Vacarme 24 / chroniques

une journée dans la rade / 3

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Parmi les explications que mes ministres débutants élaborent au sujet des difficultés qu’ils affrontent, ils retiennent - en prenant cette mine suspendue de qui pense, mine plongée dans une sorte de cire tandis que la pensée progresse d’une notion à une autre en passant les détroits successifs de la complexité -celle qui est la plus favorable à leur personne. Explication qui leur est livrée par un quidam dont tout indique (et particulièrement de l’avoir croisé à la porte d’une de ces brasseries qui bordent les ministères) qu’il n’a nulle raison de les flatter. Prêtant l’oreille à cet avocat du grand nombre, ils se sentent soudain reliés à l’univers par des lois auxquelles, certes, leur action s’avère conforme, et par là présentée sous le jour le meilleur et le plus exact, mais des lois qui, étant valables pour l’humanité entière, ne sauraient présenter un biais en leur faveur, et n’ont pas été portées à leur connaissance afin d’excuser ce mauvais pas dans lequel l’inexpérience les a logés. Il m’est doux d’être témoin, après la rencontre fortuite de son laudateur anonyme, de la béatitude d’un de ces jeunes prodiges dont je veux l’ascension ; de voir ses enjambées plus anguleuses, son verbe à nouveau meurtrier. Quant au complimenteur, il sait que j’ignore son nom, mais que je le reconnaîtrai parmi ces silhouettes dont chaque garden-party, chaque rencontre avec les corps constitués ouvre l’essaim, identique d’une année sur l’autre. La clarté de son sourire, nuancé d’un peu de vergogne, à la fois en retrait et paraphant, qui fait dire par ce visage qu’un tempérament sujet aux lassitudes n’écorne pas un grand bon vouloir - toute chose dont je raffole - suffira à l’identification. Avec moi, les jeunes personnes qui entrent au gouvernement sont à bonne école ; je fais légitimement figure de vieux maître, de vieille immensité. Certes, tout sera plus facile pour mes successeurs, comme tout s’est avéré plus commode pour moi que pour ceux des mains desquels je reçus le flambeau. Néanmoins, je ne me laisse pas abuser par cette illusion historique d’une facilité croissante (suite à la rareté de la guerre, à l’accumulation des richesses, que sais-je). S’il y aura un avant et un après ma longue présidence, si elle formera dans l’histoire une crête, c’est parce que le pouvoir tel que je l’exerce aura tracé, pour une suite nombreuse de générations, les contours de la fausseté. Aucun de mes gouvernements n’aura porté en lui l’emblème du faux, non par miracle, mais du fait de la vigilante distribution des pouvoirs, des sous-pouvoirs, sur laquelle j’aurai veillé au long de mes mandats. Là je me distinguerai de mes prédécesseurs, manifestant une sagacité inédite à ce jour. Le médiocre, sous mon règne, participera activement, efficacement, au fonctionnement de l’État, au rayonnement de cette nation qui ne désire, ne mérite rien moins que de rayonner. Le faux advient lorsqu’un camp ou une fraction prend tout à fait le pas sur les autres. Ma doctrine consiste à demander la dévoration réciproque des regroupements de forces qui sont situés à l’intérieur d’un même cercle. Qu’aucun d’entre eux ne soit totalement foulé aux pieds pendant le combat sans point d’arrêt qui se déroule sous le dais de ma présidence.

J’ai en tête un tourbillon qui s’escalade vers le ciel, de plus en plus large. Des corps entrelacés le composent, des gueules qui broient des épaules, des joues mises en proie, un magma s’élevant à la façon d’un geyser. Ferai-je remarquer au passage que la meilleure justice qui se puisse rencontrer sur terre se trouve établie par ma conception du pouvoir ? Quand le vaincu, dont les mâchoires mordent le vide ou grelottent, conserve un espoir de gravir à nouveau la longue pente au pied de laquelle il est coupable de s’être laissé choir. Les dirigeants mondiaux, mes coreligionnaires, s’ébahissent devant moi de l’allant, de la jeunesse du personnel politique que mon pays engendre sans discontinuer. Cette louange, appliquée à des individus qui, d’un poste à l’autre, travaillent depuis vingt ans à mes côtés, donne la mesure de l’illusion dont est victime l’observateur étranger ; elle prouve a contrario que je crée, j’instille cette vigueur. Ils jugent également que les luttes de pouvoir sont inouïes, qui se déroulent à mes pieds. Tel est le fumet produit par le ragoût que concoctent non sans expertise les journalistes en poste dans notre capitale. Soucieux d’étourdir un lectorat lointain, ces correspondants s’interdisent de comprendre la signification profonde de toute cabale qui se joue dans la plus haute sphère de l’État. Cette virulence qu’ils décrivent est d’apparat, tout un clinquant qui est l’inévitable contrecoup de l’efficacité que j’exige, que j’obtiens de mes collaborateurs. Elle est la réaction animale à cet état d’asphyxie dans lequel sont plongés ceux qui souhaitent me servir. « Les traits sont tirés » me glisse mon ministre des Affaires étrangères ; puis nous rions ensemble de ce constat. N’est-ce pas ainsi qu’on les apprécie, lorsqu’on est doué d’un peu de goût et qu’en l’homme on sait que la meilleure part se nomme fatigue ? Lequel ministre est mon alter ego, le prolongement de ma pensée, davantage inquiet que moi de mon intérêt. Un travailleur magnifique !, dont certains soirs les prunelles semblent avoir été rongées ou s’être dissoutes, qui a les ongles coupés très ras, autour desquels on voit des points noirs qui sont autant de traces de sang séché. Au fil des longues heures, Maudrechine choie ma présidence, taillable et corvéable absolument. Capable de houspiller quand il ne dispose plus de la force de manger. Immaculé, quadrilingue, tout le temps maintenu, hautain dès qu’il faut l’être, et cela est nécessaire à l’égard de tous les personnels. Féru de cent choses, nourrissant des intérêts obscurs qui lui permettent de s’intéresser aux paroles que débitent les chargés d’ambassade nommés par un large spectre de Républiques, et de m’offrir au nom du cabinet, le jour de mon anniversaire, un cadeau qui comble l’un ou l’autre de mes goûts les plus rencognés. Le maître des requêtes, en droit et en fait. D’ailleurs, il m’arrive de songer à lui en sa présence, alors qu’il demeure silencieux, en bras de chemise blanche. Sans doute sait-il que je le contemple bien volontiers, et se prête-t-il à un geste qui, émanant de moi, collabore malgré sa fugacité au bien de l’État.

