Vacarme 23 / Arsenal

L’intermittence et la puissance de métamorphose

par

Aujourd’hui, les conceptions socialiste et capitaliste se renouvellent, mais trouvent toujours dans le travail salarié leur point de convergence.

« Pallido amor degli erranti » (Le pâle amour des errants)
– Dino Campana

1 L’emprise de l’économie sur l’art et la production culturelle, les transformations du travail intellectuel et artistique nous poussent à lire l’ « intermittence » des professions du spectacle comme un laboratoire où peuvent se croiser et se redéfinir l’« action révolutionnaire » qui visait le dépassement du « travail salarié » et de la pratique de la « transmutation de toutes les valeurs », et le dépassement de l’« Homme » ; un terrain d’expérimentation où peut se redéfinir la séparation entre temps de vie et temps de travail, en faveur, je l’espère, d’un temps à venir.

2 Chez Nietzsche il y a un lien direct entre la « mort de Dieu », la perte de l’identité de l’ « Homme » et la puissance de métamorphose et de création qui est au fondement de la vie de nos sociétés. Une fois que Dieu, unique garant de l’identité, meurt, le moi aussi se brise. Mais le moi ne se dissout pas et ne se disperse pas sans s’ouvrir à tous les autres rôles, masques, personnages et à des devenirs multiples comme à autant de séries à parcourir, où l’individuation n’est plus enfermée dans un moi, et la singularité dans un individu. De la rupture de l’unité et de l’identité du moi découle la puissance de métamorphose, la mobilité, le devenir qui nous éloigne de l’Éternel pour ouvrir à la « création continuelle d’imprévisibles nouveautés », à la production de nouvelles formes de subjectivité. Création qui concerne ce que nous sommes en train de devenir (le devenir-autre de notre actualité) mais pas ce que nous sommes (et que nous ne sommes pas déjà plus : l’histoire). La nouvelle de la mort de Dieu met longtemps à nous parvenir parce que l’Homme a occupé la place laissée vide par la divinité et a reconstruit la Transcendance, la Hiérarchie, le Pouvoir, l’Éternel qu’il avait cru critiquer en Dieu. Ainsi, le pouvoir de métamorphose, au lieu d’ouvrir à la « transmutation de toutes les valeurs », se limite à légitimer les « valeurs existantes » et transforme la volonté de puissance en volonté de domination. Nietzsche nous met en garde contre la simple permutation entre Dieu et l’Homme, et la critique et la révolution que l’on fait au nom de ce dernier.

3 L’art moderne ne fait que parcourir les séries des personnages, des masques et des rôles (humains et inhumains) en les agençant avec les forces pré-individuelles et supra-individuelles (moléculaires et cosmiques) et en dessinant d’autres et intempestifs dispositifs de production de subjectivité. Ce même processus concerne, aussi étrange que cela puisse paraître, directement ce qu’on appelle le Travail. Dans le capitalisme le travail n’est plus séparé, comme dans toutes les sociétés anciennes, de l’agir politique, éthique, et artistique. Et aujourd’hui cette intégration semble se réaliser effectivement. Lorsque les fonctions du « travail » ne visent plus, principalement, l’obtention d’un produit standardisé, mais la modulation (ainsi que la variation et l’intensification) de la coopération sociale ; lorsque, cette modulation opère à travers des agencements linguistiques et une mobilisation des affects et du « sensible » qui, loin de donner lieu à un produit final, s’épuisent dans l’ « interaction », le rapport entre performance-ouverte et public tend à exprimer la forme générale du rapport social dans nos sociétés. Le capitalisme se définit, alors, comme une « machine de capture » et de subordination de la puissance de métamorphose (qui peut s’exprimer de façon paradigmatique dans la rencontre du « virtuose » avec le « public ») à la production de la valeur. La machine capitaliste, depuis toujours, capture le devenir et sa puissance de création du nouveau en l’enfermant à l’intérieur de la relation « capital-travail ». Or la gauche, ses partis et ses syndicats, ses intellectuels et ses dirigeants ont longtemps prétendu critiquer le « capital » et ils n’ont fait, en réalité, que mettre le « travail » à sa place. La gauche (socialiste ou « communiste », peu importe) opère une simple permutation de la relation capital-travail, en reproduisant le conformisme le plus plat dont Nietzsche nous a, depuis longtemps, décrit les dangers à travers le renversement du couple Dieu-Homme. Les soi-disant régimes communistes (et la gauche européenne) sont tombés, non pas parce qu’ils étaient plus méchants que les autres, mais parce que le seul devenir qu’ils pouvait concevoir était un « devenir ouvrier », un « devenir travailleur » de tout le monde… Et ce « devenir », n’en étant pas un, a reproduit la même transcendance (« la » classe ouvrière), les mêmes relations de domination (hiérarchisées sur l’ouvrier mâle, blanc, entre 35 et 60 ans…), les mêmes formes de pouvoir (celles despotiques et hiérarchisées de l’organisation) qu’elle voulait critiquer. De la même façon que l’Homme, le « travailleur » ne crée pas de nouvelles valeurs, des valeurs intempestives, mais il se limite à requalifier les vieilles valeurs de transcendance, de pouvoir, d’éternité. Aujourd’hui les conceptions socialiste et capitaliste se renouvellent (modernisation oblige, on ne parle plus d’usine et de travail, mais d’entreprise et d’emploi), mais trouvent toujours dans le travail salarié leur point de convergence. Redistribution des revenus, redistribution des emplois, redistribution d’identité sociale, sont toujours ramenées d’une façon ou d’une autre à la subordination salariale (ou étatique), car il s’agit bien d’une forme de contrôle qui, pour des raisons différentes, convient aussi bien aux patrons qu’à la gauche. Avec un joli paradoxe : tandis que les socialistes prétendaient que le travail produisait et reproduisait la société (conception contre laquelle le vieux Marx s’insurgeait), les socialistes post-modernes prétendent que la société produit et reproduit de l’emploi.

