Vacarme 27 / Cahier

Contrastes édifiants typologies / 2

par

Cartographie politique, suite. On sait depuis le dernier numéro que le conflit israélo-palestinien cristallise deux conceptions du mal, dont la concurrence fracture d’autres champs d’engagement : mal génocidaire versus mal colonial. Il s’agit cette fois de comprendre pourquoi la Tchétchénie n’est pas devenue un terrain de cet affrontement, alors que tout l’y voue.

1 À l’attention passionnée qui s’attache aux destins d’Israël et de la Palestine, il est instructif d’opposer la négligence dont la Tchétchénie est l’objet. Sans doute existe-t-il bien d’autres exemples susceptibles d’illustrer la faible corrélation entre le retentissement international d’une crise régionale et le nombre de morts qu’elle laisse dans son sillage : à cet égard, le peu d’écho rencontré par les guerres africaines — au Burundi, en République Démocratique du Congo, au Soudan... — demeure le témoignage le plus accablant de l’inégale répartition de la compassion et de l’indignation. Aussi n’est-ce pas parce que la violence qui ravage la petite république caucasienne excède encore celle qui sévit au Proche-Orient qu’il est éclairant de rapporter l’indifférence que suscite le sort de la Tchétchénie à l’intérêt soulevé par l’exacerbation des tensions entre Israéliens et Palestiniens. S’il vaut la peine d’interroger le contraste entre les réactions que provoquent les deux conflits, c’est plutôt parce que leurs protagonistes tiennent des discours remarquablement similaires. On repère en effet la même insistance sur le primat de la lutte contre le terrorisme du côté des gouvernements russe et israélien — ainsi qu’une obstination identique à faire des Présidents élus de l’Autorité Palestinienne et de la république de Tchéchénie-Itchkérie des répliques locales d’Oussama Ben Laden —, la même oscillation entre rhétorique anti-coloniale et invocation de la légitimité démocratique du côté des entourages d’Aslan Mashkadov et de Yasser Arafat — lesquels partagent également une propension croissante à munir leurs propos d’une dimension religieuse —, et enfin la même synthèse d’islamisme et de nationalisme du côté des partisans de Chamil Bassaev et des représentants du Hamas.

De telles analogies n’échappent pas aux observateurs russes, qui s’en servent aussi bien pour justifier que pour contester l’intransigeance affichée par leur Président : ainsi les relais du pouvoir déclarent-ils volontiers que des événements comme la prise d’otages au théâtre Nord-Ost et le récent attentat contre le métro moscovite inspirent au peuple russe des sentiments identiques à ceux qui animent le peuple israélien, à savoir une résilience sans faille mêlée à un refus de tout compromis avec le terrorisme ; quant aux rares critiques de la politique gouvernementale, ils évoquent eux aussi l’engrenage de la violence au Proche-Orient, mais pour soutenir que seul un processus de négociations avec les indépendantistes peut ramener la paix et la sécurité. Dès lors, tout en admettant que le génocide des juifs d’Europe et la colonisation du monde arabe confèrent au problème israélo-palestinien une résonance sans égale, il ne semblerait pas moins logique que les controverses relatives au bien-fondé de la politique russe et à la légitimité de la résistance tchétchène forment un reflet, pâle mais fidèle, des débats soulevés par l’occupation israélienne et l’irrédentisme palestinien. Or, en dehors de Moscou, il n’en est rien.

Ainsi peut-on d’abord constater qu’à l’exception notable de Silvio Berlusconi, les défenseurs occidentaux de la ligne « sécuritaire » d’Ariel Sharon manifestent rarement la même sollicitude à l’endroit de l’« opération de police » que Vladimir Poutine prétend mener contre les « bandits tchétchènes ». De même, à l’exception non moins notable des sympathisants d’Al-Qaida, il apparaît que la majorité des avocats de la cause palestinienne se désintéressent à peu près complètement de la situation tchétchène. Quant aux rares voix qui tentent de s’élever contre l’occupation de la Tchétchénie, force est de reconnaître qu’elles ne correspondent guère à la cartographie des prises de position suscitées par le drame du Proche-Orient : certaines d’entre elles appartiennent en effet au camp des propagandistes les plus convaincus de la guerre contre le terrorisme, y compris en Palestine, tandis que d’autres émanent de celui des critiques les plus farouches de l’impérialisme américain et de son allié sioniste. Davantage qu’une simple différence d’intensité entre les ardeurs militantes, c’est donc l’absence de conformité entre les engagements que provoquent les deux conflits, en dépit du parallélisme des justifications développées par les parties elles-mêmes, qui s’impose comme le trait le plus significatif de leur mise en regard.

