienveillants.

Plan large du bureau dans la pénombre. Le Chercheur est face à nous, toujours absorbé par son travail. De temps en temps, éclairé par une petite lampe, son visage se relève et se tourne rêveusement vers la gauche, en direction d’une fenêtre battue par la pluie.

Le Chercheur Pourtant je ne dormais pas, j’en suis sûr. Je dérivais comme un satellite, entouré d’autres satellites à la périphérie du monde. Nous formions une ceinture de fragments stellaires à la fois maintenus à distance par une force centrifuge mais capturés par l’attraction terrestre. Dans une étrange gravitation que traversaient des éclairs, des courants magnétiques.

Au bord de la rivière, les images d’inondation sont de plus en plus abstraites. On ne voit plus que le courant sombre et agité. Le chercheur s’est finalement endormi à son bureau.

Le Chercheur Alors, j’ai commencé à prendre des notes. À décrire ce spectacle étonnant. Mes pages étaient remplies de signes que je n’arrivais même plus à relire. Et puis je me suis endormi. Ou plutôt j’ai perdu connaissance.

L’orage est passé. On a l’impression que le jour vient à peine de se lever dans le bureau du chercheur. Ce dernier enfile un blouson, prend un casque posé sur une commode près de la porte et quitte le lieu.

À l’extérieur, il monte sur sa moto et se dirige vers la sortie du centre de recherche. Un plan large en plongée nous révèle l’étendue de la technopole. On distingue la moto qui ralentit à l’approche de la guérite de sortie. La barrière se soulève pour libérer le passage. La moto s’éloigne dans la campagne.

Gros plan sur un manche à balai qui secoue un store de couleur pour chasser l’eau de pluie qui s’est accumulée. Nous sommes sur le balcon d’un immeuble résidentiel. Un homme d’une soixantaine d’années au corps toujours athlétique est monté sur une chaise pour mieux atteindre le store. À ses pieds, son chien aboie. Une femme, à peu près du même âge, sort sur le balcon. Elle dépose du café sur la table. Puisque le soleil est revenu, ils ont déjeuné sur le balcon.

Elle Fais gaffe quand même.

Lui Je fais attention. Qu’est-ce que tu crois ?

Il se remet à table face à elle. Ils boivent le café en regardant la cité. Il y a peu d’activité. Un ou deux passants tout au plus. Puis ils débarrassent la table. Le chien les suit en aboyant. Ils lui demandent de se taire. Au fur et à mesure qu’ils vont et viennent entre la cuisine et l’extérieur, on suit le chien qui ne sait lequel de ses maîtres il doit suivre.

Dans le salon, l’homme s’assied face un clavier électronique déjà assez ancien. Lorsqu’il le branche, un bruit étrange sort du baffle installé sur un tabouret juste à côté du clavier.

Lui Le baffle crachote de plus en plus. La semaine prochaine, je demanderai à Philippe de voir ce qui ne va pas.

Elle Tu mets le son trop fort, c’est tout.

Lui Non, je ne crois pas.

La femme s’est assise dans le canapé du salon pour lire des magazines. De fait, ils se tournent le dos. Il met ses lunettes, ouvre la partition qui se trouve sur le clavier et commence à jouer très lentement avec l’application d’un débutant. On reconnait la mélodie de la Chanson des Vieux Amants de Brel. Il peine sur un passage entre deux accords.

Elle Non, tu fais toujours la même erreur. C’est un do majeur.

Elle épèle les notes de l’accord. Il reprend. Elle l’aide en chantant les notes.

Elle Do... Fa... Do... Voilà, c’est ça.

Lui Je le sais bien. Ce n’est pas pour ça que j’y arrive mieux.

Il reprend au début, mais cette fois-ci se met à chanter timidement.

Lui Bien sûr nous eûmes des orages
Vingt ans d’amour c’est l’amour fol
Mille fois tu pris ton bagage
Mille fois je pris mon envol

Le chien revient de la cuisine. Il s’arrête un instant devant son maître qui chante, l’air hébété.

Lui (off sur le regard du chien) Et chaque meuble se souvient
Dans cette chambre sans berceau
Des éclats de vieilles tempêtes

Le chien baisse la tête et rejoint la femme qui, en tapotant sur le canapé, lui fait signe de s’asseoir à côté d’elle sur le canapé. Le chien s’installe paisiblement. La femme jette un oeil par-dessus l’épaule, en direction de son mari. Ce dernier est de dos, penché sur le clavier.

Lui Plus rien ne ressemblait à rien
T’avais perdu le goût de l’eau
Et moi celui de la conquête

Pour le refrain, qu’il n’avait pas encore répété au piano, il ne chante plus. Alors qu’il termine la phrase musicale, on voit, par la baie vitrée du balcon, une voiture qui traverse la cité.