4 L’étrange révolution que fut 1968, et les mouvements qui l’ont constituée, se moquent de la permutation dialectique (Capital-Travail, Homme-Dieu) et, d’emblée, se placent ailleurs. Des millions de personnes ont fui le despotisme, la tristesse et l’ennui du Socialisme et du Capitalisme (qui veulent traduire, convertir, monnayer le nomadisme et le devenir en représentations, lois, contrats, institutions régulés sur la relation capital-travail) en inventant d’autres formes de vie, de travail, en produisant d’autres formes de subjectivité. En traçant une ligne de fuite entre le capital et le travail. Depuis, la gauche et les syndicats se promènent comme des zombies car ils ne peuvent pas assumer l’irréversibilité que la rupture de 1968 a introduit. Irréversibilité qui nous amène au-delà du travail et au-delà de l’homme, dans un devenir qui est mieux exprimé par les mouvements des femmes (des migrants, des « étudiants »…) que par les luttes pour la défense de l’emploi. Après 1968, par contre, le capitalisme néolibéral se restructure en se moulant sur ces mouvements de fuite à travers une double opération : d’un côté il capture les désirs, l’innovation, la créativité, les nouvelles relations sociales et productives, les nouveaux langages que les mouvements, en fuyant, ont brandi comme une arme, et de l’autre il sépare ces forces de leurs puissances, à travers le chômage, la précarité, les nouvelles formes de contrôle et d’assujettissement. La gauche bâtit sa stratégie sur la défense des acquis du salariat fordiste et, depuis, elle va de défaite en défaite. Tout le désespoir de l’époque est entièrement contenu dans la double négation de notre actualité. La gauche et les syndicats s’acharnent à défendre l’existant, « que nous ne sommes déjà plus », et le capitalisme exploite « ce que nous sommes en train de devenir » (le devenir-autre) en nous séparant de ce que nous pouvons et créant ainsi une nouvelle et, peut-être, plus horrible, servitude.

5 La critique de l’Homme et de l’Ouvrier, la production d’autres formes de vie, de travail et de subjectivité, sont comme les « conditions matérielles » pour vivre le dernier degré de la « volonté de puissance » : le devenir artiste, le vouloir-artiste. Le vouloir-artiste est le vouloir créateur de vérité car la vérité n’est pas quelque chose qui est là et qu’il faut trouver et découvrir mais quelque chose qu’il faut créer, « qui donne son nom à une opération… ». Il n’y a pas d’autre vérité que la création du nouveau : non pas création des nouvelles formes, mais puissance de métamorphose. Le « vouloir-artiste » est la force qui ne juge plus la vie au nom d’une instance supérieure, transcendante (l’Homme, l’Ouvrier). Le vouloir-artiste « évalue » toute force par rapport à la vie qu’elle implique et seulement par rapport à ce qu’une force peut. Le vouloir-artiste est une force qui crée, se transforme, se métamorphose seulement d’après les forces qu’elle rencontre, et qui compose avec elles une puissance toujours plus grande, ouvrant toujours de nouvelles virtualités, de nouvelles formes de vie, de nouveaux territoires existentiels. Mais le devenir-artiste qualifie les forces de mouvements collectifs et historiques et pas seulement une profession. Le vouloir-artiste est une puissance collective et machinique. Elle s’affirme comme la clef de voûte de l’organisation sociale en agençant, avec des dispositifs sociaux et technologiques, la multiplicité qui est en nous et la multiplicité qui est hors de nous. La capacité d’intervenir directement sur la relation (et non plus sur un objet) en mobilisant les affects et les subjectivités dans un rapport événementiel avec un public – qu’il s’agisse de gérer des équipes de travail ou les relations avec les clients-consommateurs – est désormais le modèle du « travail salarié » en général. Les formes de vie des « artistes », leur organisation du travail, leurs formes de coopération, leur production annoncent, aussi paradoxal que cela puisse paraître et avec un clin d’œil à Nietzsche, la forme générale du rapport social.

6 Au lieu de brider cette puissance de métamorphose et de création qui s’exprime de façon « économique » dans l’intermittence, il serait plus utile de construire les formes de régulation économique qui lui correspondent ; il serait plus utile d’inventer, avec toutes les confusions et les souffrances d’une création pratique, des formes de lutte qui ne retombent pas dans l’organisation despotique et bureaucratique du parti, du syndicat ou de l’État. Une régulation économique et politique nomade qui nous renvoie continuellement à une production de subjectivité métamorphosante et non à la codification préalablement définie de l’entreprise ou de l’emploi. La précarité et l’intermittence pourront contribuer à définir avec leur nomadisme créatif et économique une alternative offensive à la stratégie libérale. Et ouvrir ainsi à un renouveau de la création collective (politique, mais aussi artistique), aujourd’hui en panne.