Vacarme 25 / chroniques

une journée dans la rade / 4

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Un de mes maîtres, à propos d’un fait politique majeur ayant trait à la puissance industrielle entama ainsi une réunion : « De toute façon, je serai crevé... ». Un homme âgé parlait, je l’écoutais à grand-peine car, simple secrétaire d’Etat, je n’aurais pas dû être présent à ce conseil restreint. Le vieux président parlait, à propos de la Chine, du savoir-faire que nous rétrocédons an après an à cette enclave, et de l’indifférence de nos ouvriers à une déperdition qui devrait les alarmer. Il rappelait que l’on n’est pris qu’aux pièges que l’on a voulus. Spéculant au sujet de sa mort à venir, il pointait du doigt la complaisance dont notre nation pâtit ; l’homme d’Etat avait en tête les sacrifices qui, de ne pas être consentis par la communauté proximale, sont autant d’aubaines déversées sur des peuples lointains, plus industrieux et plus âpres, sur des foules faites d’une infinité de bras, dont nous ne connaissons rien. C’est je crois ce qu’il voulait dire. Du moins, l’ayant faite mienne, je murmure quotidiennement cette idée à l’oreille de mon peuple. Lequel ne veut plus tolérer la souffrance, et par là m’effare et m’étouffe - et surtout se marginalise en ignorance mimée de cause. Nul n’attend de la Chine qu’elle s’affaisse ; du moins notre opinion publique, qui, lorsqu’elle considère le monde extérieur, se fait forte d’entrevoir un avenir qui soit à sa mesure à elle, ne l’envisage pas. Autant parmi la multitude des sinisants que dans la frange de la population qui ne montre pas d’intérêt pour les idéogrammes. Or, il ne s’agit pas, ainsi que je le répète souvent, de construire des alliances à périmètre variable ! D’ailleurs, le résultat n’en vaudrait pas la chandelle : des nations encalminées ne peuvent, sous l’impulsion de l’urgence, produire que des avortons de traités, des règles de bonne intelligence dont on sent dès l’entame de leur lecture qu’elles ne contraignent ni ne forment pacte. Sur ce point, Maudrechine ne m’entend pas. Tout d’abord parce que rédiger des traités est la toute première joie, probablement la seule, qu’il est capable de connaître. Et puis, veillant aux affaires extérieures d’un pays qu’il considère comme une dépouille qui se vide de son sang, il ne peut mettre au point, défendre et parapher que des accords essentiellement défensifs. Je saisis tout prétexte qui me permet de lui dire : « Maudrechine, allons de l’avant ! Les peuples nous regardent, souvenez-vous en ! ». Peut-être nos positions respectives en sont la cause, mais je me sens perpétuellement observé alors que Maudrechine croit en la cécité universelle - et estime que l’action s’épanouit dans l’ombre. Il prend à contrecoeur la parole aux tribunes internationales, et l’on peut dire que sa bouche véhicule ma pensée à condition de l’évider de ce qu’elle contient de superbe, d’anguleux, de frappant. Lorsque je songe à eux, les continents se meuvent à une allure qu’un oeil humain peut percevoir, et les peuples qui les habitent sont dans l’expectative de mes conceptions touchant à l’Ordre mondial. Cet aspect-là, net, auto-prédictif, est invinciblement perdu dans la traduction que Maudrechine propose de ma pensée de l’Ordre international. Et si je rédigeais à sa place les discours, il tomberait dans l’aphasie au moment de prendre la parole. « Alors, me suis-je dit il y a longtemps, c’est sans doute un bien pour un mal, si mes vues sont transposées en une matière aussi étale que le bleu de l’horizon. Tant de portes sont laissées ouvertes par les allocutions de mon ministre que les émissaires étrangers reviennent à la charge, et que des délais riches de promesses séparent les différentes étapes de la prise de décision. » D’ailleurs, aucune chancellerie ne croit plus que Maudrechine trahit mes conceptions ; on estime en revanche que celles-ci demandent, comme l’oracle, à être abordées de toutes les manières possibles.