Afin de comprendre pourquoi les apologistes de la sécurité israélienne et les thuriféraires de la résistance palestinienne éprouvent les mêmes réticences à étendre leurs plaidoyers au cas tchétchène, il est nécessaire de rendre deux hommages : l’un à la lucidité « performative » de George W. Bush, l’autre aux qualités de sphinx dont fait preuve Vladimir Poutine. Au premier, il revient d’avoir annoncé, quelques jours à peine après les attentats du 11 septembre 2001, que les considérations relevant de la géopolitique seraient désormais inexorablement polarisées par la question de savoir si les États-Unis sont le principal défenseur de la civilisation contre la barbarie ou au contraire le non moins principal fauteur d’injustices de la planète. Si la formule succincte dont le Président américain a usé en cette occasion — « vous êtes avec nous ou contre nous » — lui a attiré la condescendance de certains commentateurs, son impact n’en a pas moins démontré que la force d’un énoncé politique ne dépend ni de la précision de ce qu’il désigne ni de la subtilité de ce qu’il signifie mais bien des réactions qu’il parvient à assigner, c’est-à-dire de l’effet qu’il produit sur ses destinataires. Or, à cet égard, il est peu contestable qu’en dépit des efforts consentis pour récuser l’alternative « bushienne », bien rares sont les perspectives qui sont parvenues à lui échapper : car d’un côté, les réserves suscitées par l’unilatéralisme et la brutalité de l’administration républicaine cèdent rapidement le pas devant la conviction que les démocraties doivent s’unir pour faire face au péril représenté par le terrorisme islamiste et les régimes tentés de lui apporter leur soutien, tandis que de l’autre, les professions d’aversion à l’endroit du fanatisme théocratique et des dictatures en proie au courroux des dirigeants américains ne pèsent pas lourd face à la nécessité de privilégier la résistance à l’hégémonie des États-Unis.

Aussi est-ce bien à l’aune du succès remporté par la rhétorique réputée simpliste du Président des États-Unis qu’il faut mesurer le talent de Vladimir Poutine. D’une part, celui-ci s’est imposé comme un partenaire incontournable de George W. Bush, tant dans le combat contre le terrorisme que dans le sabotage des grands traités internationaux : protocole de Kyoto, Cour pénale internationale... Mais d’autre part, ce partenariat n’a nullement contraint le Président russe à approuver les campagnes militaires menées sans l’aval du Conseil de Sécurité de l’ONU. Plus généralement, l’adhésion de la Russie à l’alliance anti-terroriste n’a pas rendu ses dirigeants moins réfractaires aux ingérences étrangères dans les affaires des gouvernements légitimes, que ceux-ci soient accusés de détenir des arsenaux menaçants pour leurs voisins ou de maltraiter une partie de leur propre population. Or, fort de ce positionnement « équilibré », Vladimir Poutine a réussi à se ménager une même mansuétude de la part des maîtres d’œuvre de la politique américaine et parmi les militants de la paix qui ont empli les rues des capitales occidentales à la fin de l’hiver 2003. Car si les premiers se sont bien gardés de ranger le successeur de Boris Eltsine parmi les « munichois » de la « vieille Europe », les seconds n’ont pas davantage jugé que l’écrasement du peuple tchétchène devait lui valoir de figurer aux côtés des figures honnies de George W. Bush et d’Ariel Sharon.

