Vacarme 30 / Cahier

Le flot et l’entaille Écriture et points d’arrêt / 1

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Écrire d’une part, travailler de l’autre. Deux camps distincts se disputent le sujet qui est leur pâture commune. Le travail salarié, le travail de la rémunération — dont les contenus sont fixés, explicites, qui doit prendre place dans des limites que l’on vous impose (si bien que dans ce cadre-là, il n’est pas question de temps mais de délais) — peut servir de matériau à l’écriture, il arrive alors que l’un des camps se nourrisse de l’autre, néanmoins l’évidence est là : on écrit à la marge sitôt que l’on est salarié. On connaît la mauvaise conscience chaque fois que la formule de Rimbaud nous traverse l’esprit, « penser exige de larges tranches de temps ». Le mot temps désigne ici des dynamiques imbriquées : temps de la rêverie, temps de la contemplation, temps du vide mental, temps du flot qui vient (pulsation alors), temps ensuite de la correction, des jets successifs. Autant de périodes dont les écrivains non professionnels ne savent à coup sûr quand elles pourront advenir. Puisqu’en ce qui les concerne la vie spirituelle le dispute à une vie cérébrale (que l’emploi exige), machinale, neutre, ce momentum qui sous-tend le fait d’écrire, ils le trouvent à la dérobée — grâce aux sursauts d’énergie, grâce aussi à la chance. Bref, ces écrivains ne savent au juste combien de temps ils pourront se livrer au travail voulu. Rivés à l’obligation de s’interrompre, à cette striure abstraite qu’impose le travail social, ils laissent vivre et pâtir en eux l’utopie d’un labeur qui soit une durée « organique » : le temps serait pris d’aller au terme de l’idée, du fragment de l’idée accessible à cette heure (ce jour, cette semaine, cette période de notre vie). On s’arrêterait lorsqu’on n’en peut plus, on ne veut plus, quand l’éros s’est affaibli. Non parce que « demain c’est lundi » ou parce que « je n’ai plus de congés ». Pour le salarié écrivain, les choses marchent sur la tête. Le travail vivant est repoussé dans les marges du travail officiel. La nécessité haute vit sous les diktats de la nécessité-qui-fait-loi. Le temps d’écriture devient objet de hantise (« quand donc vais-je le trouver ? »). Une contre-semaine de travail se dessine qui est la parodie de l’autre car pour sauvegarder de la durée vivante, on doit élever des horaires, des routines qui ressemblent fort à celles du jour d’employé, du « jour-homme ». L’adossement de ces deux contraintes antithétiques produit des effets pervers. Si je ne parviens pas au bout de l’œuvre en cours, si l’idée me déserte, c’est la faute à pas de temps. L’artificialité du salariat obère la naturalité propre à la vie de ma pensée. Donc, l’albatros baudelairien, à ceci près que nulle démission ne vient exaucer la décision de voler toujours. La vie salariée et la vie d’écriture sont parfois dans le même rapport que le bavard et le timide réunis par un dîner. Le second, cerné par les diatribes, entrevoit un éventail de réponses possibles ; le flot oratoire auquel il est soumis brusque la levée de ses idées. Le soulagement de devoir se tenir coi est cause de cette fécondité spirituelle dont il éprouve le gonflement et la fugacité.

L’employé-écrivain n’a pas les moyens d’une posture de puissance ; il n’est maître ni de ses hâtes ni de ses paresses. La contrainte extérieure a ce mérite de le renvoyer à ses études, de narguer ce rêve d’un monde conforme à cette écriture jaculatoire dont il caresse l’image. Faudrait-il séjourner six mois dans New York ou à Belle-Île-en-Mer pour rédiger quelque chose qui soit conforme à ce que l’on a en tête ? Eh bien non. Année après année, le sujet vit à moins de trente kilomètres de son lieu de travail. Davantage de temps, d’espace pour atteindre à ce point où l’écriture prend la main ? Où advient la liquéfaction du soi qui se transmue en Verbe ? Refusé. Et les Vacances, ces fameuses vacances (dont les bourses octroyées par le CNL constituent le fantasme institutionnalisé), se révèlent souvent, pour ce qui est du travail vivant, de piètres moments. Un vide simple, un élargissement qui n’a tenu aucune promesse. Tandis que l’écrivain professionnel vit, qu’il l’admette ou non, dans l’horizon de la commande, étant inféodé au rythme éditorial, celui qui ne l’est pas (si l’on écarte la troisième figure, du rentier à la Proust, à la Flaubert, figure aujourd’hui en voie d’effacement) a un pied sur chaque bord de la fosse océanique. « Ne rien voulant » d’un côté mais faisant quand même, « ne rien pouvant » de l’autre mais parvenant à pouvoir néanmoins ; éternellement un cran en dessous de ses aspirations, rabroué vis-à-vis de ce qu’il lui arrive de tenir pour de justes prétentions — à une harmonie préétablie, à une bonne volonté du socius qui offrirait miraculeusement une place au soleil à toute production non-marchande, inattendue. Bref, un deuil toujours repris, qui laisse cependant place à une rage quelque peu salubre. On s’époumone en vain, et donc pas pour rien.