Ce qui trouble mon bon ministre, c’est que nous ne connaissons plus d’émeutes, alors qu’à l’extérieur de nos frontières (il observe avec ébahissement les pays pauvres), elles se décident dans l’instant et font en une bourrasque des milliers de morts. Ces révoltes lui répugnent : il n’eût pas fait un bon ministre de l’Intérieur. Cependant, il tient en elles une preuve de la vitalité dont notre nation ne dispose plus (je l’ai trop emmené dans mes voyages) et une raison impérieuse de tout délayer, de tout diluer, soucieux comme il est d’épargner à notre pays le moindre mouvement brusque. (À mes yeux les massacres qui prennent place au sein des nations pauvres ne sont que des dépêches ; j’éprouve certainement un effroi immédiat lorsqu’ils sont portés à ma connaissance, néanmoins l’appréhension qu’ils me procurent reste indéfinie ; stricto sensu, ces massacres ne compromettent pas l’avenir.) Maudrechine aurait tenu nombre des promesses qui sont en lui à la tête d’une garnison, dans un fort magnifiquement armé, dont dépendit une paix perpétuelle. Homme public, il a pour épée de Damoclès un désir à la fois cérébral et viscéral de se taire. De se fondre - je dis bien, et pas de se condamner - au silence. C’est pour moi un plaisir sans remords de contrarier ce désir au cours de nos tête-à-tête ; de flatter et de voir grossir, comme une congestion sous la tempe, ce besoin qui demeurera inassouvi tant que je resterai président, puis d’exiger un discours - fleuve. (On ne redevient pas préfet après que l’on m’a servi.) Comment, au début de séminaires gouvernementaux qu’il prend l’initiative de convoquer, Maudrechine reste en arrêt, à l’angle d’une déclaration liminaire que son intellect se refuse à fournir, dans le vacillement, le goût de boue et d’automutilation auquel l’acte de prendre la parole livre ses sens ! Le public ministériel, en ces occasions, est aux abois, autant que le commanditaire, de se voir infligé cette hésitation. Le plaisir que je ressens me contraint à ne pas interrompre cette souffrance que mon ministre s’inocule. À observer les membres du conseil se sentant insultés par ce qui leur semble être une manifestation d’amateurisme. « N’a-t-il donc jamais le temps de relire ou au moins d’apprendre par coeur ses introductions ? » (« Car en plus il rédige ! » murmurent, rageurs, ses collègues, qui ne devinent pas combien l’antidote s’est fabriqué à distance du poison, et ne prétend plus en abolir les ravages.) Rigorisme, impuissance à improviser : voilà ce que je ne suis pas, et sur quoi j’aurai bâti mon Église. Par la grâce de Maudrechine, les séminaires fréquents demeureront une trace durable de ma présidence. En dernier ressort, ma décision prévaut, mais il revient à l’activisme exacerbé de mon ministre des Affaires étrangères, pétri de faux doutes et de conceptions peureuses, de m’avoir montré en plus d’une occurrence les eaux libres où il m’appartenait d’aller nager, le corridor que je devais emprunter à cette fin, qui m’était signalé par les marasmes, les contre-feux, les effrois dont une intelligence plus robuste que la mienne fut criblée. Il ne restera de Maudrechine qu’une entrée dans quelques encyclopédies, à la fois sévère et soucieuse de concision. L’individu ne méritait pas davantage. Procurer sans jamais se procurer vous renvoie justement à l’insignifiance. La diplomatie est semblable au commerce avec les femmes : ni celle ni l’ami qui vous sont redevables ne se souviendront que votre présence aida à l’expansion d’une nuit glorieuse, après qu’ils se seront tournés l’un vers l’autre. De tous ses protagonistes, vous demeurerez seul hanté par le souvenir de cette nuit, à mauvais droit, qui est tout entier le vôtre. Les manières de mon ministre sont en osmose avec sa vision. Jamais une tirade, jamais un éclat : une foison d’exposés ; l’écartèlement de chaque problème en de nombreuses facettes disposées bord à bord - et une voile se gonfle, sans qu’il y paraisse, dont la rotondité est douce à l’oeil. Quel homme ! Haïr à ce point la provocation - trait en lui bien plus profond que la pleutrerie - postulat selon lequel les esprits se parlent sans qu’il soit nécessaire d’ouïr un seul mot, de déplacer le moindre régiment, ou de s’infliger un sommet de chefs d’État. Maudrechine croit en une diplomatie dont son cerveau serait proprement le réceptacle. Laquelle produirait le débat en se passant de ces plénipotentiaires étrangers qui, porteurs de résolutions, n’en sont pas moins munis d’enveloppes corporelles. Les journalistes en poste dans notre capitale, se trouvant à court de mots pour décrire l’infinie capacité de Maudrechine à broder, à surfaire des plans sur la comète, se sont tournés vers la manière sarcastique, lapidaire et juste de mes déclarations pour figer en une ligne intelligible la politique de notre pays. J’ai donc compris, comme ceci jouait systématiquement en ma faveur, et l’intérêt d’un ministre taxé de lunatique par les gouvernements, les parlements qui se sont succédés à ma main. (Celle-ci aura égrené bien de la verroterie qui coulait, déjà réduite à de la poudre, dans sa paume.) La démission attendue de mon ministre - voilà une affaire charmante, presque tendre ! On suppute qu’elle viendra de lui, qu’il pèse sa décision, qu’entre nous les désaccords sont homériques. Que la haute idée qu’il se fait de son devoir est l’ultime barrière entre Maudrechine et sa liberté. (La fidélité est un instinct dont cet homme est entravé. Il révoque, le cas échéant, ses directeurs de cabinet avec des grimaces, des gymnastiques mentales qui sont à faire rire. Il rédige selon le cas une allocution, ou une longue lettre : ni plus ni moins que des bourgeons de traités, moyens pour lui d’anesthésier sa consternation.) Cette démission, je la rédigerai de ma main si nécessaire, et certes, mon style est notoirement télégraphique : je déteste les phrases, selon moi c’est Poum, poum, poum, ou bien rien ! De haut en bas. Le raisonnement simple, la conclusion simple. Au regard de mon système de pensée, Maudrechine est une hernie, un luxe injustifiable, une afféterie. Il me permet d’assouvir ces vieilles dames que sont les commentateurs de l’agenda diplomatique - groupe dans lequel j’inclus les diplomates du monde entier, y compris celui des Comores, qui est en poste ici, paraît-il, dans une maison d’un étage dont le jardin jouxte l’autoroute qui s’en va vers le Nord.