Simultanément, hormis le chef du gouvernement italien, nul ne s’est aventuré à soutenir les mesures qui, selon Moscou, doivent ramener la paix en Tchétchénie et la sécurité en Russie : parce qu’il est à la fois inconvenant et inutilement risqué de justifier les méfaits d’un allié aussi équivoque que l’ancien officier du KGB, défenseurs et détracteurs de la mission civilisatrice de l’administration Bush se sont contentés d’observer un silence circonspect, lequel suffit amplement aux besoins de Vladimir Poutine. Autrement dit, les deux camps se sont accordés à occulter le problème tchétchène et ce, au moment même où les uns justifiaient leur soutien aux stratèges de Washington en invoquant la haine des juifs qui anime les ennemis les plus implacables de l’Amérique, tandis que les autres fondaient leur engagement sur l’oppression que le principal protégé des États-Unis inflige au peuple palestinien.

2 Reconnaître l’emprise de l’injonction à choisir entre deux combats prioritaires et mutuellement exclusifs — secouer le joug de l’Empire ou conjurer l’avancée de l’obscurantisme — permet donc de rendre compte du contraste entre l’attention prêtée au conflit du Proche Orient et l’occultation qui est le lot de la guerre de Tchétchénie. Il reste pourtant à s’interroger sur les conditions qui ont permis à cette alternative de s’imposer. Car si la polarité conjointement promue par George W. Bush et ses plus farouches adversaires est évocatrice de la vénérable joute entre défenseurs du « monde libre » et pourfendeurs de l’impérialisme, force est de constater qu’elle était largement absente des débats caractéristiques de la première décennie de l’après-guerre froide. Il y a dix ans, en effet, le siège des villes bosniaques et la mise en œuvre du génocide des Tutsis rwandais alimentaient une confrontation entre deux types de discours bien différents de ceux d’aujourd’hui.

Le premier d’entre eux se réclamait d’une entité appelée « communauté internationale » et constituait l’antienne de la plupart des gouvernements occidentaux, en dépit de leurs intérêts divergents. Selon ses propagateurs, la fin de la guerre froide était certes un heureux événement, puisqu’elle avait propulsé de nombreuses nations vers la modernité démocratique et libérale, mais dans certains cas, elle était également responsable de surprenantes régressions, au sens où la dissolution des blocs avait induit une violente résurgence de « haines ancestrales » entre communautés voisines ou imbriquées au sein d’un même État. Or, face à ces explosions de « guerres tribales », les amis de la communauté internationale appelaient celle-ci à ne pas prendre parti — contrairement aux habitudes des protagonistes de la guerre froide — et surtout à ne pas s’impliquer militairement. La nouvelle sagesse commandait plutôt d’afficher une impartialité sans défaut et, à cette fin, de dépêcher des diplomates soucieux de tenir des propos équilibrés et de l’aide humanitaire équitablement distribuée aux populations meurtries. Autrement dit, loin de se risquer à trancher des disputes complexes et réputées im-mémoriales, la communauté internationale se devait d’inviter tous les belligérants à se libérer de leur passé : soit à les convaincre de renoncer au sectarisme pathogène secrété par le sentiment de l’appartenance ethnique afin d’embrasser un avenir où ils jouiraient des bienfaits de la citoyenneté démocratique.

Pour leur part, les tenants du second discours objectaient que les guerres qui ensanglantaient les Balkans et la région des Grands Lacs n’étaient aucunement imputables à quelque retour d’une violence issue du fond des âges : selon eux les responsables des campagnes d’épuration ethnique, et à plus forte raison de l’exécution d’un véritable projet génocidaire, n’étaient autres que des mouvements et des régimes politiques parfaitement modernes, au sens où c’est bien au XXème siècle que leur nationalisme nourri de racisme phobique a trouvé sa pleine expression. Or, en vertu d’un tel diagnostic, une communauté internationale qui s’obstinerait à renvoyer dos à dos les nouveaux rejetons de la « bête immonde » et les victimes de leur idéologie n’accomplirait pas une mission de paix et de civilisation mais bien un acte de collaboration avec les bourreaux. Par conséquent, ce dont les États-Unis et leurs alliés européens se voyaient accuser n’était pas, comme aujourd’hui, de projeter inconsidérément leur puissance hors de leurs frontières mais au contraire d’affecter une impuissance qui, sous couvert de pacifisme et de souci humanitaire, laissait se perpétrer les plus atroces des crimes.

