Vacarme 26 / cahier

une journée dans la rade / 5

par

Et comme je n’ai plus d’armée Maudrechine est mon soldat, mon vendeur de colifichets, mon manifestant, mon délibérant, ma reine fertile, mon talent officiel. À ce point énigmatique que l’on croit à tort que mes gouvernements s’inscrivent en faux par rapport à lui.

Visages huilés de mes ministres... Grâce soit rendue à ces milliers de choses dues, à ces petits mouvements, ces toiles tissées puis déposées chaque jour, qui forment un épais tapis ; à ces manoeuvres et à ces gestuelles, ces approches dont je constitue l’épicentre, ces fronts que soulignent de béants sourires ; à cette très haute fonction publique qui a pour objet de croiser autour de ma personne, sur le gravier, sur les gazons, que je mandate dans des contrées rocambolesques, des huitièmes d’états, des hospices de vieillards. On obéit en ce monde.

Il y aura un jour des firmes sans usines, mais de tête de l’État sans personnel, cela ne se concevra point. Ma conscience est non seulement élargie mais relayée. Des bouches, j’en ai dix. Des bras prolongent les miens, et les lacunes qui s’ouvrent dans mes raisonnements sont recousues en un temps incroyablement court. Mais je viens aussi à la rencontre des autres, et il convient de le souligner. (Je transforme une rue piétonnière, un marché en des lieux de congrégation dignes des pontifes.) Surtout, il n’y a jamais de point d’arrêt. De tous à moi, de moi à tous.

