Vacarme 23 / Chroniques

une journée dans la rade / 2

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Avoir un mot disponible pour chaque coeur. Posséder un sourire qui soit source d’exégèse en faisant bruisser ceux que l’on nomme « les bons connaisseurs du Palais, ceux « qui ont son oreille depuis sa réélection, éventuellement « qu’il écoute et interroge, un sourire que le premier caricaturiste de chaque journal de région croque avec ce qui, année après année, ressemble de plus en plus à de la complicité (une vertu de ce sourire doit être d’offrir à ceux qui font profession de n’être, par hauteur d’âme, en rien vos obligés, la chance de ne plus devoir saisir jour après jour d’une vision inédite le sens des visages dont un homme, quand bien même public, dispose en nombre limité). Avoir également la réputation d’être ami des grands de ce monde que je croise de par la nature même de l’agenda diplomatique et qui sont particulièrement en vue pour leur action humanitaire, puisque elle est l’unique fond du travail qui leur est confié : telles sont les règles de ma conduite. Lorsque je suis au bas mot, ou incompris de l’opinion, lorsque mon vouloir retombe, je dois mener ces talents à la parade. Idem, quand son pays est trop ouvertement torpide, le président sait qu’il faut à pleines joues entrechoquer des plaques d’armure, ce bruit constituant le fond des diatribes que répandent les chefs d’État de notre occident en paix sans discontinuer.

Au fil des quinquennats, le maléfice en est que l’on soliloque sans cesse, y compris cloîtré sur une banquette arrière, ou refermant un tiroir de son secrétaire. Ma pensée et ma bouche étant habituées à être plus proches l’une de l’autre que de n’importe quoi au monde, cette dernière non seulement fait office de déversoir mais suscite, convoque, excite ces productions mentales afin de les articuler, de les psalmodier, de les roder, de se sentir placée sous leur coupe ou bien d’y loger des coups de poings, comme mesurant ces idées qu’elle déroule avec son mètre de couturière, ou son trébuchet bizarre. Bientôt, toute pensée, aussitôt née, est dite ; éventuellement la bouche y réussit sans émettre un son. Mes dents et ma langue sont mes authentiques électeurs. Virevoltantes et dures au mal comme mes concitoyens ne sauraient l’être. D’ailleurs, en quelque sorte, je travaille énormément ! Toute heure qui voit ma conscience tenue en éveil, et dans ce laps frémir ma joue, est une heure travaillée. La vérité m’oblige à inclure dans le compte celles que je voue à fendre ces foules que ma popularité suscite ; idem de chaque moment durant lequel la robe d’un conseiller trouve son reflet à la surface de mon visage. Dans le cours de tout ce temps répandu on ne cesse de parler avec soi-même. Lorsqu’il m’arrive de songer à ces durées, je m’éprouve comme mon serviteur. D’ailleurs, tout ces hauts fonctionnaires ont une notion imprécise de la gloire dont, par capillarité, ils recueillent quelque chose en perpétuellement se formant (ou s’incurvant, se distillant... on ne sait quel terme employer) à mon contact. (Qu’il me revienne de le dire, voilà ce qui est surprenant, absolument surprenant, au point du plus extrême saisissement.) Il se rencontre parmi eux des individus recrutés dans la fameuse société civile : des personnalités pleines de soubresauts, que nous avons eu raison d’attirer à nous, en lesquelles ma proximité fait fleurir des comportements presque irrationnels, moins de flagornerie que de fébrilité musquée. Je vois bien sûr la source de ces trépidations - et elle n’est pas plus fétide de n’être point camouflée en ces jeunes gens comme chez les hommes d’appareil (qui accomplissent le travail dont se glorifient ces échantillons recrutés au sein de ce que nos élites peuvent amener de plus séduisant à la lumière du jour). Il m’est impossible de ne pas voir que ces trépidations circulent le long d’une paroi que ma présence à tout le moins fendille, paroi élevée en chacun (et particulièrement dans l’âme des meilleurs qu’une nation puisse produire) par le cynisme ambiant, et cette voracité appliquée qu’ont peur de dissimuler jusqu’à ceux qui ne la ressentent pas. Pour ce qui est de ces jeunes turcs : loyaux comme des arbres, à condition de pouvoir toujours se donner cette sorte d’air - condition semble-t-il indispensable à l’oxygénation - qui consiste à pouvoir en toute circonstance laisser sentir que l’on n’a que faire des postes, des honneurs, des marques de distinction ; ce qui les pousse à contrefaire, dans les interviews qu’ils accordent parce que je les ai choisis pour leur capacité à en donner, la posture de celui qui n’attend que l’instant où il pourra mordre la main qui le nourrit. Logiquement, la société civile ne nous amène que des gens jeunes, charriant in fine toutes les contrefaçons qui enlaidissent la jeunesse. À la différence des militaires - qui sont à cette époque, sous nos latitudes, simples et obscurs irrémédiablement, et ne manipulent la gloire, la force qu’intra muros, dans des cercles statutairement fermés à tout élément halogène, où l’on se congratule avec une précision draconienne tant la gloriole a besoin d’auditoire - ces cadets prometteurs qui forment le bas-clergé de notre État peuvent agir à leur guise. Il y a une virginité politique que l’on froisse, que d’aventure on souille, sans y mettre davantage de volontarisme que cela. Moi qui ai été porteur d’eau, je peux à juste titre envier cette ardeur exhibée par ceux que le destin abandonnera après les avoir élevés par le canal de mon intuition politique. Or il se dit, depuis que je suis en poste, et que j’ai voulu cette diversité fabuleuse, ce cabinet qui reflète le pays, des sottises en grand nombre. Les plus anciens serviteurs de l’État s’obligent depuis quelques temps à pousser un chant de tête - le devoir d’imitation est ici au travail. Par ma faute, un nombre croissant de très hauts fonctionnaires se flagelle de la sorte : « Oh ! cette semaine, je n’ai pas eu motif à informer l’opinion ! » « Aura-t-on commenté mon mutisme ? Matière à des interrogations privées d’un fondement substantiel, qui se libèrent bien acidement dans l’âme de nos serviteurs - sur ce point, je ne suis pas fautif, car régner signifie chauffer à blanc, y compris dans les nations réglées par le suffrage universel, et quelle que soit la retenue dont s’entoure en démocratie cette consomption universelle. Chaque membre de mon gouvernement a une tessiture particulière, et je me dois de connaître la qualité de son râle ; de jauger en une seule seconde les parts respectives de l’affliction vraie et de l’affliction reconnue comme telle. Que les généraux me privent de cette obligation nuit durablement à l’influence dont ils voudraient disposer auprès de moi.