À cette controverse entre défenseurs d’une impartialité apaisante et partisans d’une interventionnisme peint aux couleurs de la résistance au fascisme, il est important de noter que ne prenaient part ni les futurs artisans de la politique étrangère de George W. Bush ni les héritiers de l’anti-impérialisme des années 1960 et 1970. Les premiers n’étaient pas plus disposés à s’interdire d’utiliser la force lorsqu’ils estimaient leur intérêt national en danger qu’à s’obliger d’y recourir pour toute autre raison ; aussi éprouvaient-ils la même antipathie pour le multilatéralisme revendiqué par les promoteurs de la communauté internationale et pour le culte des droits de l’homme auquel sacrifiaient leurs critiques. Quant aux seconds, s’ils taxaient volontiers d’hypocrisie la diplomatie impartiale et pacifiste revendiquée par les dirigeants occidentaux, ils ne jugeaient pas moins inconcevable d’embrasser une forme d’anti-fascisme dont l’éventuel succès les aurait contraints à se féliciter d’une intervention militaire menée par les États-Unis et leurs acolytes.

Pour rendre compte de la substitution d’un débat à un autre, entre les années 1990 et la décennie actuelle, on peut sans doute se contenter d’invoquer l’évolution de la situation réelle : indexer le renouvellement des discours sur l’arrivée au pouvoir d’une administration républicaine décidée à s’affranchir des contraintes de l’après-guerre froide — tant au plan de la concertation internationale qu’en termes de droits humains, sociaux et environnementaux — puis sur l’actualisation impériale de cette volonté d’affranchissement — après les attentats du 11 septembre 2001 — et enfin sur la réprobation soulevée par l’impudence des dirigeants américains, en particulier lors du « montage » de l’opération irakienne. Une pareille explication se révèle pourtant insatisfaisante, dans la mesure où la résurgence du discours anti-impérialiste et l’étiolement du discours « anti-fasciste » sont tous deux antérieurs à la prise de fonctions de George W. Bush. Retracer le croisement de leurs fortunes demande donc de remonter un peu plus arrière.

C’est en effet au mois d’avril 1999, lors du bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN, que les militants qui allaient devenir les fers de lance de l’opposition aux campagnes militaires de l’après 11 septembre sont sortis de leur torpeur. Au moment même où, après de longues tergiversations, les gouvernements occidentaux abandonnaient la rhétorique de la communauté internationale impartiale pour adhérer à la perspective de ses détracteurs, c’est-à-dire pour estimer qu’il était de leur devoir de faire cesser des exactions commises au nom de la pureté ethnique, les contempteurs de l’impérialisme retrouvaient soudain de la voix, pour dénoncer les nouveaux habits de l’hégémonie occidentale. Sans doute la réprobation que leur a inspirée la violation du territoire yougoslave n’a-t-elle pas totalement suffi au retour en grâce de leur sensibilité : car même parmi les militants les plus révoltés par l’insolence des dominants, certains éprouvaient encore quelques difficultés à trouver intolérable que Slobodan Milosevic soit arbitrairement empêché de déporter une population entière. Cependant, le mouvement était relancé et la suite des événements — à savoir l’échec des négociations israélo-palestiniennes, les élections d’Ariel Sharon et de George W. Bush, les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak... — s’est bientôt révélée beaucoup plus favorable à la régénérescence de l’anti-impérialisme.

Si les opposants à la campagne aérienne de l’Alliance Atlantique contre la Serbie se sont rapidement remis de la relative impopularité de leur position, symétriquement les partisans les plus enthousiastes de cette opération n’ont pu se prévaloir longtemps du succès de leur perspective. Bien qu’en août 1999, le précédent du Kosovo ait encore contraint les gouvernements occidentaux à libérer le Timor Est de la férule indonésienne — et le Conseil de Sécurité à autoriser que l’intervention soit patronnée par l’ONU —, dès le mois d’octobre de la même année, le silence gêné qui accompagnait l’invasion de la Tchétchénie par l’armée russe signalait que l’éclipse printanière de la Realpolitik avait pris fin.