L’ambition de ce ministre forme un tout qui est strictement inclus dans celui que la mienne délimite. J’ai pu m’imaginer une crise internationale dont le dénouement heureux serait au prix de la carrière du premier de mes diplomates - pour peu que sa répudiation me fût présentée comme indispensable par le Conseil de sécurité- à seule fin de me voir accédant à cette demande, et de regarder cet homme que j’estime au premier chef, mettre en branle l’appareil de son urbanité, de son dévouement et parvenir à s’immoler dans des formes qui ne troublent à aucun moment la continuité de l’État. Il est un chien sans pelage, dont les babines se carguent au dessus d’un agrégat de dents chamboulé comme les pieux d’une vieille palissade. Cependant, Maudrechine est une ombre enorgueillie, fourreau vivant, malgré la moire inexistante, malgré la sécheresse de son allure. D’ailleurs, l’occasion de se destituer, il ne la trouvera pas au cours de ma présidence. Que cet homme soit plastique nul ne le nie, et je suis apte à reconnaître sur tel ou tel point mon égal. Sa répugnance à se faire populacier le distingue de moi ; la répugnance que lui causent ces mains tendues, ces yeux rieurs, ces visages benêts, hilares, imprégnés de l’importance des conclaves menés par les chefs d’État pour la raison que les cerveaux dont ils sont la vitrine savent qu’ils n’y prennent aucune part. Ces curieux zélateurs nous aiment comme les garants de leur intérêt particulier, lequel se cristallise autour des visages de l’exécutif, que chaque citoyen a le droit de scruter -tout en sachant que s’il le faut nous bafouerons cette confiance pétrie d’égoïsme que l’électeur place en nous. Une répugnance que je ne lui ai pas apprise, certes non, mais que Monsieur le ministre ne tourne pas en reproche contre la Présidence.

Du reste, il faut calculer qui sera là lors de la disparition -la nôtre s’entend. Au moment où plus pensif que mort, plus mort que pensif, on devine autour de soi une frénésie dont les tenants et les aboutissants se présentent à notre conscience incapable désormais d’analyser l’agitation d’autrui, en dépit de ses nervures, de la richesse insigne de ses significations. Au moment où cette agitation se délite en un pâle paysage, quand le gisant ne peut plus l’inviter dans sa cage thoracique, à la différence d’autrefois, quand, que ce fût à grand flot ou bien goutte à goutte, selon la conformation de son tempérament, il respirait l’événement -quand l’incorporation n’avait de cesse. À l’époque, chaque jour, une chose s’avérait primordiale, telle était la règle. Lorsque pour moi celle-ci sera tombée, je voudrai la présence de mon second. Maudrechine sera tellement mortifié de me survivre ! Ses meilleures bottines feront sur le sol un bruit de pattes à ongles courbes. Ensemble il gémira et sourira à la ronde, exaspéré par des inquiétudes intangibles, ou ayant rapport avec le grand tout, lequel sera sur le point de se cacher derrière ma dépouille. Comment savoir si mon coeur sera plus lourd que le sien, lequel mesurera toutes sortes de conséquences actuelles et futures au moment où le mien veillera à palpiter le moins possible ? Partir avant un être soucieux dont nous sommes proches, voilà qui est doux, et rendu nécessaire par l’effusion que ses sentiments multiplient autour de notre départ. L’amour me fait dire cela, que je porte à mon ministre des Affaires étrangères (sa diplomatie s’est avérée calamiteuse pour le pays en de très rares occasions, dont certaines eurent le malheur d’être cruciales. Cet homme ne dispose pas des deux instincts : celui de vendre et celui d’acheter).

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