la mémoire-colère

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On la dit muette, résignée, fataliste, ou bien trop bavarde, ressassant sa douleur... La victime de la violence, violence d’État ou violence politique bien organisée, est un fantasme, une collection d’ombres portées sans sujet auquel les rattacher. Chacun, acteur ou observateur, cultive sa propre figure de victime. On connaît bien la victime érigée en gardien de la mémoire, vestale défendant un passé contre les empiètements d’un oubli souvent vécu comme pure perte. On connaît aussi, grâce à Nicole Loraux, la pleureuse vouée à la « mémoire-colère » qu’il s’agit de faire taire ; cette matrone qui toujours veut prolonger son deuil, et que le pouvoir doit réfréner. Les lois alors contiennent dans des limites temporelles cette « douleur qui n’oublie pas » [1]. On est aujourd’hui plus familier de cet éternel plaignant jugé trop prompt à s’enfermer dans son particularisme, celui dont les sciences sociales souvent nous invitent à détourner notre compassion pour mieux percevoir les aspects stratégiques de ses lamentations [2]. Parfois même l’injonction de prendre de la distance par rapport à la plainte se veut une incitation à la résistance face à une logique victimaire omniprésente ; celle-ci serait le symptôme d’un affaiblissement de la loi impartiale, d’un détournement du juge, sinon d’une tendance à la « désinstitutionalisation » des sociétés démocratiques [3].

Et si l’on cherche tant à parler pour elle, c’est sans doute parce qu’elle ne parle pas suffisamment. On croisera dans ce chantier de nombreuses victimes qui ne disent rien : celles qui, les plus nombreuses, sont mortes, mais d’autres aussi qui gardent le silence sans même y avoir été réduites. C’était le cas des rares « rescapés » des génocides cambodgien et rwandais dont le silence a été percé ou montré par Jean Hatzfeld et Rithy Panh. Ces survivants ne se donnent même plus de droit au titre de victimes, parce qu’ils se croient coupables, ou parce que les coupables lorgnent vers le statut de victimes. Mais le silence des victimes n’est pas le legs des seuls génocides. Là où la répression autoritaire a laissé davantage de victimes indirectes (les proches des exécutés, assassinés ou disparus) que de rescapés, on peut chercher longtemps la parole des victimes. En Afrique du Sud, ou au Pérou, c’est la « fatalité » sociale - celle qui prive aussi de tout accès à la justice - qui fait taire et prédispose au « pardon ». Dans les mêmes pays, ou ailleurs, ce n’est pas parce qu’elles se taisent que les victimes ne parlent pas, c’est parce qu’elles refusent de parler en tant que victimes. Le titre même est parfois récusé, et celui de « survivant », voire celui de « combattant », sont préférés [4]. Les Mères de la Place de mai argentines, du moins certaines d’entre elles, substituent au statut de victimes celui d’héritières d’une cause que leur auraient léguée les militants « disparus », d’où leur refus de toute indemnisation et de toute « monumentalisation ». Ces « matrones », nouvelles Érynies commises à « la mémoire des maux » [5], nous mettent peut-être sur la piste d’un autre rôle pour la victime, ni gardien de la mémoire ni pleureuse.

Le lieu de la victime est une place à prendre. Le rôle en effet convoie l’idée d’un statut indiscutable, devenu intouchable du fait de la souffrance physique ou morale ; une tribune depuis laquelle surplomber, sinon les grands, du moins la masse de ceux qui étaient restés indifférents sous la répression, ou qui s’en sont faits les complices. Et c’est sans doute là que réside la mésentente. Pour les victimes mêmes : lorsque leur statut de victime est indiscutable, elles se taisent, lorsque sa légitimité se discute (de quoi ont-elles souffert ?), elles parlent, mais ne peuvent plus être entendues. Du moins leur parole est-elle alors projetée du côté de la pathologie : les Mères de la Place de mai ont été étiquetées comme « folles » par les dictateurs, elles continuent d’être appréhendées par les sciences sociales moins comme des sujets mobilisés que comme les sujets de la cure, qu’une représentation fantasmatique du « mort vivant », le disparu, acculerait à un « fonctionnement délirant », déni ou élaboration mélancolique du deuil [6]. Et si elles ne sont pas passibles d’une analyse, les victimes discutables sont toujours placées du côté de l’excès, soit qu’elles multiplient les demandes et entrent en concurrence avec d’autres pour le rôle de la victime (caractéristique de l’après-guerre d’Algérie, en France), soit qu’elles passent pour déborder les normes démocratiques « raisonnables » (les Mères de la Place de mai ou leurs « petits-fils », trop radicaux)... Malentendu aussi pour celui qui de loin observe et qui n’ose pas appréhender les victimes pour ce qu’elles sont : des êtres en souffrance, bien sûr, mais aussi des acteurs politiques. La victimisation est un processus de subjectivation politique (sinon sa quintessence, puisque la mobilisation est construction d’un grief, d’une plainte [7]). Or, elle est trop souvent mise hors politique : du côté du droit - où pourtant la place de la victime était jusqu’alors, sinon inexistante, du moins très réduite-, ou du côté de la morale...