Probablement ébranlés par la soudaineté de ce nouveau revirement, les critiques de l’inertie criminelle des démocraties ont été incapables de retrouver, à propos de la Tchétchénie, la pugnacité qui leur avait permis de contester l’humanitarisme dévoyé de la communauté internationale au Rwanda et en ex-Yougoslavie. En particulier, ils ne sont pas parvenus à utiliser le procès intenté à Slobodan Milosevic pour dissuader leurs dirigeants de soutenir Vladimir Poutine, alors même que les stratégies déployées par les deux hommes présentaient de considérables ressemblances. On peut en effet rappeler que pour arriver et se maintenir à la tête de l’État, les restaurateurs respectifs de l’honneur serbe et de la grandeur russe ont tous deux misé sur la stigmatisation d’un peuple désireux de s’émanciper de leur administration : bien plus, de même que le premier avait préparé la mise sous tutelle du Kosovo en accusant les représentants de la majorité albanaise de violences perpétrées par ses propres hommes de main, le second a lui aussi justifié l’invasion de la Tchétchénie en imputant au gouvernement de Grozny des attentats — à Moscou en septembre 1999 — dont seuls les affidés de Vladimir Poutine prétendent encore qu’ils n’étaient pas commandités par les services secrets russes.

À l’inefficacité des tentatives visant à mobiliser l’opinion contre la destruction de la société tchétchène a bientôt succédé le brouillage du discours auquel ces protestations se référaient. Au cours des années 1990, on l’a vu, les critiques de l’impuissance désolée affectée par la communauté internationale lui reprochaient de ménager des régimes qui se proposaient d’assurer le bonheur et la sécurité de leurs peuples en « purifiant » leur sol de communautés tenues pour allogènes et nocives. Or, depuis le début du nouveau millénaire, la détermination à traquer les complicités avec de tels projets politiques a cessé de réunir celles et ceux qui s’en réclament.

C’est d’abord l’échec du processus de paix au Moyen Orient qui a divisé les pourfendeurs du racisme phobique : alors que nombre d’entre eux ont réservé leurs foudres à l’indulgence des promoteurs de la cause palestinienne envers la judéophobie affichée par une portion croissante de leurs militants, d’autres, minoritaires, se sont plutôt alarmés des convergences, tant sur le plan de la rhétorique que sur celui des pratiques militaires et administratives, entre les partisans d’Ariel Sharon et les anciens maîtres de la Serbie. Ensuite, lorsque les néo-conservateurs les plus éloquents ont proclamé que le renversement du régime irakien s’inscrivait dans la lignée des opérations auxquelles les Bosniaques, les Kosovars et les Timorais devaient leur liberté — et dont les Tutsi rwandais auraient dû bénéficier — les hommes et les femmes qui avaient milité pour de telles interventions n’ont fait que confirmer leur division : les uns ont fait porter l’essentiel de leurs soupçons sur les troubles motifs des opposants à la guerre, oubliant pour l’occasion que la « lutte contre le terrorisme » revendiquée par l’administration républicaine permettait à certains de ses clients de mener une politique calquée sur celle des purificateurs de la décennie précédente, tandis que les autres se sont exclusivement concentrés sur le recul des libertés civiles et des droits de l’homme que représentait l’état d’exception illimité décrété par Washington, quitte à rejoindre un camp de la paix dont les principes directeurs — inviolabilité de la souveraineté nationale, priorité de la stabilité régionale, application consensuelle du droit international — sont précisément ceux qu’ils avaient combattus dix ans plus tôt.

Sans doute l’équité requiert-elle de reconnaître que le goût des dirigeants américains actuels pour les campagnes préemptives et unilatérales n’est pas particulièrement propice au rayonnement d’une critique de l’inertie et de la démission des démocraties occidentales. Il reste qu’en acceptant de se tenir à un usage sélectif de leur propre perspective, les anciens critiques de la communauté internationale participent activement à son déclin. Devenus les auxiliaires de causes qui ne sont pas les leurs, ils se révèlent aussi incapables d’infléchir les débats relatifs aux conflits médiatisés que d’arracher les autres à leur invisibilité.