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soupçons exploitables
par Michel Feher
À l’accusation lancée par Sarkozy d’avoir laissé filer l’antisémitisme, la gauche a répondu par un désordre embarrassé. Signe qu’il y avait là une stratégie du camp libéral pour diviser son adversaire et se poser en rempart exclusif contre la « judéophobie ». Manœuvre dangereuse : une partie de la gauche pourrait être secrètement soulagée de lui céder cette cause pour atténuer ses contradictions.
Par complaisance ou par pusillanimité, le gouvernement de Lionel Jospin aurait délibérément minimisé le nombre et la gravité des actes antisémites commis sur le sol français entre le début de la seconde Intifada palestinienne et l’élection présidentielle d’avril 2002. Parce que les auteurs de ces méfaits se recrutent majoritairement parmi les « jeunes issus de l’immigration », et non du côté de l’extrême-droite, les socialistes et leurs alliés auraient tenté, sinon de « couvrir » leurs agissements, du moins d’éluder la menace qu’ils représentent. Ce faisant, ils auraient pris le double risque de ranimer les pires angoisses au sein de la communauté juive et de ternir la réputation de la France dans le reste du monde civilisé.
Proférée à deux reprises par Nicolas Sarkozy, d’abord lors d’un voyage officiel aux États-Unis puis, à son retour, devant les membres de l’Assemblée Nationale, cette accusation a largement été tenue pour un faux pas du fougueux postulant à la succession de Jacques Chirac. Sans doute nombre de commentateurs, y compris à gauche, reconnaissent-ils une part de vérité dans les propos de l’ancien ministre de l’Intérieur. Toutefois, la majorité d’entre d’eux, y compris à droite, ont reproché à Nicolas Sarkozy d’avoir imprimé un tour exagérément politicien au problème si explosif de la recrudescence de l’antisémitisme en France. Faut-il conclure de cette opération apparemment manquée que le projet auquel elle répondait a lui aussi fait long feu ? La désapprobation rencontrée par le chef de file de la droite libérale signifie-t-elle que celle-ci devrait renoncer à se présenter comme la dépositaire privilégiée du combat contre la « nouvelle judéophobie » ? La suite des événements permet de suggérer que rien n’est moins sûr.
Tout en se réjouissant de voir que le procès qui leur était intenté se retournait contre son instigateur, les socialistes n’ont pas tardé à comprendre que la maladresse de leur adversaire ne les dispensait pas de réagir sur le fond. Aussi, quelques jours à peine après la diatribe de Nicolas Sarkozy, une association dont les relations avec le PS peuvent être qualifiées d’organiques a-t-elle appelé à une grande manifestation contre l’antisémitisme. Qu’une telle initiative revienne à SOS Racisme était assurément de bonne politique, puisque cette organisation, notoirement liée à la gauche modérée, est surtout connue pour son souci de dénoncer les discriminations subies par les fameux « jeunes issus de l’immigration », c’est-à-dire par la population d’où seraient issus les principaux responsables de la violence visant les juifs. En affichant clairement leur implication dans la manifestation organisée par leurs protégés, les dirigeants du Parti Socialiste entendaient donc signifier que leur conception de la citoyenneté et de la solidarité demeure le meilleur rempart contre la haine antisémite, même lorsque celle-ci surgit des quartiers défavorisés. Mieux encore, il s’agissait pour eux de démontrer que la lutte contre les autres racismes, et en particulier celui dont souffrent les habitants des quartiers défavorisés, n’a pas pour effet d’aveugler ses militants à la résurgence de l’antisémitisme mais au contraire de renforcer leur vigilance à son égard.
En répliquant sur le terrain choisi par son assaillant, le PS pensait bien être à même de récuser les soupçons d’indifférence et de lâcheté que Nicolas Sarkozy s’efforçait de nourrir à l’égard de la gauche. Il reste que le premier parti d’opposition est aussi le seul de son camp à s’être senti obligé de réagir de la sorte ; car au sein de la gauche non socialiste, la gêne que les initiateurs de la manifestation s’efforçaient de dissiper a largement cédé le pas à celle que suscitait la manifestation elle-même. Bien plus, un nombre considérable d’organisations se sont rapidement désolidarisées du mot d’ordre lancé par SOS Racisme : parmi elles, la Ligue Communiste Révolutionnaire, SUD, ATTAC, mais aussi la CGT, le Parti Communiste, les Verts, et, plus remarquable encore, la Ligue des Droits de l’Homme et le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples.
