Vacarme 29 / Vacarme 29

Michel Foucault (1984-2004)

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Michel Foucault disparaît il y a vingt ans tout juste. Le compte rond peut laisser sceptique : parce que le poids d’une pensée ne se mesure pas en base dix, parce que les commémorations ennuient, où l’on dresse des icônes qui trop souvent dispensent d’agir et de comprendre. Mieux vaudrait, à ce compte, rendre Foucault à sa pénombre, tenir secrète l’action qu’il exerce sur les chercheurs comme sur les militants, taire ces livres dont on ne se revendique pas, qui ne font ni courant, ni école, livres qu’on lit très tard comme on tient une lampe allumée. Mieux vaudrait parler du présent : on a l’âge de ses effets, et au diable les anniversaires.

Il n’est pas sûr, toutefois, que la question des dates se laisse écarter ainsi d’un revers de main. Car Foucault, lui, tenait aux dates : à l’accroc qu’elles ouvrent dans la continuité de l’histoire, au décalage qu’elles introduisent entre hier et aujourd’hui. Il en fit même le cœur de sa méthode : partir d’une discontinuité, d’un accident, d’une date - mais, plutôt que de rechercher par-dessous un récit homogène, en accentuer au contraire l’effet disruptif, distribuer autour d’elle des âges mutuellement incompréhensibles, nous rendre du même coup à notre actualité. « Nous sommes plus récents que nous le pensons », écrivait-il ; mais pour le voir, il faut toujours une fêlure, une secousse. Par exemple, une disparition.

Inverser, alors, le geste de l’hommage : au lieu de promettre qu’à l’enseigne des grandes figures le passé ne passe jamais tout à fait, s’en servir comme levier, et jouer la dispersion des temps. Gilles Deleuze écrivait, à propos de Foucault : « la pensée d’un auteur, c’est l’ensemble des crises qu’elle traverse ». Retournons la formule : revenir sur l’auteur, ce serait déplier cette série de crises, et à travers elles un large pan de notre histoire récente ; il y faudrait décrire les contextes intellectuels, politiques et sociaux que Foucault a parcourus - et qui l’ont parcouru en retour, comme un frisson, un fourmillement ou un rire, modifiant chaque fois le sens et l’emploi de ses travaux.

Au lieu d’un portrait inchangé, une ligne brisée : quatre rubriques, comme quatre époques.

  • Prologue  : Partir des années 1980, où la disparition du philosophe coïncide avec un ensemble de mutations dont nous ne sommes pas encore sortis - quelque chose de nous naît en 1984, de cette ligne d’effondrement que semble ponctuer la mort de Foucault.
  • Contextes  : Depuis cette rupture, comme on enjambe une faille, remonter aux interventions politiques qui furent les siennes ; considérer, en somme, les années 1970, non telles qu’en elles-mêmes, mais en retenant ce qui, d’ici, se laisse voir et nous importe.
  • Usages  : Ensuite, revenir, nouvel enjambement : comprendre la manière dont, lisant Foucault, nous pouvons aujourd’hui en faire usage, le faire nôtre dans un monde qui n’est plus le sien.
  • Fronts  : Faire le pari, enfin, qu’à travers ces allers-retours du passé au présent, quelques morceaux d’avenir nous deviennent, de biais, perceptibles. Là où Foucault invitait à entendre « le grondement de la bataille », décrire comment les fronts de celle-ci tendent à se déplacer.

En un mot : faire d’un portrait un paysage, et d’un paysage, une arme.