Plus tard, ils s’apprêtent tous les deux à faire une sieste dans la chambre. Lui est en short, après s’être débarrassé de son T-shirt. Elle a juste retiré son pantalon. Avant de s’allonger, l’homme nettoie ses baskets. On découvre dans sa main des graines de pollen qu’il arrache aux lacets et dépose dans un cendrier sur la table de chevet. Ils finissent par s’étendre silencieusement l’un à côté de l’autre. Il s’allonge sur le dos, alors qu’elle se tourne dans l’autre sens, vers la fenêtre. Le chien monte sur le lit et se love à leurs pieds. Plus rien ne bouge quelques instants. Puis la caméra remonte doucement vers la fenêtre. La voix du commentateur se fait entendre à nouveau.

Le Commentateur Il pensait que ce serait beaucoup plus pénible. Qu’à force de partager quotidiennement, heure par heure, la vie de sa femme, il finirait par la détester. Il n’en fut rien.

La cité résidentielle vue d’un large pont. Au loin, le ciel est encore d’un gris bleuté mais le soleil éclaire déjà les façades blanches. Le lieu est désert.

Le Commentateur Celle-ci continua d’assurer les tâches ménagères à la fois par habitude, mais aussi pour prouver à son mari qu’il était à jamais délivré du travail. En réalité, avec la retraite est venu pour lui le temps de la véritable activité. Il avait pris conscience depuis plusieurs années déjà qu’il saurait occuper ses journées.

La caméra finit par panoter vers l’autre côté du pont. En passant au-dessus de l’autoroute, on distingue, au loin, la montagne de la Sainte-Victoire, à peine visible. À l’autre bout du pont, au lieu de suivre la route, la caméra emprunte un petit raccourci qui descend directement vers l’Arc. Le sol est encore un peu humide. La musique a repris doucement, elle est hantée par la mélodie de Brel.

Le Commentateur Ce fut tout d’abord de longues promenades le long de la rivière avec son chien qui courait en aboyant, se jetait à l’eau sans prévenir, et qui, de temps à autre, disparaissait. C’est en suivant la trace de l’animal qu’il découvrit, il y a trois ans, le Territoire. Il reconnut aussitôt un monde dans lequel il avait silencieusement vécu.

Travelling sur la rivière, partant d’un plan assez large et se terminant sur un gros plan particulièrement abstrait sur le courant redevenu paisible.

Le Commentateur Depuis, quasiment tous les jours du début mai à la fin septembre, il quitte son appartement de la cité Darius Milhaud, emprunte le pont des infirmeries du Roy René pour rejoindre la rivière. Sa femme regrette qu’il n’y emmène plus son chien, celui-ci ayant droit simplement à un tour de quartier dans la matinée et après le dîner. Il se rend sur le Territoire vers 18 heures, jamais avant en été à cause de la chaleur suffocante sur le parking.

Un homme se tient de dos sur un talus. On reconnaît, au casque qu’il tient dans une main, le Chercheur. Du fait de la contre-plongée, on ne voit que du ciel face à lui. Au bout d’un moment, il finit par descendre le talus, tandis que la caméra remonte pour dominer largement le Territoire.

Le Commentateur Il a toujours détesté y venir à l’automne ou en hiver, non par crainte du mauvais temps, mais parce que la végétation, comme amaigrie, ne protège plus suffisamment le lieu du regard des promeneurs. Au printemps, au contraire, le bosquet du parking est à ce point touffu qu’on peut s’y promener de longues heures avant de s’apercevoir qu’on y est véritablement seul.

Le Chercheur s’avance doucement, les bras ballants, au milieu du parking. Le regard embrasse pour la première fois l’ensemble du lieu, comme s’il en découvrait subitement la cohérence.

Le Commentateur Bien sûr durant la semaine, il y a moins de visiteurs. Il l’a toujours regretté. Comme s’il n’acceptait plus que le travail des autres continue de gâcher ses propres activités. Les soirs, assez rares cependant, où il rentre chez lui sans avoir croisé personne, il ne ressent pas la moindre mélancolie. Il est épuisé, rassasié de chaleur et de solitude, il s’allonge sur le lit. Souvent, sa femme lui fait remarquer les graines de pollen qui se sont agrafées aux lacets de ses chaussures et qu’il a dû ramasser à force de se perdre dans le labyrinthe du parking. Alors, comme toujours, il se retourne vers elle et lui répond avec un sourire : « C’est comme ça, j’aide un peu la nature. »

Enfin la caméra se relève en direction du silo dont le sommet dépasse la cime des arbres. L’édifice blanc est inondé de lumière.

Fin