Pour les représentants de ces divers mouvements, une marche exclusivement consacrée à la condamnation des agressions dirigées contre les membres de la communauté juive présentait trois inconvénients majeurs. Tout d’abord, elle paraissait indûment restrictive : en droit, parce que l’antiracisme doit demeurer indivisible mais surtout en fait, parce que les violences islamophobes connaissent elles aussi un accroissement préoccupant. Ensuite, il était reproché à cette initiative de favoriser ce qu’elle prétendait conjurer : soit de faciliter, par l’entremise de généralisations hâtives, la stigmatisation d’une communauté arabo-musulmane déjà fragilisée et, ce faisant, d’entretenir en son sein un ressentiment propice aux dérapages qu’il s’agissait précisément d’empêcher. Enfin, les opposants à une manifestation uniquement préoccupée par la condamnation de l’antisémitisme craignaient qu’un tel événement ne serve les intérêts d’organisations et d’individus dont l’objectif principal consiste à faire passer pour antisémite toute critique appuyée de la politique israélienne. Jugeant donc que la démarche de SOS Racisme était à la fois déséquilibrée, contre-productive et susceptible d’être récupérée par les apologètes d’Ariel Sharon, la LDH, le Mrap et leurs alliés ont fait savoir qu’ils refusaient de s’y associer. Toutefois, conscients des risques d’un boycott pur et simple, ils ont plutôt choisi de défiler dans un cortège distinct de celui des organisateurs et d’opposer au mot d’ordre officiel un appel à combattre tous les racismes.
Indépendamment du jugement que l’on porte sur les réticences des marcheurs dissidents, force est de constater que leur décision de faire cortège à part conforte les arguments de ceux qui estiment que l’antisémitisme d’aujourd’hui prospère davantage à gauche qu’à droite. Plus exactement, la division des manifestants accrédite les allégations selon lesquelles certains milieux progressistes, qui se flattent de fustiger tous les racismes sans condition ni qualification, se montrent néanmoins plus nuancés lorsqu’il s’agit de réprouver la judéophobie : pour que celle-ci leur paraisse mériter une condamnation péremptoire, il faudrait en effet que ses propagateurs haïssent également les arabes et les musulmans ou, à défaut, que son procès s’accompagne de celui des violences et des discriminations dont sont victimes les arabes et les musulmans.
Dans le cas de la manifestation contestée, ce serait donc le souci d’équilibre affiché par les tenants d’un défilé contre tous les racismes qui, paradoxalement, exposerait leur biais : car si une pareille préoccupation les amène bien à souligner l’iniquité et les effets pervers d’un rassemblement consacré aux agressions subies par les seuls juifs, en revanche, on ne connaît guère d’exemple où elle les aurait conduits à exiger que la lutte contre la judéophobie soit inscrite au programme d’une marche de soutien à d’autres cibles d’exactions racistes. En outre, si l’indignation suscitée par l’occupation de la Palestine permet de comprendre que ceux qui l’éprouvent répugnent à défiler aux côtés de défenseurs inconditionnels du gouvernement israélien, les dénonciateurs de « l’antisémitisme de gauche » n’en ont pas moins beau jeu de signaler que seule la présence d’organisations sionistes provoque une telle intransigeance. Ainsi peuvent-ils notamment rappeler l’absence de scrupules équivalents lorsque, pour témoigner de leur opposition à la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école, nombre de mouvements représentatifs de la « gauche de gauche » n’ont pas hésité à partager des tribunes avec des associations proches des Frères Musulmans.
Bien que conçue pour signifier aux citoyens inquiets de la résurgence de l’antisémitisme que les tenants du libéralisme musclé ne sont pas leurs meilleurs représentants, l’initiative élaborée par le Parti Socialiste et son satellite associatif a donc eu pour principal effet d’exhiber la désunion de la gauche quant aux réponses qu’il convient d’apporter aux expressions de la « nouvelle judéophobie ». Sans doute la ligne de fracture soulignée par la division des cortèges existe-t-elle de longue date : depuis juin 1967 et aussi longtemps qu’a duré la Guerre Froide, c’est en effet peu dire que les membres de l’Internationale Socialiste et les mouvements se reconnaissant dans le tiers-mondisme ou l’anti-impérialisme ne s’accordaient ni sur le sens qu’il convenait de donner à l’expression « paix au Proche Orient » ni sur la relation qu’il s’agissait d’établir entre anti-sionisme et antisémitisme. Il reste que le réveil de ces dissensions » à partir de 1999 » s’inscrit dans un nouveau contexte dont plusieurs traits distinctifs méritent d’être relevés.