Et cette « moralisation » autorise l’accaparement... Les dispositifs institutionnels visant à prendre en charge la mémoire de la violence politique, qu’on les qualifie de politiques du deuil ou de politiques de « réconciliation nationale », ont tous pour horizon la reconnaissance des victimes. Au travers de l’élaboration d’un récit historique, de la monumentalisation, des réparations - parfois déléguées par le gouvernement à une commission « de vérité et de réconciliation » -, cette reconnaissance porte essentiellement sur le fait de la mort, et des souffrances qui l’ont précédée et suivie. Par là sont partiellement délégitimés les récits de certains des bourreaux qui tentent de se faire passer pour des victimes, et présentent les victimes comme des coupables (des « subversifs », par exemple). Mais cette restauration de la « dignité » des victimes - c’est l’expression généralement employée par les agents de ces politiques du deuil national - peut impliquer une forme de dépolitisation : les faits sont affirmés, mais les considérations sur la légitimité des causes défendues sont évitées. Faute d’une scène de justice (qui, pour être souvent impossible, n’en exige pas moins d’être demandée) ou d’un récit politique dans sa nature, le tort politique est converti en tort moral. Par ailleurs, la figure de la victime qui tient lieu de référent implique une conception de la « bonne victime » qui coïncide avec celle qu’adoptent souvent les sciences sociales. La victime, une fois la reconnaissance de son statut obtenue, et entérinée par les réparations, doit renoncer à faire valoir une dette et universaliser sa souffrance, sortir, donc, de la logique de victimisation.

C’est contre cette dépolitisation que se mobilisent certaines victimes, lorsqu’elles rappellent leur identité politique (ou la trajectoire politique des leurs) et le contexte de leur souffrance, ou lorsqu’elles martèlent que leur condition de victime suppose un coupable... La logique victimaire peut être alors, non plus seulement le ressassement du grief et de la demande particulariste, mais la politique même, entendue comme conflit. Et si, hier comme aujourd’hui, les autorités politiques tentent de policer la plainte, de construire une figure de victime plus accommodante, plus « raisonnable », c’est qu’elles entendent par là conjurer le danger de la mênis, cette mémoire-colère répétitive dont le ressort « est précisément de n’avoir jamais de terme » et qui menace la continuité propre de la cité, « que rien ne doit jamais venir trouer » [8]. La victime mobilisée menace le dessein premier de la cité, la protection de sa continuité et de son homogénéité, « d’où le refus de la mémoire lorsque celle-ci se voudrait gardienne des ruptures et des brèches : la cité veut vivre et se perpétuer sans discontinuité » [9].

Notes

[1N. Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990, p. 18-69.

[2Sur les implications de cette posture scientifique, voir Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique. Paris, Métailié, 1993, p. 127-128.

[3« Cette forme sentimentale et effusionnelle de faire de la politique s’accorde bien avec une opinion publique orpheline de conflit central, qui n’arrive plus à se représenter autrement le lien social que selon le code binaire agresseur/victime », Antoine Garapon, Le Gardien des promesses. Justice et démocratie, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 95. Ces conclusions peuvent rappeler les propos de Pierre Legendre, regrettant la tendance actuelle à la « psychologisation » du droit, dénégation de « la fonction structurante du droit et du juge », « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir. Entretien avec Pierre Legendre ». Politix, 32, 1995, p . 31.

[4Michael Lapsley (mutilé à la suite d’une agression organisée par les forces de sécurité sud-africaines) a par exemple affirmé : « Je ne me considère pas comme une victime, mais comme un survivant de l’apartheid ». Cité par Antjie Krog, Country of my skull, Londres, Jonathan Cape, 1998, p. 133.

[5N. Loraux, Les Mères en deuil, op. cit.

[6Voir Julia Braun de Dunayevich et María Lucila Pelento, p. 86-104 in Janine Puget et alii, Violence d’État et psychanalyse, Dunod, Paris, 1989.

[7On trouve du côté de certaines « victimes », et par exemple les proches des disparus argentins, des innovations en termes d’action collective.

[8N. Loraux, Les Mères en deuil, op. cit., p. 69.

[9Ibid., p. 21.