À de certains instants, mon engouement n’a pas de mesure. Alors, le cosmos réverbère le son de ma politique. Je frappe du doigt les mentons de visages suspendus par grappes dans l’atmosphère ; instants de consomption qui laissent apercevoir combien ma gouvernance embrasse les lointains ; et puis qu’elle capte la résine des intérêts particuliers. Instants où le rapport n’est plus de forces, à cause de l’attraction que j’exerce, comme le vide contraint le liquide à monter dans la seringue. Plonger jusqu’à l’aisselle sa main dans la carcasse est ce à quoi revient l’acte de gouverner. (Dont l’entame consiste en ceci : serrer des mains. Les journalistes, lorsqu’ils sont du bord opposé, ne voient plus ce geste que sous l’angle de la démagogie.) Concrètement, on dirige à partir du moment où, étant en train d’accomplir une chose, on n’est assailli par aucun désir qui s’inquiète d’un autre objet. Lorsqu’on est sans périphérie mentale. (Agissant de la sorte on séduit sans même y prendre garde, du moins à l’entrée dans la carrière. Bien vite, mon péché mignon - en réalité ma force - fut de confondre politique et séduction !
Malheur à Maudrechine. - Car cette évidence souligne avec tant de force ce qui nous sépare qu’une bouffée de commisération ramène le diplomate dans le champ de ma conscience.) À cette aune, bien peu d’hommes méritent l’étiquette de « gouvernants ». Mais s’il me faut reconnaître une planche de salut, prolongée sous mes pas depuis ma nomination, c’est bien l’emploi, organisé à l’extrême, du temps d’un chef d’État ; l’énormité de cet agenda qui conçoit tout juste la nécessité naturelle du sommeil comme une entrave tolérable. Il est des affilées de huit, dix jours durant lesquels je circule de sommet en sommet, tantôt comme hôte tantôt comme bon vent - et pas seulement en Afrique. Les personnes que je rencontre au cours de mes visites dans les camps de soldats, les foires, les inaugurations, dans les lycées, dans ce qu’il reste de forges, sont de plus en plus sincères. On ne veut plus se dissimuler à moi lorsque j’apparais. Dans le face à face avec ces anonymes qui renouvellent en ma présence leur façon d’être habituelle je - semblable sans doute à une étrave qui pour marcher entaille, laissant deux nappes d’eau rigides escalader ses joues - ressens l’analogue d’une caresse élémentaire. Au cours de ma présidence, il y aura eu de si nombreux moments où la misanthropie de Maudrechine ne se connaissait plus - malgré mon exemple. - Qu’il est fautif sur ce point ! Pestilentiel comme un tombeau dans son acharnement à lisser le destin de celle dont, même aux moments d’abandon marmoréen, il ne distrait pas une seule de ses pensées soucieuses, l’humanité. Maudrechine se souvient des noms des parlementaires qui l’acclament lors de sessions extraordinaires qu’il convoque par instabilité nerveuse (et non « afin de réinstaller le Parlement au coeur de notre démocratie » comme le proclament ces éditoriaux qu’il lit en désignant la page devant tel de ses collaborateurs, les deux bras recourbés au-dessus de sa tête comme font les picadors, parce que l’effarement lui offre une excitation susceptible d’être savourée). L’ébahissement se mue en colère et il demande à son directeur de cabinet de mémoriser les propos des laudateurs, pour le jour où il faudra avoir barre sur eux. En prévision de ce matin où un événement mal ajusté à ses mémorandums obligera le ministre à proférer devant la presse stercoraire un plaidoyer pro domo. Les éditoriaux de la presse régionale lui causent une douleur aggravée de stupéfaction, car il ne devine pas la source à laquelle leurs auteurs puisent cette importance dont ils doivent disposer pour que leurs positions de bon sens et de seconde main reçoivent un écho jusque dans le périmètre de la capitale, ainsi que sur les ondes. Ces articles d’une colonne qui sonnent comme le verbe à peine déglacé des bourgmestres d’autrefois, sont pour lui un déni de réalité, une gale. Quand les choses qui n’ont pas lieu d’être ont lieu. Sur ce point, Maudrechine ne peut partager avec quiconque l’affront qu’il ressent ; et s’interdit à bon escient de l’évoquer devant moi. Encore une fois : la Chine. Si cette nation disposait d’organes de presse régionaux ayant chacun son plénipotentiaire de morale, imagine-t-on l’acuité d’esprit ainsi que l’attention de miniaturiste qu’exigerait une écoute digne de celle que mon ministre accorde aux porte-voix de ces vingt-deux régions en lesquelles notre territoire est divisé ? Ah Maudrechine ! un changement d’échelle transmue bien des choses, pour peu que l’on se donne à lui du fond du coeur. L’excitation que procure quelque chose d’actuel, pâture offerte à qui veut s’en saisir, n’échoit jamais à mon ministre. Il évalue, il rédige en prévision d’après-demain, compte tenu d’hier ; mais ces caractères de l’événement : se dérouler à la seconde, ici et ailleurs, valoir pour un présent contradictoire avec l’isolement qui est le nôtre, engendrer une rumeur fertile en dépit de notre absence, lui demeurent indifférents. Je suis sur ce point en osmose avec les lycéennes, les gens de presse, ceux de la vie nocturne, les zélateurs de tendance, les policiers. Vouloir être en tous les lieux où « ça » se déroule, m’intéresse. Pour eux comme pour moi la vie est objet de mépris sitôt que ce désir, qui peste contre avec l’enclavement du corps humain, a barre sur notre être. À l’adresse de ces catégories, Maudrechine murmure qu’il ne faut pas saper l’établissement progressif des choses par des actes instantanés, des propensions ou des enthousiasmes. Au contraire, la décantation est une nécessité - toutes choses obéissent à ce phénomène dans l’ordre humain, et Maudr’ est à la place qu’il occupe afin de favoriser par ses argumentaires, sa diligence analogue à un rideau défensif, le bourgeonnement de cette lenteur. (Aimant la lenteur, il croit en une société des nations. Puisqu’il fait fi des symboles, et que sa mère-patrie lui paraît déchue de bien des manières, cette assemblée peut se dresser en toutes les capitales que compte notre globe, Maudrechine n’en a cure ; et sa superbe, sa méticulosité ne s’effraieraient pas d’avoir à se déployer dans le palais qui surplombe telle favela d’une métropole africaine inconnue de vous et moi, si le lieu en question, paré du tragique grotesque qu’étale ce continent en perdition, pouvait conférer un surcroît de portée à son allocution.) Car un monde qu’obsèdent les surgissements s’avère un monde dévoyé, en cela qu’il travaille insuffisamment la profondeur et l’histoire. Un monde qui donc refuse le long siège, pas assez bégueule, pas assez amoureux de la précaution oratoire. - En substance, Maudrechine incarne ce reproche, pas grand-chose d’autre. L’excellent garçon doit être florentin ; lui importent le remuement, la petite estocade, les prosodies capables d’incurver un raisonnement. Tout argumentaire doit reposer sur des labyrinthes pertinents, mettre en oeuvre des pesées qui visent la jugulaire - assiéger de courbettes les députés de l’opposition (à défaut des ambassadeurs réunis en congrès, en assemblées, en conférences) - s’il veut être proclamé une grande chose. La fonction dernière de la diplomatie étant de s’enrouler autour d’une réalité plus véloce qu’elle. Les contre-feux dressés par ce serviteur de la diplomatie furent des splendeurs, que quelques-uns seulement à part moi ont entr’aperçues.

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