Premièrement, tant la résonance accrue des rhétoriques islamistes que la solidarité plus étroite éprouvée par une partie de la jeunesse des banlieues pour celle des territoires occupés contribuent à banaliser la substitution du mot « juifs » aux locutions telles que « partisans de l’occupation coloniale » ou « dirigeants israéliens ». Deuxièmement, le cynisme éhonté et la brutalité croissante du gouvernement Sharon ne laissent d’autre option à ses avocats que celle d’abaisser sans cesse le seuil critique au-delà duquel leurs adversaires peuvent être taxés d’antisémitisme. Enfin, troisièmement, il est désormais loisible à la droite française d’exploiter les frictions entre une gauche libérale (plus soucieuse d’échapper aux soupçons de judéophobie que de dénoncer le chantage de ceux qui les répandent) et une gauche radicale (moins préoccupée par les agressions judéophobes qui s’autorisent de la souffrance des Palestiniens, que par la stigmatisation » des arabes, des musulmans, des jeunes... » dont ces méfaits sont le prétexte).
Jusqu’aux années 1990, une pareille exploitation n’était guère envisageable car elle se heurtait à la fameuse « politique arabe de la France » : peu sensibles au point de vue israélien sur le conflit du Proche Orient, la diplomatie gaulliste et ses succédanés faisaient donc obstacle à toute tentative de captation de la lutte contre l’antisémitisme par les forces de droite. Or, la situation est aujourd’hui fort différente, dans la mesure où le déclin de l’influence française au sud de la Méditerranée s’accompagne de la fortune d’une politique sécuritaire dont le terrorisme islamiste est la justification ultime et les enfants d’immigrés la cible principale. L’émergence d’une droite libérale qui ferait du rejet inconditionnel de la judéophobie le trait distinctif de sa conception de la démocratie constitue par conséquent une hypothèse plausible. À cet égard, l’épisode de l’altercation entre Nicolas Sarkozy et les députés socialistes ne devrait pas trop décourager le premier, puisque ni les reproches dont il a été l’objet ni la promptitude de la riposte échafaudée par les seconds n’ont suffi à masquer le pouvoir corrosif que la question de l’antisémitisme exerce sur la gauche. Il reste alors à s’interroger sur l’évolution que connaîtrait cette corrosion si, à l’instar de son homologue américaine, la droite française s’engageait plus avant dans le projet de se poser en championne exclusive de la résistance à l’antisémitisme.
Du côté des opposants à la manifestation « monothématique » organisée par SOS Racisme, il est à craindre que certains militants, fatigués de se défendre contre les accusations de judéophobie, se sentiraient soulagés de pouvoir porter celles-ci, sans autre examen, au compte de la propagande conservatrice. Symétriquement, on peut également appréhender que, parmi les participants les plus enthousiastes à la marche contre les agressions antisémites, d’aucuns tireraient prétexte du soulagement des premiers pour rallier le camp libéral. Quant aux réfractaires à cette alternative, il est probable qu’ils vanteraient les mérites de l’« équilibre » dont les socialistes se réclament si volontiers, soit, en l’occurrence, du juste milieu entre le déni et la manipulation abusive du péril judéophobe.
Bien que ces trois positions ne soient nullement équivalentes, ni politiquement ni moralement, elle ont néanmoins en commun de proposer une échappatoire au malaise qu’engendre le conflit entre deux motifs d’indignation aussi légitimes que la multiplication des actes antisémites et la stigmatisation dont sont victimes les arabes et les musulmans. Or, c’est précisément parce qu’elle est de nature à aiguiser la tentation d’échapper à l’inconfort, que la manœuvre esquissée par Nicolas Sarkozy se révèle véritablement inquiétante. Car lorsque les circonstances imposent d’arbitrer entre deux causes dont la rivalité ne peut être surmontée, mais dont il ne peut davantage être question de se désolidariser, rien n’est plus précieux que l’irréductibilité d’une gêne : non pas parce que celle-ci permet de se défausser » même si, bien entendu, une pareille tentation existe aussi » mais parce qu’elle contraint de se cantonner à une rigoureuse casuistique. Assumer la persistance du malaise permet en effet de ne pas sacrifier la moitié de sa lucidité à la satisfaction de statuer une fois pour toutes, quitte à entretenir le risque de se fourvoyer à chaque instant.